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Les Douze Imams dans le Chiisme

par Morgan Lotz

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Gens de la Demeure (Ahl al-Bayt), Quatorze Immaculés ou bien encore Sainte Famille, qui sont les Douze Imams du Chiisme ?

Lorsque l’on parle des Gens de la Demeure (Ahl al-Bayt), une interrogation se pose toujours : pourquoi le Coran ne suffit-il pas au croyant puisque qu’il est la parole de Dieu (Allâh) Lui-même ?

Pour le Shî’isme, la révélation du sens spirituel est encore à attendre, et c’est là la tâche herméneutique dont sont investis les Imâms. Cette révélation ne sera complète qu’une fois accomplie la parousie de l’Imâm caché, c’est-à-dire du XIIème Imâm qui reviendra de son occultation pour guider les croyants afin qu’ils ne s’égarent pas lors de la fin des temps.

La métaphysique shî’ite étant dominée par l’idée de Dieu inconnaissable, inaccessible et innommable dans son Essence, se dégage alors l’idée de son épiphanie dans un plérôme de quatorze entités de lumièremanifestées sur Terre : il s’agit des « Quatorze Immaculés », comprenant le Prophète Mohammad (590-633), sa fille Fâtemeh et les Douze Imâms, « Témoinsd’un autre monde et d’un monde autre. »[1]

Fatemeh Zahra, mère de la Sainte Famille

Fâtemeh al-Zahrâ (née vers 614 – 632), dont le nom al-Zharâsignifie l’« Éclatante », est la fille du Prophète et de son épouse Khadidja beit-Khuwaylid (née entre 555 et 560 – 619). Elle épouse ‘Ali en 624 et aura avec lui deux fils, Hassan et Hossein.

Première illustration de la présence des femmes dans l’Islam, elle n’hésite pas à prononcer un sermon dans la mosquée du Prophète pour dénoncer le premier calife Abou Bakr (573-634) qui venait de faire main basse sur Fadak. Elle décéda de ses blessures quelques jours après que les partisans d’Abou Bakr aient attaqué sa maison pour la forcer à lui prêter allégeance.[2] Conformément à ses dernières volontés, ‘Ali l’inhumera en secret pendant la nuit, sa tombe demeurant encore à ce jour inconnue.

La promesses à la mère, chantée par Hassan Ataei

Ali, le Ier Imam

‘Ali ibn Abi Tâlib (entre 600 et 605 – 661), Amir al-Mu’minin (« Émir des croyants »), cousin du Prophète devenu son gendre en épousant sa fille Fâtemeh, fut le premier homme à avoir cru Mohammad et s’être converti à l’Islam. Il est également le détenteur de la seule version intégrale du Coran qu’il rédigea au fur et à mesure que Mohammad révélait ce qui lui avait été enseigné.

C’est justement lors de l’assassinat du troisième calife Othman en 656 que la désignation d’Ali comme son successeur va provoquer une division au sein de la communauté des croyants : le gouverneurs de Syrie Mou’awiya (605-680) refuse de le reconnaître comme calife, et ce dernier, suivi par la majorité des musulmans, hérite du pouvoir politique à la faveur d’un arbitrage truqué – dit arbitrage « d’Adroh »[3] – et de plusieurs affrontements armés qui s’ensuivirent.

Estimant que « le jugement appartient à Dieu seul », les khâridjites[4] mènent alors une véritable guerre contre le califat nouvellement installé en se tournent vers la commission d’attentats terroristes, dont l’un coûta la vie à ‘Ali en janvier 661, mettant de la sorte un terme à son califat et ouvrant la voie à l’exercice du pouvoir califal de Mou’awiya et de la dynastie des Ommeyades.[5]

Hassan, IIème Imâm

Hassan al-Modjtabâ (l’« Élu » ou le « Choisi ») (624-669), fils aîné d’Ali et Fâtemeh, succède à son père comme calife mais finit par y renoncer au bout de six mois et trois jours après un accord avec Mou’awiya à qui il prête allégeance dans l’espoir de préserver la communauté des croyants. Retournant à Médine avec les siens, il y demeure dix ans jusqu’à son martyre, assassiné par le poison que son épouse Dja’da bint Ash’at avait dissimulé dans sa nourriture vraisemblablement sur ordre de Mou’awiya.

