À l’occasion de la parution de son livre L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Henry Corbin s’entretient sur le sujet avec Pierre Sipriot et et Mounir Rafez.
Henry Corbin (1903-1978) est mondialement reconnu comme l’un des plus éminents penseurs occidentaux du XXème siècle. Parmi les érudits les plus respectés et admirés, il fut à la fois philosophe, traducteur, orientaliste et historien, spécialisé sur le Chiisme et plus largement sur la spiritualité des mondes islamiques et iraniens. Ses nombreux travaux comptent notamment des traductions inédites des penseurs iraniens parmi les plus importants.
En 2006, les éditions Frémeaux & Associés publièrent un coffret de trois cédéroms intitulé La philosophie islamique. Celui-ci présente quinze enregistrements sonores d’Henry Corbin, soigneusement sélectionnés et présentés par Christine Goémé.
Ibn ‘Arabi, le pèlerin soufi en quête de l’Orient
Ibn ‘Arabi naît en 1165 à Murcie, dans le Sud de l’Espagne, et meurt en 1240 à Damas, après avoir voyagé en pèlerin à La Mecque et dans presque tous les pays du Maghreb et de l’Asie du sud-ouest. Contrairement à la tendance à migrer d’est en ouest, il entreprit son voyage d’Occident vers l’Orient, se décrivant lui-même en tant que « pèlerin de l’Orient ».
Il laisse derrière lui une œuvre immense, témoignant d’une grande culture qui lui vaudra le surnom de « Fils de Platon ». Tandis qu’Averroës cherchait à promouvoir ce qu’il considérait comme la pensée authentique péripatéticienne dans l’Islam, Ibn ‘Arabi s’en est radicalement éloigné, s’opposant de la sorte à l’Islam orthodoxe. Sa spiritualité est étrangère à toute réalité ecclésiastique, à toute religion littérale et dogmatique, ne se laissant aucunement réduire à un magistère ou à un conformisme collectif. Sa rencontre avec Dieu est solitaire, une union du Seul avec le Seul, une unio sympathetica dans une religion à la fois prophétique et mystique.
Disciple de l’amour et maître de la sagesse
Pour y parvenir, le sage doit devenir le disciple de Khezr, devenir Khezr lui-même. Khezr est le maître spirituel invisible du mystique. Selon le Coran, il est une expression de l’Esprit Saint. Seul le disciple de Khezr découvre le Nom sous lequel chacun connaît son Dieu, ainsi que le Nom par lequel son Dieu le connaît. Il atteint ainsi la vérité mystique ésotérique qui surplombe la Loi, accède à la Source de la Vie, et devient lui-même l’Éternel Adolescent. Pour progresser sur cette voie, le sage, le soufi qui possède déjà la connaissance philosophique et l’expérience spirituelle, deviendra un fidèle d’amour.
Selon Ibn ‘Arabi, l’initiation à la dialectique de l’amour se fera par la rencontre d’une Iranienne d’une beauté extraordinaire, une figure théophanique de la Sophia aeterna, avec laquelle il restera lié jusqu’à sa mort. Cette association de la sagesse, de l’amour et de la beauté en tant qu’expression de la divinité caractérise la théosophie d’Ibn ‘Arabi et justifie son héritage platonicien. Elle explique également la méfiance et l’hostilité du l’institutionnalisation islamique officielle envers lui. Du côté chrétien, la pensée d’Ibn ‘Arabi demeure malheureusement inconnue.
L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî
Dans son ouvrage L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi paru en 1958, Henry Corbin explore un aspect méconnu de la pensée arabe du Moyen Âge à travers la figure charismatique d’Ibn ‘Arabi, considéré comme l’un des plus grands mystiques de tous les temps. Henry Corbin cherche à révéler comment cette ignorance, largement entretenue par l’Islam orthodoxe, appauvrit et limite la pensée occidentale.
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Pour mieux appréhender la vision prophétique d’Ibn ‘Arabi, Henry Corbin devient son disciple et se plonge dans des passages remarquables de sensibilité mystique et de profondeur spéculative. Selon lui, la philosophie d’Ibn ‘Arabi ne peut être dissociée de son expérience mystique. L’unification de la philosophie et de la spiritualité est un impératif selon Ibn ‘Arabi. Une expérience mystique sans une solide formation philosophique risque de s’égarer et de se dégénérer. Il souligne également que cette intention de concilier philosophie et spiritualité est caractéristique de la pensée iranienne du XIIème siècle. Aussi suggère-t-il qu’en ressentant cette intention avant d’aborder le livre, il est possible que nous nous trouvions mieux équipés pour résoudre le conflit qui divise encore de nombreux chrétiens d’Occident : celui entre théologie et philosophie, foi et savoir, symbole et histoire.
Il nous montre également que l’Imagination, telle que conçue par le soufisme d’Ibn ‘Arabi, joue un rôle crucial dans la réalité de l’être, en dévoilant sa richesse et son rôle irremplaçable. L’Imagination agit comme un médiateur, créant un monde lumineux d’Idées-Images selon la cosmographie mystique. Ce monde est l’ombre de Dieu, une projection d’une silhouette ou d’un visage dans un miroir.
L’Imagination créatrice et la prière réalisatrice
L’imagination théophanique joue un double rôle en tant qu’Imagination créatrice imaginant la création et en tant qu’Imagination créaturelle imaginant le Créateur. Ibn ‘Arabi désigne ces deux termes de ce couple comme « Créateur-création » ou plutôt « Créateur-créature », une coincidentia oppositorum, c’est-à-dire une simultanéité de complémentaires opposés et non de contradictoires. C’est grâce à l’Imagination active que cette union se réalise et définie notre connaissance de la divinité. Il s’agit d’une union théophanique (du point de vue du Créateur) ou d’une union théopathique (du point de vue de la créature), et en aucun cas d’une union hypostatique.
Revenir à son Seigneur signifie réaliser l’union éternelle du fidèle et de son Seigneur, qui ne se rapporte pas à l’essence divine dans sa globalité, mais à son individualisation sous l’un ou l’autre de ses Noms. Cependant, si le fidèle perd sa connexion avec son Seigneur, alors son moi devient hypertrophié et se transforme rapidement en impérialisme spirituel. La coincidentia oppositorum nous protège de cet impérialisme. C’est pourquoi notre prière ne sera jamais une demande de quelque chose mais un moyen d’exister et de faire exister. C’est à travers la prière que notre être se réalise, la prière étant créatrice.
Cette créativité de la prière est liée à son sens cosmique. Ce sens si bien perçu par Proclus, une importante figure du néoplatonisme tardif, dans sa prière de l’héliotrope. On voit ainsi le soufisme reproduire, en Islam même, les démarches mentales de la conscience mystique connues par ailleurs, notamment en Inde.