par Morgan Lotz
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Durant la seconde moitié du 19ème siècle, la situation des bazaris s’est considérablement dégradée et la mainmise étrangère sur l’économie iranienne confisque au pays des ressources essentielles et freine considérablement son développement. Les étrangers présents en Iran au cours de cette période témoignent d’un mécontentement croissant vis-à-vis des souverains, dont les pertes territoriales importantes entretiennent mécontentement de la population, de même qu’un comportement qui est ressenti comme désintéressé envers le peuple de la part des souverains qâdjârs. Les Britanniques voient dans leurs multiples interventions, de même que celles des Russes, les raisons du maintien de la dynastie qâdjâre jusqu’au 20ème siècle.
La révolte du tabac constitue l’événement déclencheur et témoigne d’une situation s’aggravant pour la dynastie régnante. Tout commence en 1872, lorsque Nâsseraddine Shâh Qâdjâr négocie avec le baron de Reuter de multiples concessions, dont celle du tabac, lui octroyant le contrôle sur la croissance, la vente et l’exportation du tabac persan. L’attribution de ces concessions provoque une indignation générale parmi la population iranienne et suscite également la désapprobation du gouvernement russe. Le gouvernement britannique se montra quant à lui réticent devant des ambitions qu’il juge irréalistes. Dès lors, la pression nationale contraint l’année suivante Nâsseraddine Shâh à annuler cet accord, duquel il espérait tirer des ressources censées redresser l’économie iranienne déjà mal au point en raison de la mauvaise gestion perdurant depuis plusieurs années. Les bases d’une révolte nationale à l’encontre de l’appropriation étrangère des ressources iraniennes sont désormais actées, la population iranienne témoignant de son profond désir de sauvegarder sa souveraineté aussi bien économique que politique, de même qu’une telle idée d’impérialisme exacerbe les rivalités que se vouent les puissances européennes.
Cependant, Nâsseraddine Shâh ne retient pas l’enseignement que cette première fronde lui avait appris : le 20 mars 1890, il choisit d’accorder en l’échange de 15 000 livres sterlings la concession du tabac iranien au major britannique Gérald F. Talbot, désormais détenteur pour cinquante années du monopole sur la production, la vente et l’exportation du tabac iranien. De plus, l’état iranien perçoit un quart des bénéfices annuels nets ainsi qu’un dividende sur le capital fixé à 5%. Il est nécessaire de souligner que le tabac iranien est à l’époque un tabac très prisé des marchés étrangers en raison de son unicité et de sa qualité, de même que la demande intérieure ne cessait de croître. Le gouvernement russe émis dès septembre 1890 de retentissantes objections au motif que l’attribution de cette concession violait les règles de libre commerce stipulées par le traité de Turkmanchaï. N’y prétend guère d’attention, Nâsseraddine Shâh poursuivit son attribution.
Durant l’automne, le major Talbot vend la concession à l’Imperial Tobacco Corporation of Persia, établissant de la sorte une régie unique propriétaire du tabac iranien dont l’actionnaire principal n’était autre que le major Talbot lui-même. Cette régie détentrice du monopole ne laissait d’autre possibilité aux cultivateurs iraniens que de lui vendre leur production à un prix qu’elle seule pouvait fixer. Cette lucrative industrie employait à cette époque plus de 200 000 Iraniens pour qui le tabac garantissait un moyen de subsistance sûr, qu’ils soient bazaris ou agriculteurs. Désormais, la production de tabac et la permission de le produire sont réglementées par la Régie qui fixe l’offre et la demande au détriment des producteurs et des vendeurs iraniens : une telle situation a pour conséquence de briser l’équilibre économique instauré de longue date et de fragiliser des emplois qui furent jusqu’à présent garantis pour nombre d’Iraniens.
Le major Talbot se rendit en Iran en février 1891 afin de superviser l’installation de sa régie ; peu de temps s’écoule après sa venue que le souverain publie officiellement l’acte de concession, qui déclenche immédiatement des vitupérations à travers tout le pays. Bien que la colère gronde et que l’indignation se fait entendre, notamment par le biais de pancartes affichées dans les grandes agglomérations, le Premier ministre Amin Al-Soltân reçoit au mois d’avril le directeur Julius Ornstein pour lui assurer du soutien plénier que lui témoigne le gouvernement iranien, dont certains membres réceptionnent des missives anonymes rapportant le mécontentement populaire.