Hossein, le IIIème Imam et Prince des Martyrs

Hossein (626-680), deuxième fils d’Ali et de Fâtemeh honoré du titre de Seyed al-Shohadâ(« Prince des Martyrs »), est certainement l’Imâm le plus célèbre en raison de sa mort en martyr à Karbalâ’. Le matin du 10 moharam61 (correspondant au 10 octobre 680) s’engage la bataille de Karbalâ’ dans laquelle s’opposent le petit-fils du Prophète au calife Yazîd de la branche ommeyade qui lui ordonnait le serment d’allégeance (al-bay’ah), toujours refusé par celui-ci.

En début d’après-midi, plus de la moitié des partisans de Hossein sont déjà tués puis, lorsque tous sont tombés sous les coups, ‘Ali Akbar, l’un des fils de l’Imâm martyr rencontre à son tour le trépas. Vient un moment où, se retrouvant seul devant un tel spectacle, Hossein décide de sauver son dernier-né ; le prenant dans ses bras, il supplie pour le désaltérer d’un peu d’eau dont lui et les siens étaient privés depuis une semaine en raison de l’accès bloqué au fleuve, lorsque le nourrisson fut transpercé d’une flèche. Soudainement seul, Hossein reste sans défense.

Ses assassins s’approchent alors doucement de lui, hésitant à lui porter le moindre coup, quand l’un des assaillants le frappe subitement de son épée. Un second vient alors le poignarder dans le dos. Hossein s’effondre sur le ventre, le visage contre le sol – mort. L’un décide de lui trancher la tête et commande à vingt cavaliers de piétiner le corps qui sera abandonné sur place avec les autres dépouilles de ses compagnons, qui seront ensevelies le lendemain par les habitants d’un village voisin.

Tasbeeh al-Zahra, chantée par Hadj Mahdi Rasouli

Le lendemain de la bataille, ses assassins qui avaient emporté avec eux en guise de trophées les têtes de Hossein et de ses compagnons les firent présenter au calife Yazîd résidant à Damas. Dans ce triste voyage se trouvèrent captifs les épouses et les enfants de la famille de Hossein, dont sa sœur Zeynab et son dernier fils survivant, ‘Ali Zayn al-‘Abidin, le IVème Imâm.

al-Sadjâd, le IVèmeImam

‘Ali Zayn al-‘Abidin al-Sadjâd (l’« Ornement des hommes de piété ») (656 ou 659 – 711 ou 714), dont l’imâmat dura 34 années qu’il passa à Médine après son retour de Karbalâ’. Il est l’auteur de deux livres, un traité de droit et le Sahifa as-Sadjâdiya, recueil de prières destinées à guider le croyant vers Dieu. Semblablement à ce martyre devenu une tradition pour le Shî’isme, le calife ommeyade Walid ibn ‘Abd al-Malik ordonnera son assassinat par empoisonnement.

al-Bâqir, le Vème Imam

Mohammad al-Bâqir (676-733), dont le titre al-Bâqirse rapporte à l’expression bâqir al-‘ilmsignifiant « celui qui fend la connaissance », témoignant par là du souvenir d’une âme emplie de connaissance et de piété.

al-Sâdeq, le VIème Imam

Dja’far al-Sâdeq (le « Véridique ») (699 ou 702 – 765), dont l’imâmat dura lui aussi 34 années jusqu’à son assassinat par empoissonnement, fut réputé pour sa connaissance de la théologie et des hadiths.

al-Kazim, le VIIème Imam

Mousâ al-Kazim (745-799), qui dut affronter les persécutions du califat abbaside au point d’user de la taqîyya, la dissimulation pieuse, ce qui ne l’empêcha pas d’être arrêté lors de sa prière dans la mosquée du Prophète. Il sera occis par empoisonnement durant sa détention.

