par Morgan Lotz
Tous droits réservés
La Seconde Guerre mondiale en Iran est très fortement méconnue en Occident, voire oubliée pour la plupart de ses aspects. Saviez-vous que des réfugiés polonais furent accueillis en Iran ? Que le consul d’Iran à Paris sauva plusieurs milliers de Juifs condamnés à la déportation ? Que ce même consul put compter sur l’aide d’un médecin ouzbèk et d’un avocat mulhousien ? Que des Iraniens s’engagèrent dans l’armée française en 1940 ?
Cet article commencera par présenter un résumé de la Première Guerre mondiale et étudiera brièvement l’évolution politique et historique de l’Iran au cours des années 1920 et 1930 pour mieux comprendre le contexte de la Seconde Guerre mondiale en Iran. Une première partie présentera l’invasion de l’Iran en 1941, une seconde ses aspects les plus méconnus et enfin une troisième présentera la période comprise entre 1942 et 1945.
Introduction :
Histoire et évolution de l’Iran de la Première à la Seconde Guerre mondiale
I – La Première Guerre mondiale en Iran
Afin de bien comprendre la politique iranienne pendant la Seconde Guerre mondiale, il est nécessaire de bien comprendre les raisons qui poussèrent Rezâ Shâh à choisir certains rapprochements diplomatiques ou motiver certaines décisions pour réformer le pays. L’Iran du début du 20ème siècle est dominé par la Russie tsariste et la Grande-Bretagne qui exercent une sorte de protectorat partagé allant pour les Britanniques du sud du Pakistan jusqu’à la moitié sud et est de l’Iran à travers ce qu’ils nommèrent l’ « Empire des Indes ».
Stratégiquement situé entre trois belligérants, les Ottomans, les Britanniques et les Russes, et doté d’importantes réserves de pétroles, l’Iran, officiellement neutre pendant la Première Guerre mondiale, a tout de même subi les velléités du conflit. Tentant de rallier à leur combat de nombreux chefs locaux dont la chute des Qâdjârs favorisait les désirs d’indépendance, cette campagne militaire dénommée « Campagne de Perse » verra s’affronter de décembre 1914 à octobre 1918 les troupes russes et britanniques principalement venues de l’Empire des Indes (le Raj britannique) et les troupes des Empires centraux, notamment les Empires ottoman et allemand.
Le principal affrontement consiste en l’avancement à travers l’ouest iranien des troupes russes pour rejoindre la garnison britannique de Kut, en Irak, alors assiégée en cette fin d’année 1915 par les Ottomans. Les troupes russes n’arriveront jamais à temps, positionnées à 90 kilomètres de la frontière irakienne lorsque la garnison de Kut capitule le 29 avril 1916. L’un des objectifs russes prévoyait d’atteindre le golfe Persique afin d’y établir une infrastructure portuaire, ce qui n’arrivera pas. Quelques accrochages se produisent toujours régulièrement dans le secteur d’Hamadân, située à l’ouest de l’Iran.
Parallèlement, Wilhelm Waßmuß, un fonctionnaire du consulat allemand en Perse surnommé « le Lawrence allemand », parvint à convaincre ses supérieurs de Constantinople – l’actuelle Istanbul, en Turquie – de sa capacité à fédérer les tribus iraniennes pour se révolter contre les Britanniques. Admirablement intégré à la culture iranienne, portant jusqu’aux vêtements des populations locales, il établit ses premiers contacts en 1915 et distribue des brochures incitant à la révolte jusqu’à sa capture par un chef local qui le remet aux Britanniques ; il parviendra finalement à s’échapper et à regagner son camp.
Prise par la Révolution bolchevique en 1917, la Russie n’est alors plus en mesure de défendre la région du Caucase devant l’avancée des armées ottomane et allemande. En janvier 1918, le général britannique Lionel Dunsterville est alors envoyé en Azerbaïdjân afin d’empêcher la prise des installations pétrolifères de Bakou. A la tête d’un groupement surnommé la « Dunsterforce », composée de véhicules blindés, de quatre avions et de 1000 soldats venant de Grande-Bretagne, d’Australie, du Canada et de Nouvelle-Zélande ainsi que de 300 cosaques « blancs », restés fidèle au Tsar, Dunsterville traverse l’Iran en contournant Tabriz. Les Britanniques gagnent l’Azerbaïdjân où débute la bataille de Bakou en juin 1918. Les combats éclatent dans la ville même le 26 août lorsque l’armée islamique du Caucase lance une offensive contre les forces britanniques stationnées dans la ville. Devant une situation s’aggravant, les Britanniques évacuent finalement la ville le 14 septembre pour se replier à Bandar-é Anzali, en Iran.
Les Iraniens sont aussi confrontés directement aux forces ottomanes : ainsi le commandant des forces ottomanes en Mésopotamie, Halil Pacha (1882-1957), gouverneur de la province de Baghdad et commandant de la 6ème armée turque à partir de 1915, va superviser le génocide des Arméniens et des Assyriens dans l’est de la Turquie mais aussi en Iran où des Iraniens seront également massacrés. Le chef kurde Simko Shikak (1887 – assassiné en 1930) va quant à lui mener le combat contre les Iraniens et prendre part aux massacres des Assyriens en Azerbaïdjân occidental dans les villes de Khoy et Salmas où il assassine le patriarche assyrien Simon XIX Benjamin en mars 1918.
Une délégation iranienne fut envoyée à la conférence de la paix de Paris en 1919 afin de réclamer le remboursement des dommages de guerre, ainsi que le rétablissement des frontières iraniennes avant l’invasion russe du 18ème siècle et l’annulation des avantages accordés aux étrangers. Malheureusement, le gouvernement britannique l’empêchera de se rendre à la conférence et aucune demande ne fut par conséquent portée à la connaissance des diplomates en charge du Traité de Versailles.
II – Contexte et évolutions historiques des années 1920 et 1930
1) La fin de la dynastie qâdjâre et l’avènement de la dynastie pahlavie (1925)
Depuis 1909, Ahmad Shâh Qâdjâr occupe le Trône du paon. Jugé peu puissant et incapable d’affronter les troubles internes en Iran et les intrusions étrangères, il ne parvient guère à faire cesser l’occupation de vastes étendues du territoire iranien par les troupes soviétique et britannique depuis le début de la Première Guerre mondiale.
La Révolution soviétique de 1917 n’avait rien changé à la situation iranienne. Un mouvement révolutionnaire voit le jour en 1920 dans la province du Gilân, située au nord du pays : dirigé par Mirzâ Koutchek Khân, les Jangalis sont assistés par l’Armée rouge et fondent au mois de mai 1920 la République socialiste soviétique de Perse, qui sera par la suite écrasée par Rezâ Shâh.
Craignant la contamination révolutionnaire bolchevique en Iran qui aurait représenté un danger pour le Raj britannique, les Anglais décident une action dont les conséquences s’avèreront bien plus importantes qu’ils ne l’eurent prévu. Ayant maintenu une mainmise depuis le 19ème siècle sur l’Iran, dont est imputable la mauvaise situation économique et le partage avec les Russes de nombreuses régions du territoire, les Britanniques tentent d’établir au moyen du traité anglo-persan de 1919 une zone tampon le long des zones frontalières irano-soviétiques et d’imposer un protectorat. Intrinsèquement refusé par les Iraniens, dont le souvenir d’une Perse bradée aux étrangers depuis plusieurs décennies les blessait, le Parlement refuse de ratifier le traité qu’Ahmad Shâh avait pourtant signé à contrecœur. Mécontents de cette situation, les Britanniques décident alors d’imposer par la force un nouveau chef de gouvernement qui saura satisfaire leurs exigences. Leur choix se porte sur le journaliste Seyyed Zia’eddin Tabâtabâi qui deviendra Premier ministre de février à juin 1921 et sur le général de brigade Rezâ Khân qu’ils eurent nommé commandant de la Brigade cosaque en 1918 en raison de sa popularité et de sa capacité à contrôler le pays devenu très instable, cela en dépit de leur préférence pour un officier anglophile. Hostile aux Britanniques et ne cautionnant aucunement le traité anglo-iranien de 1919, de même qu’il voit dans ce complot ourdi par la Grande-Bretagne la prolongation de leur contrôle et de la déchéance de l’Iran, Rezâ Khân voit en cette occasion l’opportunité de jouer un rôle d’envergure dans le pouvoir iranien.
Ainsi, dans la nuit du 20 au 21 février 1921, profitant d’une situation politique des plus confuses et désordonnées, Rezâ Khân parvient-il avec seulement 2000 hommes à prendre le contrôle de Téhéran sans qu’aucun combat n’éclate. Dépouillé de ses pouvoirs, Ahmad Shâh le nomme alors sardâr-é sepâh(c’est-à-dire « chef de l’armée ») le 1er mars et Ministre de la Guerre le 22 avril. Une célèbre affiche placardée sur les édifices publics le 21 février proclamant un message signé au nom de Rezâ Khân à la population sous le titre de « Moi, j’ordonne… » dévoile déjà son nouveau rôle d’homme fort à la tête du pays, réformateur de l’armée rétablissant l’ordre public et la sécurité nationale, animé d’un ardent nationalisme iranien. Il est nommé Premier ministre le 28 octobre 1923, fonction qu’il cumule avec celles de généralissime des armées et ministre de la Guerre jusqu’au 1er novembre 1925, lendemain du dépôt d’Ahmad Shâh par le Parlement. L’ancien shâh d’Iran avait déjà quitté le pays depuis deux ans pour des raisons de santé et vivait en France, où il mourut en 1930 à Neuilly-sur-Seine. Son décès marque la fin officielle de la dynastie qâdjâre en Iran : Rezâ Khân devient désormais le nouveau souverain, connu sous le nom de Rezâ Shâh Pahlavi.
2) Les réformes militaires de Rezâ Shâh et la modernisation de l’armée iranienne
La modernisation de l’armée iranienne entreprise par Rezâ Shâh Pahlavi dès sa prise de pouvoir va permettre à l’Iran de tisser des liens diplomatiques et commerciaux avec plusieurs puissances européennes. Bien que le projet de constituer une marine de guerre iranienne fut porté par Amir Kabir sous le règne de Nasseredin Shâh (1848–1896), son assassinat mit fin à ce projet, faute de poursuivant.
L’établissement d’une marine de guerre exigeait pour l’Iran un soutien étranger qu’il trouvera discrètement en Italie dans le courant des années 1920. Mussolini y voit la possibilité de contrer les Britanniques en développant une menace maritime dans la région du Golfe persique. Douze bâtiments dont deux croiseurs sont commandés et des ingénieurs iraniens sont envoyés en formation en Italie.
Des usines d’aviation militaire et d’armement sont créées dans la région de Téhéran sous l’emblème shâhbâz, signifiant « faucon royal ». L’Armée de l’Air persane est établie par Rezâ Shâh dès 1921 comme branche des Forces armées impériales : elle ne devient opérationnelle qu’en février 1925 avec l’achèvement des formations des pilotes. Les Etats-Unis ayant refusé de livrer du matériel militaire à l’Iran dans les années 1920 en invoquant un traité de 1918, Rezâ Shâh se tourne alors vers des fournisseurs européens, notamment la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui fourniront les avions nécessaires à l’Armée de l’Air. Prévoyant aussi la modernisation de son infanterie, Rezâ Shâh envoie les jeunes officiers en formation dans les académies militaires européennes ; ils reviendront en Iran dès 1930 pour intégrer l’Armée de terre impériale perse et former la nouvelle Académie militaire où trente officiers français viendront former les officiers iraniens, recevant un grade dans l’armée iranienne pour leurs services rendus.
3) La politique de modernisation de l’Iran menée par Rezâ Shâh
Inspiré par son voisin turc Mustapha Kemal Atatürk, Rezâ Shâh entreprend également la modernisation de l’Iran en appliquant une politique d’occidentalisation avec l’aide de pays européens comme la France, l’Allemagne et la Suède, prenant soin d’écarter l’URSS et l’Angleterre anciennement colonisateurs. Les Britanniques seront d’ailleurs fortement irrités par l’important partenariat commercial avec l’Allemagne – commencé dès la République de Weimar – qui devient en 1939 le premier partenaire commercial de l’Iran, exportant en échange près de 10 millions de tonnes de pétrole en 1938. En 1940, la moitié des importations iraniennes proviennent d’Allemagne, tandis que 42% des exportations iraniennes y sont destinées.
Cependant, les différents modèles fascistes se développant en Europe fascinent Rezâ Shâh qui y décèle une source d’inspiration pour son projet de moderniser l’Iran. Des organisations de jeunesses sont créées et se développent et des personnalités comme le général Mohammad Fazlollâh Zâhedi manifestent leur sympathie nazie en favorisant des rapprochements économiques et diplomatiques. La position de l’Iran demeure pourtant claire, le pays reste neutre.