Des manifestations éclatent en ce printemps 1891, menées par les bazaris, avec en tête le riche marchand Hadji Mohammad Malek al-Todjar, pour qui cette concession menace directement les intérêts ; cherchant le soutien des moudjtahid[1], dont le rôle a toujours été d’une grande importance dans la vie religieuse shî’ite iranienne. Les manifestants sont dès lors rapidement rejoints par le clergé désireux de protéger les intérêts iraniens de la mainmise étrangère qui menacerait ce qu’ils considèrent être une communauté nationale religieuse. Cette notion peut paraître floue pour des Occidentaux du 21ème siècle ; elle est cependant à rapprocher de la chrétienté médiévale dans sa conception d’un univers où le domaine du divin a toute son importance et exerce par sa présence la raison même de l’existence et l’ordonnance de cet univers. De plus, une telle concession menace directement les intérêts détenus par le clergé à travers le waqf[2] et viole la loi islamique qui considère l’interdiction d’achat et de vente du tabac de plein gré par un individu comme illégale.
La contestation s’enracine rapidement à Téhéran, Tabriz et Shirâz. Les religieux, désireux pour certains de consolider leur pouvoir, sont rapidement rejoints par les intellectuels qui souhaitaient comme eux combattre la domination de l’Iran par des puissances étrangères, de même qu’ils espéraient l’obtention de droits civiques et l’affaiblissement d’une monarchie qu’ils jugeaient décadente dans ses devoirs. Lors des récoltes de 1891, plusieurs cultivateurs de la région de Kâshân vont sous l’égide de Mahmoud Zaim brûler leurs récoltes afin de manifester leur farouche opposition à ce monopole britannique. La situation s’envenime lorsque le shâh décrète en mai 1891 l’expulsion du pays du mollâ[3] Seyed ‘Ali Akbar, dont les prêches dirigés contre la concession sont parmi les plus écoutés à Shirâz. Ce dernier rencontre lors de son départ Djamal al-Din al-Afghâni qui s’empresse à sa demande d’adresser un courrier à l’ayatollah Mirzâ Hassan Shirâzi[4] dans lequel il l’appelle à défendre l’Iran contre un souverain qu’il n’hésite pas à qualifier de « criminel ». L’ayatollah envoie au shâh un télégramme pour l’avertir des troubles que l’octroi de la concession de tabac occasionne, sans succès. L’éviction de Seyyed Ali Akbar n’empêche guère les autres régions d’Iran de connaître une mobilisation sans précédent, fortement soutenue par les bazaris de Téhéran qui multiplient les lettres de protestation directement adressées au monarque. La contestation s’organise à travers tout le pays : à Ispahân est organisé le boycott (trouver mot français) du tabac avant même la promulgation de la fatwa de l’ayatollah Shirâzi, tandis que des manifestations ont lieu dans les villes de Mashhad, Kermân, Qazvin, Yazd et Kermânshâh. A Tabriz, ville azérie située dans une région qui n’est pourtant pas productrice de tabac, les bazaris ferment le bazar et les clercs leurs madrasas.
L’ayatollah Shirâzi décide en décembre 1891 d’émettre une fatwa[5] déclarant l’usage du tabac illégale aux yeux de la loi islamique. D’abord perçue avec scepticisme quant à la justesse de son fondement, les opposants se rangent très rapidement derrière cette fatwa lorsque l’homme de Science la confirme : dès lors, nombre d’Iraniens refusent de fumer à travers tout le pays, tandis que les bazaris s’associent à la fronde en fermant les bazars. Le Shâh et son Premier ministre Amin Al-Soltân ne peuvent enrayer le mouvement et se retrouvent dans une position fort délicate, allant même jusqu’à craindre une intervention russe. La fatwa est très largement suivie, tant par la population qui raffole du tabac jusqu’au point de le consommer dans les mosquées que par les femmes du harem royal qui cessent de fumer, alors que les domestiques du shâh refusent de lui préparer son narguilé. Devant les hésitations du gouvernement britannique de soutenir l’Imperial Tobacco Corporation of Persia, Nâsseraddine Shâh décide finalement d’annuler la concession en janvier 1892. Les problèmes ne sont pourtant pas résolus puisque l’annulation de la concession entraîne irrémédiablement le versement d’indemnités à l’entreprise lésée ; de difficiles négociations s’ouvrent alors et aboutissent finalement au versement de 500 000 livres prélevées des finances publiques iraniennes, ce qui laisse les finances du pays dans une situation des plus délicates, obligeant l’Iran à contracter un prêt auprès de la Russie.