Reza, le VIIIème Imam

‘Ali al-Rezâ (770-818), le célèbre « Emâm Rezâ » dont l’incontournable mausolée se situe à Mashhad, en Iran, où il trouva la mort lorsque le calife al-Ma’moun le fit empoisonner tandis qu’il se rendait dans le Khorâsân pour répondre à son invitation.

al-Djavâd, le IXème Imam

Mohammad al-Djavâd (le « Magnanime » ou le « Pieux ») (811-835), qui mourut à l’âge de 24 ans, semble-t-il sous le coup d’un empoisonnement par son épouse répondant aux ordres du calife abbaside al-Mou’tasim.

al-Hâdi, le Xème Imam

‘Ali al-Hâdi al-Naqi (le « Guide » ou le « Pur ») (827 ou 830 – 868) ne connaîtra quant à lui que la résidence surveillée ordonnée par les califes abbasides à Sâmarâ’, où il finit son existence terrestre non sans avoir laissé le merveilleux Ziyârah al-djâmi’at al-kabiraregroupant l’ensemble des prières shî’ites.

al-Askari, le XIème Imam

Hassan al-Zaki al-‘Askari (l’« Intègre ») (845-874), lui aussi interné à Sâmarâ’ tout comme son père. De son mariage avec la princesse byzantine et chrétienne Narcisse (en persan Nardjès) naquit en 869 un fils qui achève ce plérôme des Douze Imâms :

Le XIIème Imam, le Mahdi

Muhammad al-Qâ’im (le Résurrecteur), le XIIème Imâm, le Guidé (Mahdi), l’Attendu (Montazar), la Preuve ou le Garant de Dieu (Hodjat), le pôle mystique de ce monde, celui qui, selon les paroles du Prophète, « remplira la Terre de paix et de justice comme elle est aujourd’hui remplie de violence et de tyrannie. Il combattra pour reconduire au sens spirituel (ta’wîl), comme j’ai moi-même combattu pour la révélation du sens littéral. » Son importance est telle qu’il est dans la conscience shî’ite une « simultanéité de pessimisme radical et d’indomptable espoir » selon Henry Corbin ; « […] c’est le dernier Prophète lui-même qui a annoncé celui que l’on devait attendre : l’Imâm, Sceau de la walâyatmohammadienne, est l’Imâm attendu (montazar). »[6]

Le Shî’isme : une voie d’amour

Le Shî’isme se définit comme une religion d’amour spirituel initiant à la connaissance de soi dans laquelle le Prophète est le sceau de la prophétie et l’Imâm le sceau de la walâyat. Walâyatsignifie « amitié » en arabe et se rapporte à la dilection et l’amour que professent les adeptes à l’égard des Imâms. Ce cycle de la walâyatconstitue une initiation progressive au sens intérieur, spirituel, ésotérique (appelé bâtin) des Révélations divines. Puisqu’il existe de la sorte un lien personnel entre le croyant et les saints Imâms, il n’est donc guère nécessaire de se grouper en confréries (tarîqat) et de suivre l’enseignement de shaykhspour être guidé.

On pourrait penser que l’Imâmat est une simple succession de pouvoir et d’autorité – il n’en est rien. Il est important de comprendre que l’Imâmat ne se transmet pas parce que l’Imâm successeur est le fils, mais qu’il est justement le fils parce que l’Imâmat se transmet à lui. L’Imâm est en fait un pôle mystique duquel se transmet la lumière divine qui illumine l’âme depuis le monde de l’Amour, monde que le Sheykh al-Ishrâq(« Maître de l’Illumination ») Shihâb al-Din Yahya Sohravardî (1155-1191) décrit comme Nâ-kodjâ Abâd(littéralement le « pays du non-où »), le monde au-delà du « lieu » de ce monde. Ainsi Henry Corbin qualifierait l’Imâm comme le « (…) mystère du chaque-fois-unique de tous les Uniques, de l’Un multiplié à l’infini par lui-même et qui est toujours l’Un unique. »[7]

Les paroles prononcées par les Imâms shî’ites complètent donc celles de Dieu et de son prophète en devenant ce que Mohammad Ali Amir-Moezzi qualifie de « Qorân parlant ». Les Imâms, herméneutes de la Parole divine, révèlent le sens caché du Livre saint :