4) Les relations entre l’Iran et l’Allemagne dans les années 1930
Sous le règne de Rezâ Shâh, l’Iran tisse de nombreux partenariats et échanges commerciaux avec des pays européens, en particulier la France, l’Allemagne et l’Italie. N’ayant guère de sympathie pour Mussolini, le souverain iranien ne cache cependant pas son admiration pour Hitler, dont les réussites économiques qui permirent à l’Allemagne de se redresser et de s’ordonner l’inspirent, semblablement à bon nombre de personnes dans les années 1930 au cours desquelles l’étendue des crimes nazis n’était pas encore réellement connue. Partenaire économique privilégié, l’Allemagne envoie en 1936 de nombreux industriels et universitaires en Iran. Détenant en exclusivité certaines exportations iraniennes, l’Allemagne équipe également l’armée iranienne et s’occupe de l’ingénierie des infrastructures ferroviaires.
En 1935, les ambassadeurs iraniens demandent aux chancelleries étrangères de modifier l’intitulé de leur pays « Perse » par « Iran ». En effet, l’appellation « Perse » vient du mot parse, dérivation grecque du mot fârs, région située au sud de l’Iran d’où naquit le grand empire des Perses mondialement connu dans l’Antiquité. L’usage du mot Iran n’est donc pas un modernisme mais un retour au véritable nom du pays, que l’influence des historiens grecs avait fait oublier aux Occidentaux. Iran signifiant « pays des Aryens », une idée-reçue affirme que l’influence de l’Allemagne nazie poussa Rezâ Shâh à revenir au nom originel de la Perse ; en réalité, la Perse s’est toujours appelée l’Iran et les Iraniens se sont toujours eux-mêmes appelés Iraniens.
Les étudiants iraniens partant suivre leurs études en Allemagne sont appelés par la propagande nazie les « fils et filles de Zoroastre », en référence à leur identité aryenne qui motive un décret spécial stipulant leur « pur aryanisme » et les dispensant de l’application des lois raciales promulguées à Nuremberg en 1935.
A travers son analyse des races et de leur classification traitée dans son ouvrage Mein Kampf, Adolf Hitler décrit les races non-européennes comme inférieures aux races européennes ; comprenant la contre-productivité que ce discours peut entrainer dans leur travail de sape des empires coloniaux français et britannique, les autorités nazies minimisent ces références dans leurs prises de paroles publiques, particulièrement dans le monde musulman où les forces politiques et économiques pouvaient jouer en leur faveur. Par exemple, le département persan de la radiodiffusion allemande chargée de la propagande, Radio Zeesen, diffuse de nombreux programmes s’inspirant de thèmes religieux auxquels il mêle des éléments idéologiques nazis, notamment l’idée de la mission eschatologique d’Adolf Hitler, le comparant au prophète Mohammad dans son combat contre les Juifs ou le décrivant comme l’envoyé de Dieu venu détruire les forces juives et communistes considérées comme les forces du Mal. Ces programmes ne trouveront cependant aucune appréciation chez les Iraniens et susciteront la désapprobation de Rezâ Shâh et l’opposition de Mohammad Rezâ Pahlavi après son sacre en septembre 1941, refusant tous les deux la qualification messianique conférée à Hitler et décelant dans ces programmes l’empêchement de leur construction d’un régime laïc.
Les Iraniens de confession juive jouissaient en Iran de l’ensemble des droits civiques au même titre que n’importe quel autre Iranien, de même que leur liberté culturelle et religieuse était assurée et reconnue. Le gouvernement iranien informa les autorités allemandes durant toute la durée du conflit qu’il ne considérait aucune distinction entre les Iraniens juifs et les autres Iraniens : cet état d’esprit des Iraniens se révèle par l’accueil en Iran des réfugiés juifs de Pologne à partir de 1942 ou bien encore par le secours du consul d’Iran à Paris Abdol-Hossein Sardari (cf. deuxième partie de cet article, parties II et III).
Première partie :
La Seconde Guerre mondiale en Iran et son invasion en août 1941
I – L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’invasion de l’Iran (septembre 1939 – août 1941)
1) Le contexte géopolitique entre 1939 et 1941
Lorsqu’éclate en Europe le 1er septembre 1939 le conflit qui allait devenir la Seconde Guerre mondiale, l’Iran entretient des relations diplomatiques et commerciales avec la plupart des belligérants mais n’en demeure pas moins officiellement neutre. En effet, Rezâ Shâh voyait d’un mauvais œil et avec une certaine inquiétude les ambitions britanniques et soviétiques concernant l’Iran, de même qu’il se méfiait de l’expansionnisme allemand et de son idéologie. De plus, les Anglais sont fortement contrariés par l’attitude de Rezâ Shâh vis-à-vis des Allemands, cette situation étant renforcées par de vieux contentieux qui perdurent. Devant l’évidence qu’aucun de ces acteurs ne servirait véritablement les intérêts iraniens, il proclame le 4 septembre 1939 la neutralité de l’Iran et réaffirme cette neutralité le 26 juin 1941 à la suite de l’invasion de l’URSS par les armées allemandes. Berlin répond à la dépêche spéciale de Téhéran par le respect du choix iranien ; les Britanniques y voient quant à eux une connivence sans fard, renforçant ainsi leur méfiance à l’encontre de l’Iran et les motivant à renforcer leur influence dans un pays qu’ils considèrent encore comme leur chasse gardée.
Devant le risque d’une utilisation des infrastructures pétrolières iraniennes au profit de l’Allemagne, le Royaume-Uni avait conclut avec l’Iran en mai 1939 un accord concernant le règlement des livraisons de pétrole basé sur un mécanisme de crédit. Sur la scène politique intérieure, Ahmad Matin-Daftari[1] remplace Mahmoud Jâm[2] au poste de Premier ministre le 26 octobre 1939 ; réputé germanophile, il s’entoure dans son cabinet de nombreux conseillers antibritanniques et germanophiles. Alors qu’il est chargé de développer un partenariat économique avec l’Allemagne, Rezâ Shâh, craignant des représailles de la part des Britanniques, le remplace le 26 juin 1940 par Ali Mansour[3] dont les tendances et les conseillers sont l’exact inverse de son prédécesseur et le fait mettre aux arrêts.
L’éclatement du conflit et la situation de juin 1940 résultant de la défaite de la France réduisent les exportations anglaises vers l’Iran et entrainent un dangereux déséquilibre au détriment des Britanniques. Cependant, la mécanisation du conflit et l’utilisation massive d’armes mécaniques comme les blindées, ainsi que la nécessité d’utiliser l’aviation et la marine, essentialisent les ressources pétrolières en un atout stratégique s’avérant vital pour tous les belligérants. L’Iran est un important producteur de pétrole : en témoigne l’exemple de la raffinerie d’Abâdân, propriété de l’Anglo-Iranian Oil Company, qui produit à elle seule en 1940 plus de 8 millions de tonnes de produits pétroliers. De plus, les bases aériennes britanniques de la RAF (Royal Air Force) présentes au Moyen-Orient sont approvisionnées depuis Bakou, en Azerbaïdjan, et Abâdân, en Iran.
La Seconde Guerre mondiale au Moyen-Orient sera en grande partie basée sur l’enjeu pétrolier et la sape de l’appui que trouvent la Grande-Bretagne et la France dans leurs protectorats de Syrie et d’Irak. L’oléoduc traversant la Syrie devient un enjeu vital pour les Britanniques puisqu’il alimente leur flotte pour l’ensemble de la Méditerranée et se retrouve menacé par le gouvernement de Vichy nouvellement allié de l’Allemagne. Justifiant de la sorte l’invasion des territoires sur lesquels Français et Anglais détenaient des mandats, ces derniers envahissent l’Irak mais se retrouvent empêchés de poursuivre leur avancée en Iran en raison de la convention signée en 1921 et interdisant aux anciens occupants russes et anglais d’intervenir à l’intérieur des frontières iraniennes . Le contentieux entre l’Iran et le Royaume-Uni s’envenime lorsque Rezâ Shâh accepte d’accorder l’asile aux Irakiens vaincus, dont le Premier ministre déchu Rachid Ali al-Gilani, qui rejoindra rapidement Berlin.
2) Les enjeux stratégiques de l’Iran pour les Soviétiques et les Britanniques
En vertu de la loi prêt-bail signée avec l’URSS adoptée par le Congrès américain en mars 1941, les Etats-Unis livrent du matériel militaire aux Soviétiques ; cette participation leur permet d’intervenir de manière directe dans le conflit sans recourir à la participation militaire, du moins jusqu’en 1942. Les convois s’acheminent dès lors à destination des villes russes de Mourmansk, Arkhangelsk et Severodvinsk à travers l’océan Arctique où les sous-marins de la Kriegsmarine et les chasseurs de la Luftwaffe exercent une pression considérable en coulant un nombre important de bâtiments alliés. Devant cette situation qui devient pour les Alliés un problème de plus en plus important en raison de son coût humain et matériel, l’Iran et son réseau de chemins de fer suscitent l’intérêt des Soviétiques qui décèlent son importance en raison de son éloignement des champs de bataille européens. L’Iran, en maintenant sa neutralité, empêche le moindre convoi de circuler sur son territoire, qu’il soit destiné à l’URSS ou bien qu’il relie les Indes britanniques à l’Egypte. De plus, l’offensive allemande au cours de l’opération Barbarossa en juin 1941 démontre la possibilité allemande de rejoindre rapidement le Caucase et de poursuivre son avancée en Azerbaïdjân, coupant ainsi efficacement l’approvisionnement du pétrole pour les Alliés en s’emparant des champs pétroliers de Bakou sous contrôle britannique.
L’opération Barbarossa est déclenchée le 22 juin 1941 : la Wehrmacht envahit l’URSS. Les villes de Minsk et Smolensk tombent rapidement, la seconde dès le 16 juillet, et Kiev est rapidement menacée en Ukraine, de même que les villes de Léningrad et Odessa. Les forces anglaises sont quant à elles confrontées à l’Afrika Korpsdu Général Rommel qui atteint la frontière égyptienne dans le courant du mois de juin 1941. Devant le risque de voir les forces allemandes se rejoindre au Moyen-Orient, les Britanniques prennent son contrôle en renversant les gouvernements qu’ils jugent non serviteurs de leurs intérêts : c’est le cas en Irak où le Premier ministre Rachid Ali al-Gillani est déchue en avril 1941 au terme d’une campagne militaire qui aura duré un mois et demi et s’achèvera par la signature d’un armistice le 31 mai. Durant le mois de juin, les Anglais aident les Forces Françaises Libres du Général de Gaulle à reconquérir le Liban et la Syrie, alors protectorats français sous les ordres de l’État français que gouverne le Maréchal Pétain à Vichy.
Le jour même de l’invasion allemande de l’URSS, l’ambassadeur britannique en poste à Moscou, Sir Stafford Cripps, demande au ministre soviétique des Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, de pénétrer militairement sur le territoire iranien. Dès lors, les consultations entre les deux nouveaux alliés vont rapidement convaincre Staline de passer à l’action, notamment devant le risque d’une menace portée par des agents allemands sur le transit du matériel américain à travers l’Iran. De même qu’il refuse ces convois, le Shâh refuse également d’expulser les résidents allemands présents en grand nombre en Iran.
Devant l’empressement diplomatique et la menace militaire des Anglais et des Soviétiques, Rezâ Shâh réaffirme le 26 juin 1941 la neutralité de l’Iran devant les ambassadeurs soviétique Andrey Andreyevich Smirnov et britannique Sir Reader Bullard qui le solliciteront encore le 19 juillet et le 16 août. Ces pressions renforcent les tensions et provoquent des rassemblements pro-allemands à Téhéran. Se heurtant au refus catégorique du souverain iranien d’engager l’Iran dans le conflit, les Soviétiques et les Britanniques n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’option militaire : le 13 août 1941 est décidée l’invasion de l’Iran.
L’ambassade soviétique à Téhéran annonce 5000 Allemands présents sur le territoire iranien tandis que les autorités iraniennes dénombrent 2500 Britanniques, 390 Soviétiques contre 690 Allemands et 310 Italiens (les chiffres iraniens semblent le plus correspondre à la réalité). Devant la menace d’une attaque désormais imminente, le gouvernement décide le 19 août d’annuler les permissions et de mobiliser 30 000 réservistes. Les journaux et la radiophonie diffusent dès lors des discours patriotiques. Disposant d’une armée de 200 000 hommes répartis en une dizaine de divisions d’infanterie, près de 70 chars légers et moyens fournis par l’armée tchèque ainsi que d’une force aérienne composée de 80 avions, l’Iran n’est pas en mesure de faire face aux armées soviétiques et anglaises.