Les conséquences pour l’autorité du shâh sont désastreuses, tant au point de vue politique que moral ; il n’en ressortira que plus hostile à l’encontre des Occidentaux, refusant désormais toute contribution européenne en Iran. Les manifestations démontrent quant à elle la détermination populaire d’entraver toute tentative d’appropriation des ressources iraniennes par des entités étrangères et le pouvoir du clergé dans le jeu politique iranien, pouvoir qui ne cessera dès lors de croître. Ce protectionnisme va s’enraciner dans les fondements intellectuels des Révolutions constitutionnelle de 1906 et islamique de 1979 et perdure encore aujourd’hui en Iran comme une véritable volonté d’émancipation de souveraineté nationale.
[1] Un moudjtahid est un savant musulman compétent pour prononcer une interprétation personnelle sur un élément de droit islamique, interprétation dénommée idjtihâd. Ses principes émanent de quatre sources : le Qorân, la Sunna du Prophètes et des Imâms pour les shî’ites, l’Ejmâ (c’est-à-dire le consensus unanime) et le Aql (l’organe de la connaissance dans notre monde pouvant se traduire par l’Intellect ou la Raison). Trois sortes de moudjtahid existent : 1) les moudjtahid fil-madh’hab, élaborant une synthèse dans le cadre d’une école juridique interprétative nommée madh’hab ; 2) les moudjtahid al-mutlaq al-muntasib, élaborant leur synthèse à travers des textes divergents toujours dans le cadre d’une école juridique interprétative ; 3) les moudjtahid al-mutlaq, dont les compétences leur permettent d’élaborer une synthèse issue de textes divergents sans se référer à une école juridique quelconque. Cette dernière catégorie est considérée comme exceptionnelle.
[2] Le waqf désigne les donations qu’un particulier offre à une œuvre pieuse et charitable pour une durée perpétuelle et dont les usufruits sont inaliénables et placés sous séquestre.
[3] La lettre h en fin de mot n’existe pas en persan ; son rajout en langue française provient peut-être de l’influence de l’orthographe des mots Allah et ayatollah. À noter que le mot mollâ est très peu usité en Iran, principalement utilisé dans les traductions ou dans les surnoms de certaines célébrités iraniennes, le mot désignant les religieux étant âkhound. Son équivalent sunnite est ouléma.
[4] Mohammad-Hassan al-Husseyni al-Shirâzi (né à Shirâz le 25 avril 1815 et décédé à Samarra, en Irak, le 20 février 1895) représentait l’autorité shî’ite suprême en Iran. Il entame ses études dès l’âge de quatre ans et les poursuit plus tard dans les villes d’Ispahân en 1832, puis en Irak, à Karbala et Nadjaf en 1845 aux côté du Sheikh Morteza Ansari. Il lui succède à sa mort en 1864. En 1874, il s’installe à Samarra et fonde le premier séminaire shî’ite de la ville, avant de revenir en Iran quelques années plus tard. Le doute plane concernant la mort de son fils Mohammad qui aurait été assassiné par des mercenaires britanniques.
[5] Une fatwa, signifiant en arabe « réponse », « éclairage », constitue un avis juridique rendu par un faqih dans le cadre d’une demande individuelle ou judiciaire concernant un point de jurisprudence. Elle est un avis religieux n’incluant pas forcément une condamnation et ne peut être appliquée qu’en cas d’adoption dans un cadre législatif islamique. Un faqih est nécessairement un ayatollah mais tous les ayatollahs ne sont pas forcément des faqih.