« Sans l’explication de l’imam, l’Écriture sainte ne demeure que lettre close puisqu’inintelligible et par conséquent inapplicable. »[8]

Cette situation n’annule point le respect des Shî’ites pour le Prophète, contrairement à ce que prétendent les diffamations sunnites. Christian Jambet rappelle que « L’imamat consiste donc dans le fait, pour l’imâm, d’être la « preuve de Dieu » (hojjat). De même qu’en son temps le prophète témoignait pour Dieu, l’imâm rend possible la connaissance gnostique, intérieure de la divinité, par la délivrance du sens caché de la parole divine. »[9]

La dévotion au Prophète, à sa fille Fâtemeh et aux Douze Imâms – les Quatorze Immaculés – qu’éprouve le cœur shî’ite est une éthique, une chevalerie, et, pour reprendre le mot de Nietzsche à propos du Bouddhisme, une « hygiène ». Le Shî’isme, c’est la religion positive (shari’at) qui s’efface devant la vérité gnostique (haqiqat), l’exotérique (zâhir) qui se trouve dépassé pour recevoir l’illumination de l’ésotérique (bâtin).


[1] Henry Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, col. Tel, 1991, tome I, p. 67.  

[2] Alors que ‘Umar se voit refuser l’entrée du domicile de ‘Ali et Fâtemeh pour leur extorquer l’allégeance au premier calife Abou Bakr qui vient de prendre le pouvoir quelques jours après la mort du Prophète, il décide d’incendier la porte de leur demeure pour y entrer de force. La suite nous est narrée par Sulaym ibn Qays al-Hilâli, l’un des premiers chroniqueurs de l’Islâm, d’ailleurs contemporain des événements qu’il décrit. « Fâtima se dressa devant lui et se plaignit en s’écriant : ‘ô mon père, ô Envoyé de Dieu !’. ‘Umar brandit son sabre gardé dans étui et la frappa violemment sur les côtes. Fâtima cria encore une fois en invoquant son père. ‘Umar la frappa au bras avec son fouet. […] À ce moment, ‘Ali surgit, attrapa ‘Umar par le collet, le plaqua au sol et commença à le frapper violement au visage et au cou, cherchant réellement à le tuer. […] ‘Umar demanda de l’aide. Ses gens entrèrent. ‘Ali se précipita vers son sabre… Qunfudh et ses hommes l’attaquèrent le jetèrent à terre, l’immobilisèrent, le ligotèrent et lui passèrent une corde au cou. Fâtima barra la porte [pour les empêcher d’emmener son époux]. Le maudit Qunfudh lui asséna un violent coup de fouet de sorte qu’elle en porta la trace jusqu’à sa mort [survenue peu de temps après]. […] En effet, ‘Umar lui avait ordonné de frapper Fâtima si elle s’interposait pour défendre ‘Ali. C’est pourquoi [après l’avoir frappée] Qunfudh coinça violemment Fâtima au travers de la porte de sa maison de sorte qu’elle eut la côté brisée et perdit l’enfant qu’elle portait dans le ventre. À partir de ce jour, elle n’a pu quitter son lit et mourut en martyre… » Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, Éditions du CNRS, collection Biblis, 2020, pp. 46-47.  

[3] Dominique Sourdel, L’Islam, PUF, col. Que sais-je ?, 1979, pp. 75-76.

[4] Appartenant à l’un des mouvements les plus sectaires, parfois considéré comme une troisième branche de l’Islâm, ils soutiennent d’abord ‘Ali en raison de leur récusation de l’arbitrage fallacieux d’Adroh mais finissent par s’opposer à lui et sont vaincus par les troupes alides lors d’une bataille rangée le 17 juillet 658.  

[5] Gaston Wiet, Grandeur de l’Islam, éd. Kontre Kulture, 2014, p. 68.  

[6] Henry Corbin, En Islam iranien, tome IV, p. 305.  

[7] Henry Corbin, En Islam iranien, tome I, p. 290.  

[8] Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, p. 124.  

[9] Christian Jambet, La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Verdier, 1990, p. 299.