L’expulsion immédiate de l’ensemble des ressortissants allemands présents en Iran est enfin annoncée le 25 août par les autorités iraniennes mais il est trop tard : le Premier ministre Ali Mansour reçoit une note soviétique et une note anglaise l’informant des « mesures de protection » prises en « conformité avec le sixième paragraphe du traité de Moscou de 1921 » par leurs nouveaux envahisseurs face aux agissements des agents allemands présents en Iran.
II – L’invasion de l’Iran en août 1941 : l’opération Countenance
Le 25 août 1941 est déclenchée l’opérationCountenance, dont l’objectif est d’envahir l’Iran et de contrôler son territoire afin d’empêcher l’Allemagne de s’emparer des ressources pétrolières présentes en Azerbaïdjân et en Iran et de convoyer le matériel militaire américain en URSS. S’achevant le 17 septembre, cet évènement constitue l’un des épisodes de la Seconde Guerre mondiale parmi les plus ignorés en Occident. Son importance est pourtant capitale pour les Soviétiques et les Anglais, qui scellent par la même occasion leur première action militaire commune.
1) Préparatifs de l’invasion
Les Britanniques informent les Soviétiques de leur complète préparation le 21 août 1941. Les Soviétiques étaient quant à eux particulièrement motivés par la nécessité de contrer l’arrivée éventuelle d’agents de renseignement et d’action allemands en Iran, comme en témoigne une directive prise le 8 juillet par le NKVD, le service de police politique soviétique. La planification des opérations est confiée au général Fiodor Tolboukhine, commandant du district militaire de Transcaucasie. Son dispositif est complété par le groupe britannique Iraq Force rebaptisé Paiforce pour Persian and Iraq Force et placé sous le commandement du lieutenant-général Sir Edward Quinan, également chargé de préparer le plan d’attaque.
La Paiforce est constituée des 8th et 10thIndian Infantry Division (8ème et 10ème Divisions d’Infanterie Indienne) du général William Slim, de la 2nd Indian Armoured Brigade (2ème Brigade Blindée Indienne) du général John Aizlewood, de la 1ème Brigade de Cavalerie du général James Kingstone et enfin de la 21st Indian Infantry Brigade (21ème Brigade d’Infanterie Indienne). De plus, les No. 94 Squadron RAF, No. 244 Squadron RAF et No. 261 Squadron RAF (94ème, 244ème et 261ème escadrons de la Royal Air Force) viennent compléter ce dispositif, composés respectivement de chasseurs Hurricane, de bombardiers Blenheim IV et d’avions biplans.
Quant aux troupes soviétiques, le général Dimitri Kozlov commande sur le front de Transcaucasie les 44ème, 47ème et 53ème Armées soviétiques, représentant un total de 150 000 hommes, accompagnés dans les airs par les 36ème et 265ème régiments de chasse, ainsi que le 336ème régiment de bombardier. Les forces aériennes représentent plus de 500 appareils dont 225 avions de chasse, 207 bombardiers et 90 avions de reconnaissance.
2) Offensive anglaise
L’offensive débute le 25 août 1941 à cinq heures avec le bombardement dans le port d’Abâdân du navire iranien Palang (signifiant « panthère » en persan) par le bâtiment britannique HMS Shoreham. Les autres navires iraniens, pour la plupart des patrouilleurs des garde-côtes de faible tonnage, sont soit coulés soit capturés par des navires britanniques et australiens. Pendant ce temps, une partie des forces britanniques débarque à Bandar-é Shahpour depuis le croiseur HMAS Kanimbladans le but d’investir et contrôler les installations pétrolières locales. La résistance iranienne ne dispose pas du temps nécessaire pour s’organiser, de plus que deux bataillons de la 8th Indian Infantry Division et 21th Indian Infantry Brigade partis de Bassorah traversent le fleuve Chatt-el-Arab qui délimite en partie la frontière avec l’Iran pour investir Abâdân. Ils ne rencontrent aucune résistance et occupent rapidement les infrastructures pétrolières, ainsi qu’ils contrôlent les nœuds de communication de la ville, protégés par les appareils de la RAF qui attaquent depuis l’aube les bases aériennes iraniennes et les infrastructures de communication.
Les terminaux pétroliers et les infrastructures pétrolières étant rapidement sécurisés, la 8th Indian Infantry Division(formées de 18th et 25th Indian Infantry Brigade placées sous le commandement de la 10th Indian Infantry Division) peut poursuivre son avancée dans le Khouzistân en direction de Qasr Shiekh qui sera prise le jour même et vers Ahvâz qu’elle atteindra le 28 lorsque Rezâ Shâh ordonnera la cessation des hostilités. Le soir du 25 août, l’armée iranienne est contrainte par le harcèlement aérien de la RAF de se battre en retraite en direction du nord-ouest ; l’aérodrome d’Ahvâz qui abrite une part importante de la flotte aérienne iranienne est détruit, empêchant de la sorte une réplique aérienne iranienne. Dès lors, les Britanniques contrôlent les villes d’Abâdân et Khorramshahr où la 6ème division iranienne opposa une forte résistance.
Le plan d’attaque britannique prévoit également un second axe plus au nord, où huit bataillons, dont la 2nd Indian Armoured Brigade, commandés par le major-général William Slim font route depuis Khânaqîn (situé en Irak à seulement 12 kilomètres de la frontière iranienne) en direction des gisements de pétrole de Naft-é Shahr. Traversant le col Paytak, à proximité du village de Sarpol-é Zahab dans les monts Zagros, ils se heurtent le 27 août aux forces iraniennes qui y sont retranchées. Les Iraniens se rendent finalement dans la nuit du 29, demandant une trêve afin de négocier une reddition après leur bombardement et celui de Kermânshâh, où ils se replient.
3) Offensive soviétique
L’offensive soviétique a été minutieusement préparée par les généraux de l’Armée rouge : commandée par le général Vladimir Novikov, la 47ème Armée est positionnée le long de la frontière irano-soviétique. Composée de 37 000 hommes répartis dans les 63ème et 76ème divisions de montagne, le 236ème régiment d’infanterie, la 23ème division de cavalerie, les 6ème et 54ème régiments blindés et deux bataillons motocyclistes, elle est l’armée la mieux entraînée en raison de sa préparation sur un terrain présentant les mêmes caractéristiques géographiques et climatiques que le nord de l’Iran. La 44ème Armée est quant à elle basée près d’Astara, le long de la mer Caspienne et regroupe 30 000 hommes.
La 53ème Armée soviétique, sous le commandement du général Sergei Trofimenko, est constituée de forces issues du district militaire soviétique d’Asie centrale. Stationnée à Achgabat, au Turkménistan, elle est chargée de rejoindre Téhéran par le nord-est de l’Iran.
Le 24 août 1941, les 44ème et 47ème Armées prennent position le long de la frontière iranienne. Le 25, les gardes-frontières soviétiques coupent dès l’aube les lignes de communication iraniennes, tandis que les forces aériennes soviétiques pénètrent dans le ciel iranien pour larguer des tracts en plus de mener des opérations de reconnaissance et de bombardement. La ville iranienne de Makou, proche de la frontière turque, est bombardée dans le but de neutraliser ses défenses. Les chasseurs soviétiques sillonnent le ciel iranien afin d’éliminer toute menace iranienne supposée atteindre la ville de Bakou, en Azerbaïdjân. Le président du parlement iranien déclare dans un premier temps le bombardement des villes de Tabriz, Ardabil, Rasht et Mashhad, avant que ces informations ne soient démenties. Dans le même temps, l’offensive terrestre se scinde en deux groupes, le premier partant de Tbilissi (située en Géorgie) pour rejoindre Tabriz et le second partant de Bakou pour rejoindre les troupes débarquées à Bandar-é Pahlavi (dénommé aujourd’hui Bandar-é Anzali), plus importante ville portuaire située au nord-ouest de la capitale. Les mauvaises conditions météorologiques perturbent le débarquement du 563ème bataillon d’artillerie qui doit retarder son arrivée ; seul le 105ème régiment d’infanterie de montagne parvient à gagner la côte iranienne. L’opération soviétique connaît des difficultés lorsque qu’un bâtiment soviétique est victime d’un tir ami résultant d’une confusion avec une vedette iranienne.
Le franchissement de la rivière Astarachay située au sud de la ville azérie d’Astara est retardé en raison de la pluie qui s’abat sur cette ville frontalière. Constituant l’opération la plus délicate, l’avancée des troupes terrestres est soutenue par la flotte soviétique. Devant l’avancée de la 44ème Armée, la 15ème division d’infanterie iranienne est obligée de battre en retraite ; les soviétiques parviennent de la sorte à s’emparer de Ahmadâbâd et Ardabil, dans laquelle ils font prisonniers les autorités civiles et militaires qui n’ont pas eu le temps d’évacuer la ville.
Du côté arménien, la 47ème Armée suit la route de Djoulfa (en Azerbaïdjân) jusqu’à Khoy et Tabriz et progresse sur une distance de 70 kilomètres dans le territoire iranien. La 76ème division de montagne entre dans Tabriz le 26 août sans rencontrer de résistance. Le jour même, les soldats de la 47ème Armée longent le chemin de fer trans-iranien en direction du sud avec l’objectif de rejoindre Qazvin.
Le 27 août, alors que les Soviétiques contrôlent une ligne Khoy-Tabriz-Ardabil, la 53ème Armée stationnée au Turkménistan pénètre à son tour le territoire iranien, le 58ème corps d’infanterie à l’ouest, quatre corps de cavalerie à l’est et la 8ème division de montagne au milieu. Face à eux, les 9ème et 10ème divisions d’infanterie iraniennes défendent le nord-est de Téhéran : la 9ème bat en retraite pour rejoindre les lignes défensives fixées dans les montagnes de Mashhad, à l’est, et Gorgân, à l’ouest, tandis que la 10ème ne peut demeurer opérationnelle en raison d’importantes désertions. Mashhad tombera aux mains des Soviétiques le soir même.
4) Réaction iranienne et demande d’aide auprès des États-Unis
Les ambassadeurs anglais Bullard et soviétique Smirnov se présentent à Sa’ad Abâd le 25 août 1941 à 6 heures chez le premier ministre Ali Mansour afin de lui remettre la déclaration de guerre provoquée selon eux par l’intransigeance de Rezâ Shâh à demeurer neutre. Mansour refuse de céder et montre sa fermeté face aux deux ambassadeurs. Dans la foulée de leur départ, un Conseil des ministres est réuni afin de rendre compte de la situation.
Constatant la violation de la neutralité iranienne, Rezâ Shâh s’adresse au président américain Franklin D. Roosevelt en lui envoyant le jour même une lettre l’exhortant à prendre la défense d’un Etat neutre, invoquant la Charte de l’Atlantique déclarée le 14 août 1941 :
« […] sur la base des déclarations que votre Excellence a faites à plusieurs reprises concernant la nécessité de défendre les principes d’une justice internationale et le droit des peuples à la Liberté. Je demande à votre Excellence de prendre des mesures humanitaires efficaces et urgentes pour mettre un terme à cet acte d’agression. Cet incident a lieu dans un pays neutre et pacifique qui n’a d’autre objectif que la sauvegarde de sa tranquillité et de ses réformes. »
Roosevelt lui adresse la réponse suivante :
« Voyant que la question dans son intégralité ne repose pas seulement sur la question vitale à laquelle votre Majesté Impériale fait référence, mais aussi sur d’autres considérations de base soulevées par les ambitions de conquêtes mondiales de Hitler, il est certain que le mouvement de conquête de l’Allemagne se poursuivra et va s’étendre de l’Europe à l’Asie, à l’Afrique, et même aux Amériques, à moins d’être stoppé par la force militaire. Il est également certain que les pays qui veulent garder leur indépendance doivent s’engager dans un grand effort commun s’ils ne veulent pas être engloutis un par un, comme cela est arrivé à un grand nombre de pays en Europe. En reconnaissance de ces vérités, le Gouvernement et le peuple des États-Unis d’Amérique, comme on le sait, ne sont pas seulement en train de développer les défenses de ces pays avec toute la vitesse possible, mais ils sont aussi entrés dans un énorme programme extensif d’assistance matérielle aux pays qui sont activement engagés dans la résistance aux ambitions allemandes de domination du monde. »
Cette réponse est jugée décevante, mais Roosevelt tente de rassurer Rezâ Shâh en affirmant le désintérêt soviétique et britannique concernant le territoire iranien en citant « la déclaration faite au gouvernement iranien par les gouvernements britannique et soviétique, précisant qu’ils n’ont aucun dessein sur l’indépendance ou l’intégrité territoriale de l’Iran ». L’Histoire montrera que ces promesses ne seront pas tenues, ni par les Américains et les Britanniques avec le coup d’État de 1953, ni par Staline qui soutiendra la politique expansionniste du premier secrétaire du parti communiste d’Azerbaïdjân Bagirov Jafar, qui souhaitait annexer les provinces du nord de l’Iran.
5) L’offensive anglo-soviétique vue par les Iraniens
Devant l’évidente situation de défaite, à laquelle s’ajoute les combats de Khorramshahr qui furent un véritable massacre pour les Iraniens, le Shâh n’est guère dupe de l’évolution de la situation pour l’Iran, et ce en dépit des preuves de bonne volonté qu’il témoigne devant les Britanniques et les Soviétiques en intensifiant les expulsions des citoyens allemands, roumains et italiens. Le Premier ministre Ali Mansour est contraint de remettre sa démission qui sera effective lorsqu’un successeur présentant les compétences nécessaires pour gérer au mieux cette catastrophe nationale sera trouvé.
Rezâ Shâh consulte durant toute la journée du 25 août de nombreux conseillers ou personnages centraux de l’Etat ; il songe même à rappeler son vieil ennemi qu’il fit chuter en 1925 pour s’emparer du pouvoir, Ghavam os-Saltâneh, qui se trouve bloqué dans le nord tombé aux mains des Soviétiques. Devant l’impasse qui s’impose à lui, le souverain n’a d’autre choix que de consulter un ancien compagnon qu’une fâcherie avait séparé, Mohammad Ali Foroughi, qui sera nommé Premier ministre le 27 août à l’issue d’un entretien auquel il se fit attendre. Pour ce dernier, tous les moyens permettant de sauvegarder l’indépendance de l’Iran et son intégrité territoriale doivent être mis en œuvre, même s’ils doivent entraîner la chute de Rezâ Shâh.
Principalement conçue pour maintenir l’ordre interne et régler les incidents frontaliers ou sécessionnistes, l’armée iranienne ne peut s’opposer aux armées soviétiques et anglaises, beaucoup mieux équipées et entraînées. La Marine iranienne est presque entièrement détruite dès le premier jour de l’offensive. Cependant, les troupes iraniennes parviennent tout de même à immobiliser un certain temps l’avancée anglaise à Ahvâz et Kermânshâh, profitant de cette favorable opportunité pour demander un cessez-le-feu. L’armée de l’air iranienne est complètement anéantie par la Royal Air Forcedès le 28 août, privant ainsi les forces terrestres d’un soutien aérien qui les pousse à se replier vers Téhéran afin d’en organiser la défense. L’Iran est coupé en deux, d’une part par l’avancée britannique renforcée et concentrée depuis les prises de Kermânshâh et Ahvâz, et d’autre part par l’Armée rouge dont l’avancée constitue une ligne passant par les villes de Mahâbâd, Qazvin, Sâri, Dâmghân et Sabzevâr, reliant le nord-ouest du pays jusqu’à la frontière afghane et menaçant le nord de Téhéran. Alors que les 3ème, 4ème, 11ème et 15ème divisions sont hors de combat, seule la 9ème division d’infanterie demeure en état de défendre la capitale, dernière grande ville d’Iran qui n’est pas encore occupée.
Ce 29 août, alors que les Britanniques occupent depuis la veille les villes de Khorramshahr et Ahvâz, le général Ahmad Nakhadjavân, alors ministre de la guerre, ordonne la dissolution de l’armée et la démobilisation des troupes avec l’objectif incertain de préserver les soldats iraniens. Apprenant la nouvelle par la radiophonie nationale au cours d’une réunion d’état-major, Rezâ Shâh explose littéralement de colère et exige l’exécution du général et d’un officier au motif de connivence avec l’ennemi. Son assistance parvient à le calmer et le général Nakhadjavân est finalement destitué. Devant la débâcle, le général Ahmad Amir Ahmadi et la gendarmerie, placée sous le commandement du général Mohammad Fazlollâh Zâhedi, maintiennent l’ordre dans Téhéran où déambulent des cohortes de soldats désarmés et confus.
Dès sa prise de fonction, le Premier ministre Foroughi envoie aux Soviétiques et Britanniques les clauses d’un armistice qui sera signé le 29 août avec les Britanniques et le 30 avec les Soviétiques. Les deux armées alliées se rencontrent à Senna (nom kurde de Sanandaj) le 30 août, puis à Qazvin le 31. Cependant, en raison d’une insuffisance de moyens de transport, les Britanniques ne peuvent s’établir entre Hamadân et Ahvâz.
6) Bilan de l’opération Countenance en Iran
Concernant le bilan matériel, l’Iran perd au cours de cette invasion deux bâtiments tandis que quatre autres sont endommagés ; six avions de chasse sont également abattus. Les Britanniques perdent quant à eux un char qui fut détruit par les défenseurs iraniens et les Soviétiques trois avions de chasse.
Concernant le bilan humain, les Britanniques dénombrent 22 morts et 50 blessés et les Soviétiques 40 morts et une centaine de blessés. Le plus lourd tribut est payé par les Iraniens : plus de 800 soldats perdent la vie, dont l’amiral Gholâmali Bâyandor[4], et 200 civils sont tués au cours des raids aériens menés par l’armée de l’air soviétique au Gilân.
Cette offensive s’avère être un succès pour les Soviétiques, durement éprouvés par l’attaque allemande du mois de juin : leurs objectifs sont atteints en grande partie grâce à l’efficacité du génie et des pontonniers, en dépit du débarquement compliqué des unités de l’Armée rouge le long des côtes de la mer Caspienne. Leur gain est triple : non seulement l’URSS peut recevoir son matériel plus sûrement et développer son alliance nouvellement conclue avec la Grande-Bretagne, mais elle met également la main sur les importantes réserves pétrolifères iraniennes nécessaires à l’alimentation de son effort de guerre. Cependant, la victoire est de courte durée pour la majorité des soldats puisqu’ils sont rapidement renvoyés sur le front allemand. Les Britanniques récupèrent quant à eux leurs intérêts économiques et territoriaux leur permettant le contrôle du Moyen-Orient ainsi que la liaison des Indes britanniques jusqu’à l’Afrique du Nord. Les grands gagnants de l’invasion de l’Iran sont les Etats-Unis, qui peuvent désormais écouler en plus grande quantité encore la production de leur machine industrielle, parmi les facteurs de la victoire des Alliés. De plus, les trois puissances sont libres d’exploiter à leur guise les ressources iraniennes.
Les raisons invoquées pour justifier cette invasion sont largement discutables : il n’y a guère plus d’agents allemands dans ce pays que dans d’autres et les convois de matériel via le Corridor perse ne prennent leur importance qu’après le renforcement de la présence allemande en Mer du Nord en juin 1942.
III – L’occupation de l’Iran par les armées britannique et soviétique et ses conséquences
1) L’abdication de Rezâ Shâh et l’investiture de Mohammad Rezâ Pahlavi
Alors que les troupes ennemies sont aux portes de Téhéran, l’ambassadeur allemand est prié par le Premier ministre Foroughi de quitter le territoire iranien en compagnie du personnel diplomatique, tandis que les ambassades hongroise, italienne et roumaine sont fermées. Les citoyens allemands présents en Iran sont alors déférés aux administrations militaires britannique et soviétique.
L’accord entérinant le partage de l’Iran en deux zones d’occupation est signé le 8 septembre : les rives de la Caspienne et le nord-ouest du pays, correspondant à l’Azerbaïdjân iranien, passent sous la domination soviétique tandis que les zones pétrolifères de Kermânshâh et Abâdân sont contrôlées par les Anglais, dont les concessions pétrolières sont renouvelées à des conditions plus avantageuses que précédemment pour l’Anglo-Persian Oil Companydurant une période correspondant à la durée de la présence étrangère en Iran.
L’ambassadeur britannique Sir Reader Bullard rencontre le Premier ministre Foroughi le 11 septembre pour lui notifier l’exigence de la déposition de Rezâ Shâh et la succession de son fils Mohammad Rezâ Pahlavi, plus en accord avec les Britanniques que son père. Son homologue à Moscou, Sir Richard Stattford Cripps, obtient l’approbation de Staline le 12 pour ce projet décidé en dépit de l’acceptation du souverain iranien des conditions imposées par les Alliés. Prétextant le motif de l’assertion d’agents allemands présents en Iran et susceptibles de commettre des actions de guérilla à l’encontre des troupes d’occupation, ces dernières font route vers la capitale le 15. Oyant les radios de Londres, New Dehli et Moscou qui l’attaquent sans cesse, Rezâ Shâh comprend qu’il est dès lors acculé et n’a d’autre solution que d’abdiquer et de quitter la capitale sous deux jours, les Alliés lui ayant signifié qu’il règlerait le problème eux-mêmes en cas de refus de sa part de se soumettre à leur dictat. Les représentations diplomatiques allemande, italienne et roumaine sont donc renvoyées, tandis que les Soviétiques enjoignent l’instauration d’une république dont le dessein à peine voilé de sa maniabilité ne contrarie guère les Britanniques, songeant au rétablissement de la dynastie qâdjâre. Soltân Hamid Mirzâ, le fils de Mohammad Hassan Mirzâ et neveu du dernier souverain qâdjâr Ahmad Shâh déposé en 1925, est approché en raison de son caractère anglophile et de sa réputation d’homme cultivé et raffiné, qualités qui aux yeux des Anglais sont nécessaires à la fonction d’un souverain ; ils sont cependant obligés d’abandonner cette hypothèse puisque Soltân Hamid Mirzâ, ayant quitté l’Iran à quatre ans, ne parle pas le persan.
Les Britanniques n’avaient vraisemblablement pas envisagé l’investiture de Mohammad Rezâ Pahlavi, au contraire de Foroughi et Rezâ Shâh. Le jeune héritier, alors âgé de vingt-et-un ans, hésite devant ses craintes d’un coup de force allié pour le déposer à son tour. Le matin du 16 septembre 1941, Rezâ Shâh reçoit une dernière fois au Palais de Marbre Foroughi venu rédiger l’acte d’abdication[5] qu’il lira immédiatement après devant le Parlement réuni, conférant ainsi le pouvoir au Premier ministre jusqu’au serment de son successeur. Selon Yves Bomati et Houchang Nahâvandi[6], à la question de Mohammad Rezâ saluant son père devant le Palais « Et si les Russes entrent dans la capitale, ce sera la révolution ? », Rezâ Shâh répliqua d’un ton sarcastique « Il ne se passera rien, ils veulent seulement ma peau. Et ils l’ont eu. ». Le souverain déchu gagne ensuite les jardins où l’attend avec ses enfants, à l’exception du prince héritier, une automobile qui le conduira sur le chemin de l’exil.
Foroughi retourne au Palais de Marbre l’après-midi pour retrouver Mohammad Rezâ Pahlavi et le convaincre de prêter serment, condition nécessaire pour devenir roi exigée par la Constitution de 1906. Ils gagnent alors le Parlement situé dans le quartier du Baharestân, sécurisé par le général Amir-Ahmadi, afin de prêter serment sur la Constituion de 1925 : Mohammad Rezâ Pahlavi devient roi à 15 heures et 10 minutes. A peine le nouveau souverain et le Premier ministre ont-ils quitté le Parlement à 16 heures que les soldats britanniques et soviétiques investissent la capitale. La situation en reste cependant là, les Alliés ne voulant aucunement courir le risque d’une insurrection populaire en destituant Mohammad Rezâ Pahlavi.
Rezâ Shâh est arrêté par les Britanniques et envoyé dans un premier temps à Ispahan. Les quelques agents allemands présents à Téhéran, comprenant que la situation est irrémédiablement perdue pour leur cause, quittent la capitale pour gagner comme ils le peuvent des zones plus sûres pour eux. Les troupes soviétiques et britanniques quittent à leur tour Téhéran le 17 octobre pour rejoindre leurs cantonnements dans leurs zones d’occupation respectives qui divisent le pays en deux. Ce qui demeure de l’armée impériale dans le nord est interdit de déploiement par les Soviétiques qui prennent désormais le contrôle du nord de l’Iran au détriment du gouvernement central.
2) L’exil de Reza Shah et son décès en 1944
Rezâ Shâh vit d’abord reclus à Ispahan en compagnie notamment de sa fille Ashrâf qui constate le soudain vieillissement de son père et suspecte quelques attaques cardiaques consécutives aux évènements et à sa prédisposition sanitaire. Les Alliés le considèrent toujours comme un potentiel danger, aussi décident-ils de lui faire quitter définitivement l’Iran. Initialement prévu pour l’Argentine, son voyage est subitement dérouté pour l’Ile Maurice, et ce, en dépit des protestations du souverain déchu. Il sera par la suite transféré à Johannesburg, en Afrique du Sud, en fin d’année 1942 ; vivant auprès des siens, sa fille Shams lui tient compagnie et décrit un homme abattu dont les photographies témoignent d’un vieil homme amaigri et ne souriant jamais, rongé par l’ennui et la rancœur, qui conservera jusqu’à ses derniers jours une poignée de terre ramassée avant son départ en exil. Même la visite de sa fille Ashrâf durant l’hiver 1942-1943 et les présents de sa petite-fille Shahnâz ne parviennent à changer son état, dont les problèmes cardiaques s’aggravent.
Il reçoit le 25 juillet 1944, la veille de sa mort, un disque provenant de Téhéran et sur lequel son fils avait enregistré un message à son intention. En réponse, il part enregistrer sa réponse qu’il enverra à son héritier : « Ne crains rien et va de l’avant ! J’ai posé de solides fondations pour un Iran nouveau. Poursuis mon œuvre. Et n’accorde jamais ta confiance aux Anglais. »[7] Rezâ Shâh est découvert mort le lendemain 26 juillet par son majordome Izadi ; il succomba d’un arrêt cardiaque durant son sommeil.
Deuxième partie :
Aspects méconnus de la Seconde Guerre mondiale dans l’histoire de l’Iran
I – Un soldat français nommé Shâpour Bakhtiâr
Né en 1914 dans le village de Shahrekord, à proximité d’Ispahan, Shâpour Bakhtiâr va très tôt tisser des liens avec la France en fréquentant des écoles françaises à Ispahan et à Beyrouth, au Liban, où il poursuit ses études. Titulaire d’un baccalauréat français, il part en 1935 terminer ses études en France, où il vivra finalement onze années.
Au cours de ses années d’études en sciences politiques à la Sorbonne, Shâpour Bakhtiâr découvre les différents courants politiques qui traversent l’Europe dans les années 1930. Etudiant le nationalisme allemand, il se rend à l’invitation d’amis allemands à l’un des rassemblements de Nuremberg où il sera assis à seulement trente mètres d’Adolf Hitler[8]. Cependant, porté par son refus du totalitarisme, il participe aux collectes de fond au profit des Brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Il fréquente aussi des personnalités littéraires comme le philosophe Henry Bergson ou le poète Paul Valéry.
En 1939, Shâpour Bakhtiâr épouse Madeleine Hervo, une jeune bretonne avec qui il aura quatre enfants, Guy, Viviane, France et Patrick. Ils divorceront en 1954.
Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale en Europe, Shâpour Bakhtiâr choisit de s’engager comme volontaire au 30ème régiment d’artillerie d’Orléans plutôt que dans la Légion étrangère. Son unité finira en poste près de la frontière espagnole lorsque sera signé le traité d’armistice le 22 juin 1940. Il sera condamné à 15 jours de prison après en être venu aux mains avec un autre officier français faisant preuve de défaitisme. Ayant effectué ses 18 mois de service dans le corps des officiers, il est démobilisé en 1941. Bakhtiâr rassembla ses souvenirs dans son autobiographie qu’il intitula Ma fidélité et dont nous rapportons un extrait :
« J’étais à Juan-les-Pins lorsque la guerre éclata. On trouve dans la région plus d’oliviers que de baïonnettes et pourtant je pouvais faire mienne la réflexion écrite dans son Journal par André Gide, près d’un an plus tôt : «Aujourd’hui, dès le lever, me ressaisit l’angoisse à contempler l’épais nuage qui s’étend affreusement sur l’Europe, sur l’univers entier… La menace me paraît si pressante qu’il faille être aveugle pour ne la point voir et continuer d’espérer. » […]
Le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne et la France avaient déclaré la guerre à l’Allemagne, ce qui lui avait donné une excuse. J’avais pris ma décision – je savais que je n’étais pas étranger à cette aventure et tout m’indiquait la voie à suivre : je voulais rejoindre l’Armée française en tant que volontaire. Pour cela, je suis allé à Nice. Personne ne voulait de moi. On m’a répondu : « Vous habitez Paris, alors allez là-bas et débrouillez-vous ! » C’était fantastique : nous venions offrir notre vie pour la Patrie et c’est ainsi qu’on nous traitait !
Discipliné, je suis rentré à Paris, j’ai frappé à toutes les portes. Un beau jour, l’administration militaire m’a fait connaître sa réponse : « Engagez-vous dans la Légion étrangère. »
Cette réponse n’était pour moi pas acceptable. Marié à une Française depuis plus d’un an, étant dans ma cinquième année de séjour en France, diplômé des universités françaises, je pensais avoir le droit d’être assimilé aux Français. Les autorités ont fini par se ranger à mes arguments. Elles m’ont néanmoins fait languir encore de longs mois avant de me convoquer pour un examen médical. J’avais vingt-six ans, j’étais très sportif, le médecin me déclara bon pour le service.
On a qualifié de « drôle de guerre » la période allant de la déclaration de guerre à mai 1940. C’était effectivement une drôle de guerre ; il m’a fallu attendre le mois de mars pour être enfin affecté à Orléans, au 30ème Régiment d’artillerie. Etant volontaire, j’avais pu choisir mon arme… Je me souviens d’avoir été versé dans la 98e batterie, puis à la 99e. Nous sommes partis à l’entraînement dans un petit village, près d’un vieux moulin, dans une campagne retirée. Un entraînement à la façon d’alors ; nous avions envie, à force de marcher, de retirer nos « godillots » et d’aller pieds nus.
Notre artillerie était décorée du mot avantageux d’« auto-tractée ». Pendant la retraite, nous serons obligés, sur l’ordre du capitaine qui, évidemment, obéissait au colonel du régiment, de brûler trois voitures qui ne pouvaient plus suivre. Elles avaient fait Verdun, elles dataient de 1915. Trente ans pour des voitures, avec l’entretien que cela comporte ! L’armement ne le cédait en rien aux véhicules pour la vétusté. Nous n’étions certainement pas un régiment d’élite, mais les régiments d’élite n’étaient pas mieux lotis. Aucune comparaison avec ce qu’avaient les Allemands, ni avec l’équipement qui sera celui des Américains. Une fois débrouillés, nous avons été envoyés comme troupe de couverture derrière la ligne Maginot. Je n’avais pas terminé mes classes d’élève-officier ; on a considéré opportun de m’affecter tout de suite à la conduite des véhicules. Pour les galons, on devait me les remettre plus tard, ce n’était d’ailleurs pas ce qui m’intéressait. Nous sommes restés cantonnés environ un mois, n’ayant rien à faire, dans une tranquillité désespérante. A droite, la ligne Maginot, à gauche l’armée du général Huntziger. On évoquait régulièrement devant nous les percées auxquelles nous allions procéder dans le dispositif ennemi. Puis, un jour, on nous apprit que nous allions rejoindre un théâtre d’opérations situé à l’autre bout de la France : l’Italie venait de faire son entrée dans la guerre. Trop tard, les Panzerdivisions déferlaient déjà, la limite était indécise entre le repli stratégique et la débandade. Je ne sais pas par quel miracle nous avons un soir échappé aux Allemands. Encerclés dans un bois obscur par une unité ennemie, nous nous croyions prisonniers, mais au petit matin, fait extraordinaire, il n’y avait plus personne. Nous avaient-ils déconsidérés ? Avaient-ils mieux à faire que de s’occuper de nous ? Je n’en connais pas la raison.
Dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle cite le cas de troupes françaises qu’ils désarmèrent avant de leur dire : « Prenez la route du sud comme les autres, nous n’avons pas le temps de vous faire prisonniers. » Peut-être étions-nous dans la même situation, à part que le temps, manquant encore davantage, n’avait même pas permis le contact entre eux et nous.
Nous sommes arrivés à Clermont-Ferrand, puis avons obliqué vers l’ouest, non loin de Carcassonne, pour aboutir à Lannemezan où se trouve une gare de triage ; une des voies qui s’en échappent nous a déposés à Tri-sur-Baïse, dans les Pyrénées. Impossible d’aller plus loin, après c’était l’Espagne.
Nous sommes restés dans ce village deux mois, tandis que l’armistice était signé et la ligne de démarcation entre France libre et France occupée mise en place. Deux mois d’un profond ennui ; nous organisions des excursions. J’ai envisagé de passer la frontière pour continuer la lutte ailleurs ; je crois qu’au fond de moi-même je n’y étais pas disposé.
Il y a une chose, en tout cas, dont j’étais sûr, dont je n’ai jamais douté une seconde : la défaite allemande. A l’époque, on plaisantait de l’affirmation du pauvre Reynaud : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » Eh bien, il disait vrai, cela s’est réalisé plus tard. Mon premier contact avec la prison s’est effectué en France, sous l’uniforme. Je me suis battu avec un camarade défaitiste qui prédisait comme inéluctable la domination définitive de la France, de l’Angleterre par Hitler. J’avais la conviction du contraire. Nous avons écopé de quinze jours d’arrêts chacun. »[9]
Shâpour Bakhtiâr s’installe alors avec sa famille en Bretagne dans le village de Saint-Nicolas-du-Pélem et vit entre son village et Paris, où il poursuit ses études et transmet le courrier pour le compte de la Résistance. De plus, il met à disposition son appartement parisien afin de cacher un parachutiste américain et manquera plusieurs fois d’être arrêté par la Gestapo.
« Ma démobilisation me permit de rentrer à Paris et de m’inscrire de nouveau à la Sorbonne et à la faculté de droit pour passer deux thèses de doctorat. L’une ne fut jamais terminée, elle était consacrée au « potentiel de l’intellect ». L’autre absorba tous mes soins ; elle avait pour sujet « Les rapports entre le pouvoir politique et la religion dans la société antique ».
Mon président était Georges Scelle, un socialiste centre gauche, brillant juriste que nous retrouverons comme conseiller de l’Iran dans le litige opposant notre pays à l’Anglo-Iranian Oil Company. Il avait à ses côtés Olivier Martin, dont j’ai déjà parlé, et Lévy-Bruhl, le fils du célèbre sociologue.
Ma vie va se passer alors entre Paris et la Bretagne. J’avais fait la connaissance en 1939 d’une jeune Française qui était devenue ma femme. Au début de l’Occupation, nous avions deux enfants, que je voulus mettre à l’abri des bombardements et des restrictions alimentaires. Cette double condition était remplie par la très petite ville de Saint-Nicolas-du-Pélem, sur la route qui va de Saint-Brieuc à Rostrenen.
« Le diplôme, disait Valéry, est l’ennemi mortel de la culture. » Ce que j’avais fait jusqu’ici avait pour finalité le diplôme, je m’étais astreint à une discipline pour suivre l’itinéraire que les autres avaient suivi pour aboutir à la même fin. Le travail personnel commençait avec la préparation de thèse. Cette période m’a permis de me former réellement et si je sais quelque chose en philosophie et en poésie, voire en droit, c’est de ces années-là que je le tiens.
J’allais fréquemment à Paris pour consulter divers ouvrages ; c’est ainsi que je rencontrai Félix Gaillard, un de mes camarades de Sciences-Po et de la faculté de droit. Il étudiait les finances privées et moi les finances publiques. Félix Gaillard d’Aimé m’a laissé une grande impression. A Sciences-Po, il dominait le reste de la classe par sa distinction et sa façon élégante de s’exprimer. Pour ma dernière conférence, ayant la possibilité de faire lire des textes par un camarade, ce fut lui que je choisis. Il récita de l’Anatole France avec une diction digne de la Comédie-Française. Je ne fus point surpris plus tard de le voir devenir président du Conseil à trente-sept ans et sa mort prématurée m’affecta beaucoup.
Il se trouva que Gaillard s’occupait de Résistance et que Saint-Nicolas-du-Pélem allait devenir un centre de lutte contre l’Occupant. C’était un lien de plus entre nous. Il me demanda si je pouvais lui trouver un ou deux appartements disponibles et absolument sûrs. Je lui en proposai un qui répondait à cette définition, puisqu’il s’agissait du mien, rue de l’Assomption. Je le présentai à la concierge comme un ami qui ne trouvait pas à se loger et dont les parents, vivant en zone libre, viendraient de temps en temps passer quelque temps ici. Gaillard venait d’être nommé inspecteur des Finances ; sa fonction l’autorisait à se déplacer librement jusqu’à la ligne de démarcation.
Il me présenta une seconde requête : accepterais-je de lui servir de correspondant entre Paris et les réseaux bretons de Résistance ? C’est ainsi que je devins son facteur. Je recevais des plis de lui ou de son homme de confiance, Fontaine. Un jour j’appris incidemment l’existence, dans cette affaire, d’un autre inspecteur des Finances, un certain Chaban, qu’on appelait parfois Delmas.
Un beau matin, en ouvrant les persiennes, j’aperçois des casques allemands et des canons de mitraillette luisant dans le soleil levant. J’ai feint de n’avoir rien remarqué et, rentrant dans la pièce, j’ai dit à ma femme de jeter dans le feu tous les papiers. L’investissement des maisons était général, nous nous sommes retrouvés, tous les hommes de quinze à soixante ans, réunis sur la place publique, devant la fontaine dédiée à saint Nicolas. Il fallut décliner les identités et répondre à un interrogatoire. Ma présence ne manqua pas de surprendre :
– Vous êtes Iranien ? Que faites-vous ici ?
C’était, ma foi, simple à expliquer, mais pas à un occupant méfiant : dans un village de Bretagne on n’aurait dû trouver que des Bretons, à la rigueur un ou deux Français d’une autre province, certainement pas un sujet du Shâh d’Iran !
– Vous vous expliquerez à la Kommandantur.
Se trouvait parmi nous le directeur d’un hôtel, Monsieur Bertrand, celui à qui je remettais les lettres que me donnait Gaillard. Si on arrivait à le faire parler, mon compte était bon, mais il ne prononça aucun mot.
Il fut déporté avec son fils âgé de dix-sept ans et une douzaine d’autres personnes. On ne les a jamais revus. Il semble que ce soit un jeune Américain de vingt ans, Donald, lequel avait opté pour la nationalité française, qui eût révélé aux Allemands les activités de résistance se déroulant à Saint- Nicolas-du-Pélem. Elles étaient intenses ; il avait même été nécessaire à un certain moment de cacher un parachutiste américain qui était resté accroché sur le clocher de l’église. Comme il était du plus beau noir, le dissimuler au reste de la population tenait de la performance !
Il arriva aussi qu’un de mes contacts fût pris par la Gestapo ; il ne connaissait pas mon nom mais pouvait facilement me désigner ou indiquer mon signalement, ce qu’il ne fit pas. Je n’affirme pas que j’aurais été fusillé, mais on m’aurait certainement envoyé dans un camp, comme Monsieur Bertrand. En participant à ces travaux clandestins, je me suis initié aux règles du jeu ; elles me serviront plus tard en Iran et même sous la dictature de Khomeiny. S’il me faut faire une comparaison, les agissements de la Gestapo étaient plus corrects que ceux de Khomeiny : si un résistant était fusillé, elle ne s’en prenait pas à son frère. Tel n’est pas le cas en République islamique[10].
Comme on le constate, c’est très naturellement que j’ai donné dans ce combat des ombres. Je ne pouvais pas être pétainiste car je suis anti-défaitiste. Cela dit, j’ai la ferme conviction qu’on ne peut prononcer le mot de trahison à propos de Pétain. Il a voulu sauver ce qui pouvait l’être, il est très difficile de le juger. Mon jugement n’a rien à voir avec les opinions politiques, c’est un jugement d’homme examinant sereinement le comportement d’un autre homme. Je pense aussi qu’à plus de quatre-vingts ans, on ne se met pas en tête de donner une nouvelle Constitution à son pays.[11] Une de mes voisines de la rue de l’Assomption, Madame Martin, me disait à propos du Maréchal : « Ce n’est pas un vieillard, c’est un vieillard vieux. » Elle en avait, elle, soixante-quinze.
Vers la fin de la guerre, les activités de résistance avaient atteint, à Saint-Nicolas-du-Pélem, un degré inimaginable. J’ai cru ma dernière heure arrivée un jour que je revenais de Saint-Brieuc, 80 kilomètres à pied aller-et-retour. Chemin faisant, j’avais bu une bolée de cidre dans un café ; peu après j’étais interpellé par un grand brun armé de pied en cap, qui surgit d’un talus, disposé à m’abattre séance tenante. On m’avait vu parler, disait-il, dans le bistrot, avec un personnage sur lequel on avait plus que des soupçons. Si je ne livrais pas son nom, j’étais un homme mort.
N’ayant pas le souvenir d’avoir parlé à quiconque ni fait le moindre clin d’œil même à une jolie Bretonne, je ne voyais pas comment me tirer d’affaire. Heureusement ce matamore de chemin creux avait un camarade plus âgé et plus sensé, qui débucha tout à coup :
– Viens par ici.
Je dus répondre à un flot de questions, ils estimèrent que Bakhtiar était un nom italien, ce qui apparemment aggravait mon cas. Ma valise était remplie de chaussettes d’enfant destinées à être détricotées pour un nouvel usage. Ceci me servit de circonstance atténuante ; le traître se transformait en père de famille cherchant à survivre. Nous pûmes dialoguer d’une façon plus détendue et j’appris que mes agresseurs n’étaient pas des miliciens de Vichy, comme je l’avais supposé, mais des Résistants. Après avoir échappé à la Gestapo, j’avais manqué de périr d’une balle parachutée par les Alliés.
– Très bien, tire-toi. Si tu es arrêté par les nôtres, tu diras : « Récolte 43 ».
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le mot de passe.
J’ai toujours retenu ce mot de passe ; dans des circonstances difficiles de ma vie, il m’est arrivé de me murmurer à moi-même, pour chasser les idées noires : « Récolte 43 ». »[12]
Il obtient en 1945 à la Sorbonne plusieurs diplômes de droit et de philosophie et un doctorat de sciences politiques avec une thèse sur les relations entre l’Église et l’État dans le monde classique, avant de retourner en Iran en 1946 et d’entamer une carrière politique qui le conduira à devenir plus tard Premier ministre, comme son grand-père maternel Najaf Gholi Khân Bakhtiâri Samsam os-Saltâneh avant lui, en 1912 et 1918.
II – Un Juste parmi les Nations oublié et méconnu : Abdol-Hossein Sardari, le « Schindler iranien »
1) Abdol-Hossein Sardari, consul d’Iran à Paris
Né à Téhéran en 1914, Abdol-Hossein Sardari, d’origine azérie, appartient à la famille royale qâdjâre. Cependant, les évènements qui portent Rezâ Shâh Pahlavi au trône d’Iran laissent sombrer la famille qâdjâre dans une situation sociale des plus quelconques. Abdol-Hossein Sardari se tourne alors vers des études de droit à l’université de Genève et obtient son diplôme en 1936. Il poursuit une carrière de diplomate qui le conduira à assumer les fonctions de consul d’Iran à Paris en 1940.
Devant l’avancée de l’armée allemande et leur entrée dans Paris, de nombreuses ambassades sont transférées dans les villes où se replie le gouvernement français pour finalement s’installer à Vichy lorsque les zones de démarcation seront établies. L’ambassadeur iranien Anoushirvân Sepâhbodi reconstitua l’ambassade d’Iran à Vichy et laissa Sardari responsable des affaires consulaires à Paris. A partir de novembre 1941, consécutivement à l’invasion de l’Iran par les Soviétiques et les Britanniques en août, les intérêts iraniens dans l’ensemble des pays occupés par les forces allemandes seront représentés par les diplomates suisses, chargés de la sorte des recours déposés par les Iraniens de confession juive.
Une importante communauté d’Iraniens de confession juive habitait Paris sans que les lois nazies ne puissent les concerner : en effet, la doctrine nationale-socialiste considérait les Iraniens comme des « Aryens de sang pur » depuis les lois de Nuremberg proclamées en 1935. De la sorte, les Juifs iraniens furent sauvés de la déportation et de l’extermination consécutive. Insistant sur ces lois raciales, Sardari parvint à convaincre nombre d’officiels nazis que les Juifs iraniens n’appartenaient guère à la « race ennemis » des Aryens et qu’ils devaient être traités de manière égale aux musulmans. Sardari peut ainsi aider dans un premier temps plus de 1000 familles juives iraniennes à quitter la France pour se réfugier en Iran ou dans d’autres pays plus sûrs.
2) Le sauvetage des Djougoutes à Paris
Devant la menace se profilant à l’encontre des Juifs iraniens, Abdol-Hossein Sardari intervient auprès des autorités françaises en octobre 1940 afin de protéger les Djougoutes en adressant le 29 octobre une lettre portant l’en-tête du Consulat impérial d’Iran aux autorités françaises de Vichy leur rappelant que les Djougoutes ne devaient point être considérés semblablement aux Juifs :
« Selon une étude ethnographique et historique relative aux communautés religieuses juives de race non-juive en Russie reçue par le présent consulat et validée par l’Ambassade allemande à Paris le 28 octobre 1940, les Juifs autochtones (djougoutes) des territoires des anciens khanats de Boukhara, de Khiva et de Khokand (qui font actuellement partie des Républiques soviétiques d’Ouzbékistan et du Tadjikistan) doivent être considérés comme étant de même origine ethnique que ceux de Perse.
Selon cette étude, les Djougoutes d’Asie centrale appartiennent à la communauté juive uniquement en raison de leur observance des principaux rites du judaïsme. En vertu de leur sang, de leur langue et de leurs coutumes, ils sont assimilés à la race autochtone et proviennent de la même souche biologique que leurs voisins, les Perses et les Sartes (Ouzbeks). »
Les Djougoutes sont des descendants d’Iraniens juifs convertis de force à l’Islam en 1838 mais continuant secrètement la pratique du culte judaïque. Les papiers d’identités officiels les assimilent à des musulmans, des Iraniens non-juifs en raison de leur culture et de la mixité de leurs mariages.
Dirigée par le docteur Asaf Atchildi, médecin originaire de Samarcande, en Ouzbékistan, la communauté djougoute de Paris est régulièrement confondue et visée par la police avec les Juifs, comme Atchildi le rappelle dans ses mémoires publiées en 1965. La plupart de ces confusions proviennent de l’enregistrement par les services de police français de certains Djougoutes comme étant juifs. Beaucoup craignent alors d’être arrêtés, tel les six Djougoutes arrêtés et internés au camp de Drancy en été 1941 ; Atchildi déclare d’ailleurs dans ses mémoires que certains d’entre eux seront retenus en otages en représailles à des actes de résistance à l’encontre des Allemands. Au début du mois de février 1942, les autorités allemandes adressent à la Préfecture de Police de Paris un document attestant l’exemption des Djougoutes aux lois sur le statut des juifs décrétées par l’Etat français. Le docteur Atchildi obtient en conséquence la libération de deux Djougoutes, avec l’aide de Julien Kraehling, avocat au Barreau de Mulhouse. Ce dernier fait parvenir un courrier aux chefs des familles boukhariotes de Paris le 23 août 1941, trois jours après les premières rafles. Cette lettre nous est rapportée dans l’ouvrage Journal de Nathan Davidoff. Le Juif qui voulait sauver le Tsar[13] :
« Monsieur Mayer Davidoff
Monsieur,
J’ai l’honneur, en vous joignant la copie de la lettre der Beauftracte des Militarbefehlshaber in Frankreich auprès du Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires du 22 août – Az : II/41 A/P., de vous confirmer que d’après l’entretien que j’ai eu le 22 août 1941 avec le Délégué du Militarbefehlshaben in Frankreich près le Commisariat aux Affaires Juives, le dossier de la communauté djougoutes a été envoyé à l’Institut Racial de Berlin pour une décision motivée et définitive tendant à établir que les Djougoutes soient considérés comme non-juifs. En attendant cette décision, il a ordonné qu’aucune mesure grave ne soit appliquée aux membres de la communauté djougoute à Paris.
Je vous prie de croire Monsieur, à l’assurance de mes sentiments distingués.
Signé : Julien Kraehling, Avocat au Barreau de Mulhouse »
Le 11 février 1942, Atchildi reçoit une lettre de Abdol-Hossein Sardari lui demandant d’insérer dans la liste des Djougoutes présents en France les noms de Juifs iraniens avant de remettre cette dernière aux autorités françaises. De son côté, Sardari s’adresse directement aux autorités allemandes en leur adressant deux lettres le 29 septembre 1942 et le 17 mars 1943 concernant le statut des Juifs iraniens : l’objectif est de les préserver de toute arrestation pouvant conduire à une déportation. Pour cela, le consul n’hésite pas à reprendre les termes de la propagande nazie, en déclarant dans sa seconde lettre que les Djougoutes détiennent en Iran « tous les droits et les devoirs civils, légaux et militaires au même titre que les musulmans » et en expliquant avec maints détails l’assimilation de cette minorité parmi la population iranienne et leur utilisation de la langue persane plutôt que le yiddish ou l’hébreu.
Le 4 mai 1943, Atchildi remet au Commissariat général aux questions juives une liste comprenant les noms de 41 Iraniens parmi les 91 personnes répertoriées comme des Djougoutes originaires d’Iran, d’Afghanistan et de Boukhara et résidant en région parisienne. Les Djougoutes seront définitivement exemptés de l’application des lois sur le statut des Juifs au printemps 1943 par les Allemands, puis par l’Etat français quelques semaines après, récompensant ainsi les efforts du consul Sardari, du docteur Atchildi, du maître Kraehling et des diplomates helvètes. Presque tous les Djougoutes survivront jusqu’à la fin de la guerre.
3) Délivrance de passeports
A partir de 1942 se dessine le projet de la « solution finale », à savoir l’extermination des Juifs par des méthodes de mise à mort industrialisées comme les chambres à gaz. Abdol-Hossein Sardari, prenant conscience de l’ampleur du dispositif, décide de délivrer des passeports iraniens à plusieurs familles juives mais non iraniennes sans mentionner sur les documents leur religion et sans avoir reçu la moindre autorisation légale de son gouvernement. Il va même jusqu’à cacher les biens d’un antiquaire dans les caves de l’ambassade ; les Allemands partis, le consul contactera cet antiquaire pour qu’il vienne récupérer ses biens. Sardari refusera d’ailleurs de rentrer en Iran lorsque le ministère iranien des Affaires étrangères le rappellera et restera en poste en France jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avant d’être chargé d’affaire à Bruxelles jusqu’en 1952. Plus de 2000 familles juives obtiendront un passeport grâce à ses efforts et pourront être sauvées.
4) Après la guerre
L’Histoire va oublier Abdol-Hossein Sardari qui va peu à peu sombrer dans l’anonymat. Fiancé à la chanteuse d’opéra chinoise Tchin Tchin, il doit supporter sa mort tragique en 1948 alors qu’elle se rend en Chine en proie à la guerre civile pour demander à ses parents l’autorisation de l’épouser. Lorsqu’il retourne à Téhéran en 1952, Sardari est accusé de faute pour la délivrance sans autorisation de nombreux passeports iraniens durant son consulat parisien. Il ne réussit à clarifier sa situation qu’en 1955, avant de prendre sa retraite du Corps diplomatique et de rejoindre la Compagnie nationale iranienne du pétrole.
Interrogé par le musée Yad Vashem en avril 1978 à propos de son action à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, Sardari répondra : « Comme vous le savez peut-être, j’ai eu le plaisir d’être le consul iranien à Paris sous l’Occupation allemande de la France et, à ce titre, il était de mon devoir de sauver tous les Iraniens, y compris les Juifs iraniens ».
Abdol-Hossein Sardari était également l’oncle du Premier ministre Amir Abbas Hoveyda, qui sera fusillé lors de la Révolution de 1979, et de l’ancien ambassadeur iranien aux Nations-Unies Fereydoun Hoveida, qui vécut d’ailleurs à ses côtés en 1942 et témoigna du rôle de son oncle. Sardari décède à Nottingham, près de Londres, en 1981.
III – Les réfugiés polonais en Iran durant la Seconde Guerre mondiale
1) Le contexte historique en Pologne
L’armée allemande envahit la Pologne le 1er septembre 1939, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale en Europe. Suivie par l’armée soviétique qui pénètre en Pologne le 17 septembre, l’armée polonaise, incapable de contenir les armées allemande et soviétique malgré quelques îlots d’héroïque résistance, est vaincue le 6 octobre. Dès lors, en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop, du nom des ministres des Affaires étrangères soviétique et allemand, la Pologne est partagée : la moitié occidentale, dont certains territoires sont annexés au Reich allemand, est gouvernée par un gouvernement général sous contrôle allemand et la moitié orientale est annexée par l’Union soviétique. Ainsi plusieurs millions de Polonais passent sous les autorités allemandes ou soviétiques.
Durant cette occupation, les Soviétiques ne déportent pas moins de 1,25 million de Polonais partout en Union soviétique. Cependant, ce chiffre n’est qu’une estimation puisque le nombre exact des victimes d’exécutions, notamment politiques, n’est pas connu. Parmi les Polonais déportés, environ 500 000 civils sont considéré par les autorités communistes comme « éléments antisoviétiques » et « socialement dangereux » ; ces derniers seront déportés vers des camps de travail situés au Kazakhstan ou en Sibérie. Il s’agit souvent de fonctionnaires, de juges, de membres des forces de police, de travailleurs forestiers, de colons, de petits agriculteurs, de commerçants, mais également de réfugiés venus de Pologne occidentale, d’enfants de camps de vacances et d’orphelinats, des membres de famille de personnes arrêtées, disparues ou évadées à l’étranger. Leur situation dans les camps soviétiques s’avérait terrifiante et nombre de ces déportés désormais emprisonnés mouraient d’épuisement au travail ou de malnutrition qu’aucune aide médicale ne pouvait endiguer.
Les Soviétiques vont occuper leur partie de la Pologne pendant presque deux ans, jusqu’à l’offensive allemande Barbarossa lancée le 22 juin 1941 dans le but d’envahir l’Union soviétique. Cette attaque allemande qui rompt en conséquence le pacte germano-soviétique va permettre aux Polonais de se réorganiser. Le 30 juillet 1941, le général Wladyslaw Sikorski, alors Premier ministre polonais en exil, et l’ambassadeur soviétique au Royaume-Uni Ivan Mayski signent un accord baptisé Sikorski-Mayski qui invalide les dispositions territoriales émises par le pacte Molotov-Ribbentrop. Cet accord permet le rétablissement de l’État polonais, l’amnistie des prisonniers de guerre polonais en Union soviétique et surtout la création d’une armée polonaise sur le sol soviétique que commandera le général polonais Wladyslaw Anders, nouvellement libéré de la prison Loubianka à Moscou en août 1941. Cependant, l’armée polonaise reconstituée manque de nourriture et ses soldats sont pour la plupart d’anciens déportés que l’emprisonnement a fortement affaiblis lorsqu’ils ne sont pas morts.
2) L’évacuation des réfugiés polonais en Iran
La situation en Iran n’est guère des plus agréables après l’invasion anglo-soviétique de 1941 : les Soviétiques ayant interdit le transfert de riz dans les parties centrale et méridionale du pays, provoque de la sorte une famine et une inflation croissante du prix des denrées alimentaires dans un pays déjà souffrant économiquement, les ressources nécessaires à l’effort de guerre comme les chemins de fer, les transports, les industries manufacturées ayant été placées sous le contrôle des Britanniques. Les Soviétiques décident de déplacer les Polonais combattants, pour la plupart abandonnés à leur sort, et les Polonais non-combattants, c’est-à-dire les réfugiés polonais non-militaires, les femmes et les enfants, dans des zones lointaines des combats, après la mer Caspienne.
Les premiers réfugiés polonais arrivent en Iran en mars 1942 par la ville portuaire de Pahlevi, connue aujourd’hui sous le nom d’Anzali. Devenue le point de débarquement le plus important, Pahlevi accueille jusqu’à 2500 réfugiés par jour. Au total, plus de 116 000 réfugiés polonais rejoindront l’Iran en 1942, dont environ 74 000 soldats et 41 000 civils parmi lesquels 5000 à 6000 étaient Juifs. Ayant souffert pendant deux années durant lesquelles se côtoyèrent la famine, les maladies causées par la malnutrition ou d’autres comme le paludisme, les fièvres et le typhus, les Polonais passent plusieurs jours en quarantaine dans des entrepôts portuaires de Pahlevi avant d’être envoyés à Téhéran. Le manque de nourriture laissant place à une nourriture enfin accessible, plus d’une centaine de réfugiés dont beaucoup d’enfants mourront de dysenterie aiguë consécutive à une soudaine alimentation excessive. De nombreux autres décèderont des suites de leurs maladies et de leur malnutrition à peine arrivés en Iran ; ils sont inhumés au cimetière arménien de Pahlevi.
Devant l’affluence des réfugiés polonais à Téhéran, les autorités durent réquisitionner des centres gouvernementaux pour les accueillir. Les militaires polonais furent quant à eux envoyé dans les centres de formation de Kirkouk et Mossoul, tous deux situés en Irak, avant de rejoindre les forces alliées dans la campagne d’Italie lancée en juin 1943.
Plusieurs milliers d’enfants orphelins ou ayant été séparés de leurs parents pendant les déportations successives seront envoyés dans des orphelinats iraniens, principalement à Mashhad et Ispahan en raison des conditions climatiques propices à la convalescence et au rétablissement. On estime à environ 2000 le nombre d’enfants polonais ayant séjourné entre 1942 et 1945 à Ispahan, se parant en cette période du surnom de « ville des enfants polonais ».
Cependant, l’Iran ne disposait pas des ressources et des infrastructures nécessaires pour accueillir durablement autant de réfugiés. La Grande-Bretagne canalisa à partir de l’été 1942 cet afflux migratoire massif en envoyant des réfugiés polonais dans ses diverses colonies : l’Inde, l’Ouganda, le Kenya et l’Afrique du Sud furent les principales destinations ; le gouvernement mexicain accepta également d’accueillir plusieurs milliers de Polonais.
3) La présence polonaise en Iran et l’accueil exemplaire des Iraniens
Certains réfugiés polonais choisirent de rester en Iran après la guerre, ayant retrouvé un équilibre de vie en travaillant ou en se mariant avec des Iraniens ou des Iraniennes. En dépit des nombreuses difficultés économiques qui touchaient l’Iran depuis son invasion par les Soviétiques et les Britanniques, les Iraniens ont chaleureusement accueilli les Polonais venus trouver refuge et le gouvernement iranien mit en place diverses mesures afin de leur fournir les soins et les provisions nécessaires. De plus, il développa une politique d’accueil pour que les Polonais puissent se sentir à leur aise, qui se manifesta par la construction d’écoles et d’organisations éducatives et culturelles dans lesquelles le persan aussi bien que le polonais furent enseignés, de même que l’histoire et la géographie iraniennes et polonaises. Des magasins, des boulangeries, des entreprises ainsi que des agences de presse polonaises furent créés.
Avec le temps, la plupart des vestiges de cette présence polonaise en Iran se sont estompés. Cependant, avec les décès de près de 3000 réfugiés au cours des premiers mois suivant leur arrivées, de nombreux cimetières abritent des sépultures aujourd’hui encore entretenues et sur lesquelles les noms sont inscrits en polonais. Par exemple, le cimetière catholique de Doulab, à l’est de Téhéran, comporte 1937 tombes polonaises, ainsi que 56 tombes juives sur lesquelles figure l’étoile de David.
En 1983, le réalisateur iranien Khosrow Sinâï[14] présenta un documentaire intitulé Le Requiem perduconsacré aux 300 000 réfugiés polonais en Iran pendant la Seconde Guerre mondiale.
Troisième partie :
La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre en Iran (1942-1947)
I – Le « Corridor perse », objectif de l’invasion de l’Iran
Une fois l’Iran conquis et contrôlé par les Soviétiques et les Britanniques, le matériel militaire américain peut enfin être acheminé depuis les ports du golfe Persique jusqu’en Union soviétique à travers un cheminement qui est surnommé le « Corridor perse ». Les États-Unis décident de renforcer leur implantation avec l’envoi d’une force militaire, dont la principale mission est de maintenir les voies de chemin de fer iranienne et d’assurer l’efficacité des convois. De leur côté, les Soviétiques déploient des troupes au Moyen-Orient afin de soutenir les Britanniques.
Les troupes américaines participent à l’acheminement sous le commandement du Persian Gulf Service Command, dénommé dans un premier temps Iran-Irak Service Command, et placé sous les ordres du général de brigade Donald H. Connolly. Il succède en octobre 1942 à la mission militaire américaine commandée par le colonel Son G. Shingler déployée avant l’entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941.
Provenant des États-Unis ou du Canada, le matériel était acheminé par voie maritime jusqu’aux ports irakiens de Bassorah et Umm Qasr et iraniens de Bandar Abbas, Bandar-é Shahpour (aujourd’hui Bandar Imâm Khomeyni), Tshâbahâr, Khorramshahr, Boushehr, Assalouveh, Mahshahr. Le matériel est ensuite affrété en convois ferroviaires ou routiers en direction d’Achgabat ou Bakou via Téhéran pour être ensuite convoyé soit par route, soit par transport maritime vers les ports de Bakou et Makhatchkala (en Russie) depuis les ports de Bandar Anzali, Noshahr, Bandar-é Shâh (aujourd’hui renommé Bandar Torkoman), port Amir Abad et Fereydoun Kenar, situés sur les côtes de la mer Caspienne au nord de l’Iran.
D’autres convois reliaient directement Qazvin en partant de Basorah et Beslan depuis Dzhulfa sans passer par la capitale. Les convois remontent du sud vers le nord en passant par les villes de Andimeshk, Shiraz, Malâyer au sud, Ispahan, Khorram Abâd, Hamadân, Qom et Kâshân au centre, Karadj, Téhéran, Semnân, Shahroud et Sâri au centre-nord, avant de se diriger soit vers Mashhad au nord-est pour rejoindre le port de Türkmenbachi et les villes d’Achgabat et Serdar au Turkménistân, soit vers Zandjân, Miâneh, Tabriz au nord-ouest pour rejoindre les villes de Lankaran (Azerbaïdjân), Erevan (Arménie), Tbilissi (Géorgie) et Beslan (Ossétie du Nord).
Les moyens déployés par les Alliés pour acheminer le matériel par le corridor iranien fut véritablement colossal : avec l’aide du Commonwealth britannique, les Etats-Unis livrèrent aux Soviétiques plus de 5 millions de tonnes de matériel et de ravitaillement destiné aux troupes d’occupation en Iran. Une partie du matériel rejoignait le front nord-africain après août 1943, année durant laquelle l’Afrique du Nord fut libérée des Allemands, permettant ainsi la navigation des convois alliés dans la Méditerranée en passant notamment par le canal de Suez. Il faut cependant attendre l’entrée en guerre de la Turquie contre l’Allemagne le 25 février 1945 pour qu’elle autorise les convois de ravitaillement à circuler sur son territoire ou à franchir la mer Noire.
Les convois étaient répartis entre le Quatermaster Corps américain et le Royal Army Service Corpsbritannique, suppléés tous deux par un personnel civil regroupant des manœuvres, des comptables et des ingénieurs. Les Américains sont en cette période appréciés de la population en raison de l’inexistence d’un passé colonial en Iran, contrairement aux Russes et aux Anglais. Des conseillers américains furent d’ailleurs détachés auprès du gouvernement iranien ou des forces armées, à l’image du colonel Herbert Norman Schwarzkopf, ancien commissaire de police du New Jersey, qui fut chargé de 1942 à 1946 de la formation de la gendarmerie impériale[15].
II – Évolution politique de l’Iran entre 1942 et 1945
1) Conséquences immédiates de la Seconde Guerre mondiale pour l’Iran
Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale seront des plus désastreuses pour l’Iran, non seulement en raison de l’irrespect des Occidentaux envers sa neutralité, mais également en raison de la perte soudaine et brutale de son indépendance.
La mainmise sur les ressources iraniennes par les Britanniques, les Soviétiques et nouvellement les Américains, provoquent des conséquences des plus préjudiciables pour les Iraniens : les principales routes du pays, ainsi que le réseau ferré, sont sous leur contrôle, la main-d’œuvre utilisées pour l’effort de guerre étant bien entendu des ouvriers iraniens forcés de travailler et sous-payés. Le peu de ressources disponibles pour l’agriculture entraîne une mauvaise récolte en 1942, provoquant une famine dont mourront plusieurs milliers d’Iraniens, déjà éprouvés par l’important afflux de réfugiés venus d’Europe qu’ils reçurent du mieux possible compte tenu des circonstances et du manque de nourriture partout dans le pays. L’instabilité politique est la plus totale et le nouveau souverain doit son pouvoir au soutien d’abord britannique, puis américain, dont il n’est qu’une simple marionnette à laquelle n’est conféré qu’un pouvoir sobrement protocolaire.
En janvier 1942 est signé entre l’Iran, l’URSS et la Grande-Bretagne un traité reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de l’Iran, ainsi que son intégrité, en échange de sa pleine coopération logistique, mais non militaire, avec ses occupants. De plus, les envahisseurs promettent de sauvegarder l’économie iranienne des conséquences de la conflagration, ainsi que de quitter le territoire iranien « pas plus de six mois après la cessation des hostilités », conformément au cinquième article de l’accord. Au printemps, l’Iran n’entretient définitivement plus aucune relation avec les puissances de l’Axe et l’ensemble de leurs ressortissants sont expulsés. L’Allemagne mène toutefois durant l’été l’opération Fall Blau, destinée à s’emparer des zones pétrolifères de Bakou[16].
2) La Conférence de Téhéran (28 novembre – 1er décembre 1943)
L’Iran déclare officiellement la guerre à l’Allemagne le 9 septembre 1943, peu de temps avant la conférence dite des « Trois Grands » qui se tint à Téhéran du 28 novembre au 1er décembre 1943, au cours de laquelle Franklin D. Roosevelt, Winston Churchill et Joseph Staline, respectivement président des États-Unis, Premier ministre britannique et secrétaire général du Parti communiste soviétique, délibérèrent et adoptèrent l’action politique et militaire convenue à l’égard du IIIème Reich et de l’Empire du Japon. C’est également au cours de cette conférence que Roosevelt présente à Staline le projet des Nations Unies à travers l’idée d’une organisation internationale regroupant les Etats afin d’exposer et de résoudre leurs différents.
L’entrée de l’Iran dans le conflit mondial fut surtout la condition préalable à la disposition d’un siège iranien au futur Conseil des Nations Unies, dont la Déclaration est signée par le Shâh. Les historiens occidentaux n’ont retenu de cette conférence que cette décision ; pourtant, c’est durant cette conférence de Téhéran qu’est signée la « Déclaration des trois puissances concernant l’Iran », attribuant la fourniture d’une assistance économique jusqu’au terme du conflit et au-delà. De plus, cette déclaration engage les trois protagonistes à respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Iran. Nous verrons dans un autre article que cela ne fut pas le cas pour les Soviétiques qui ne quittèrent l’Iran qu’en mai 1946 sous la pression de l’ONU nouvellement créée (les Britanniques et les Américains s’étaient quant à eux retirés en janvier 1946). Le sort de la Turquie et de l’Iran sont âprement discutés et donne lieu à la signature le 1er décembre par les trois puissances alliées d’un protocole reconnaissant les préjudices subis par l’Iran et la nécessité d’instaurer une aide économique pour la reconstruction du pays.
Téhéran est également durant cette période la scène d’un affrontement plus secret et plus mythique entre les services de renseignements alliés et allemands. Des rapports du NKVD, les services de contre-espionnage soviétiques, attestent du projet d’assassinat des trois dirigeants par des commandos allemands conduits par Otto Skorzeny, officier SS dont la légende s’est forgée autour de son audace lors de missions particulièrement périlleuses, comme ce fut par exemple le cas lors de l’opération Eiche[17]. Le responsable de la sécurité de Roosevelt, Mike Reilly, informé plusieurs jours avant la tenue de la conférence, est chargé de sécuriser la capitale et la légation américaine où Roosevelt est sensé s’installer le 27. Avant son retour au Caire, le NKVD l’informe du parachutage la veille de plusieurs dizaines de commandos allemands sur Téhéran. En réalité, la situation fut moins dangereuse que voulurent bien le faire croire les Soviétiques : en effet, bien que les services de renseignement britannique et américain nient l’existence d’une telle opération, Otto Skorzeny confirmera que cette dernière fut envisagé mais immédiatement rejetée par Hitler avant toute planification puisque jugée irréalisable.
III – Conclusion
Les troupes américaines et britanniques quittent l’Iran en janvier 1946, conformément à leurs engagements. Cependant, les Soviétiques, qu’animent d’expansionnistes desseins en Azerbaïdjan iranien, refusent de se retirer du nord-ouest du pays, en proie depuis novembre 1945 à des révoltes sécessionnistes menées par des gouvernements séparatistes soviético-communistes proclamant l’indépendance de cette région. Débute alors la crise irano-soviétique, considérée comme le commencement de la Guerre froide entre les puissances américaine et soviétique. Nous retracerons dans un autre article cet épisode de l’Histoire moderne de l’Iran, parmi les plus importants pour comprendre le nationalisme iranien et l’influence qu’eurent les États-Unis sur la politique intérieure iranienne durant le règne de Mohammad Rezâ Shâh Pahlavi.
En 2009, le président de la République islamique d’Iran Mahmoud Ahmadinejad adresse une lettre au secrétaire général de l’ONU afin de réclamer une indemnisation pour l’occupation de l’Iran et les préjudices subis par le peuple iranien de 1941 à 1946. Il déclare publiquement :
« Nous réclamerons des compensations pour les dommages de la Seconde Guerre mondiale qu’a subi notre pays. J’ai désigné une équipe pour le calcul des coûts, j’écrirai une lettre au secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon demandant à ce que l’Iran soit dédommagé. Pendant cette période la population iranienne a subi une lourde pression et le pays de lourds dégâts mais l’Iran n’a jamais reçu aucune compensation à ce jour. »
L’ONU se distinguera par l’élégance de son absence de réponse… L’Iran n’a à ce jour jamais été indemnisé pour son invasion et son occupation durant la Seconde Guerre mondiale.
[1] Ahmad Matin-Daftari (1897-1971) fut également sénateur. Il était titulaire d’un doctorat passé en France.
[2] Mahmoud Jâm (1884-1969) fut Premier ministre du 3 décembre 1935 au 26 octobre 1939. Francophone autodidacte, il occupa diverses fonctions comme professeur de français, traducteur, ministre des Affaires étrangères, ministre des Finances, ministre de l’Intérieur, sénateur et ambassadeur en Égypte et en Italie. Son fils Fereydoune épousera Shams Phalavi, la sœur de Mohammad Rezâ Pahlavi.
[3] Ali Mansour (1890-1974) fut également ambassadeur en Italie, au Vatican et en Turquie, ainsi que Premier ministre à deux reprises (une seconde fois du 23 mars au 26 juin 1950).
[4] Après des études primaires et secondaires à Téhéran, Gholâmali Bâyandor (né le 13 décembre 1898) est admis à l’École de l’Armée en 1920, d’où il sort avec le grade de second lieutenant. Il participe en 1921 aux opérations de pacification dans la province du Mâzandarân qui lui vaudront la médaille d’or des opérations militaires remise par Rezâ Pahlavi, alors sardâr-é sepâh. Bâyandor part ensuite se spécialiser en France à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et à l’École de Guerre de Paris. Il fera également partie des premiers officiers envoyés en formation en Italie en 1931 afin de composer la Marine impériale iranienne dont il prend le commandement. L’amiral Bâyandor est tué le matin du 25 août 1941, refusant de quitter son bâtiment qui est en proie aux tirs britanniques.
[5] Nous reproduisons ici cette déclaration, en date du 25 shahrivar 1320, correspondant au 16 septembre 1941 :
« Pahlavi, Chah d’Iran,
Considérant le fait, que j’ai dépensé toute mon énergie dans les affaires du pays durant toutes ces années et m’y suis affaibli, je sens que maintenant le temps est venu pour une jeune personne énergique et habile de prendre en charge les affaires du pays, qui nécessitent de constantes attentions, et de s’en donner les moyens, pour la prospérité et le bien-être de la nation. Ainsi, j’ai confié la charge monarchique au Prince Héritier, mon successeur, et me suis résigné. À partir de ce jour, le 25 shahrivar 1320, la nation entière, à la fois les civils et les militaires, doivent reconnaître en la monarchie mon Prince Héritier et successeur légal, et faire pour lui tout ce qu’ils ont fait pour moi, protégeant les intérêts du pays.
Palais de Marbre, Téhéran, 25 shahrivar 1320, Reza Chah Pahlavi »
[6] Yves Bomati et Houchang Nahâvandi, Mohammad Réza Pahlavi : le dernier shah / 1919-1980, Perrin, 2013.
[7] Cette anecdote est rapportée par Amir Aslan Afshar et Ali Mirfatrous dans leur ouvrage Mémoires d’Iran : complots et trahisons, Mareuil Editions, 2016.
[8] Shâpour Bakhtiâr, Yekarnagi (Ma Fidélité), éditions Khâvarân, Téhéran, 1982, p. 31.
[9] Shâpour Bakhtiâr, extraits de Ma fidélité, éditions Albin Michel, 1982, pour la France et éditions Khâvarân, 1982, pour l’Iran.
[10] Nous pouvons déceler dans ces propos une certaine rancœur vis-à-vis de la révolution qui l’a chassé du pouvoir seulement trois années avant la parution de son ouvrage.
[11] Il nous a paru intéressant de souligner cette citation : serait-ce un tacle adressé à l’ayatollah Khomeyni, justement âgé de 77 ans en 1979 et prenant le pouvoir pour instaurer une nouvelle Constitution en Iran ?
[12] Cf. note précédente.
[13]Journal de Nathan Davidoff. Le Juif qui voulait sauver le Tsar, éditions Ginkgo, 2002, p. 171.
[14] Né le 19 janvier 1941, Khosrow Sinâï décède de la covid-19 le 1er août 2020. Il fut élevé au rang de chevalier de l’ordre du mérite de la République de Pologne en 2008.
[15] Le colonel Schwarzkopf sera en 1953 l’un des organisateurs de l’opération AJAX et durant plusieurs années l’un des formateurs de la tristement célèbre Savak. Son fils, Norman Schwarzkopf, ancien élève de la Community High School de Téhéran, deviendra célèbre en menant la guerre du Golfe dans les années 1990.
[16] Dernière phase de l’offensive, l’opération Edelweiss conduite de juin à septembre 1942 sera un échec pour les Allemands qui ne parvinrent à conquérir l’Azerbaïdjân et à conséquemment rompre le Corridor perse.
[17] L’opération Eiche, menée le 12 septembre 1943, permit de libérer Benito Mussolini retenu prisonnier au Campo Imperatore, en Italie.