par Morgan Lotz
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Henry Corbin (1903-1978) figure parmi les plus éminents penseurs occidentaux du 20ème siècle. Il fut à la fois philosophe, traducteur, orientaliste et historien spécialisé sur le Shî’isme et l’Iran.
Son apport fut double : d’une part, ses traductions inédites des plus importants penseurs iraniens tels Sohravardî, Mollâ Sadrâ Shîrâzî ou bien encore Rûzbehân, et, d’autre part, ses analyses détaillées du Shî’isme et de la spiritualité iranienne, comprenant des études sur la spiritualité des grands mystiques du Shî’isme et la philosophie islamique de l’Orient musulman.
Figurant parmi les rares orientalistes à étudier la gnose shî’ite, ses travaux portent également sur l’œuvre du soufi Ibn ‘Arabî et de son disciple shî’ite Haydar Amolî. Concordant avec une mondialisation de la philosophie, ses études ouvrent ainsi la voie à de nouvelles découvertes en cette matière pour l’Occident qui les ignorait jusque là. Ses multiples traductions apportent une vision nouvelle de la philosophie islamique en présentant les spiritualités du Shî’isme et de l’Iran, bien souvent entremêlées.
Menant l’existence d’un chercheur infatigable guidé par l’intuition d’un découvreur hors-pair, Henry Corbin deviendra l’un des derniers grands érudits français.
Henry Corbin, une vie, une œuvre
Une rencontre et la naissance d’une vocation
Henry Corbin naquit le 14 avril 1903 à Paris. Il se dirige vers des études d’orientalisme et sera l’élève d’éminents professeurs comme Etienne Gilson et Jean Baruzi. Mais c’est Louis Massignon, qu’il considèrera comme son maître, qui lui fera découvrir Sohravardî et la « théosophie orientale ». De là va naître une véritable vocation pour la philosophie orientale, qui s’orientera au fil de ses découvertes vers la philosophie iranienne.
Il épouse en 1933 Stella Leenhardt (1910-2003). Corbin dira de son épouse qu’elle devint « la compagne et collaboratrice de toute son œuvre. »
Il débutera sa carrière comme bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, poste qu’il occupera jusqu’en 1939. Il réalise plusieurs séjours en Allemagne et, fort de ses connaissances acquises dans la langue de Goethe, traduira en 1937 l’ouvrage Qu’est-ce que la métaphysique ? de Martin Heidegger, attiré par sa rupture avec le rationalisme strict présent dans les universités européennes.
Rattaché de 1939 à 1945 par Julien Cain à l’Institut français d’Istanbul, il est missionné pour créer un département d’iranologie à l’Institut de Téhéran, qu’il dirigera de 1946 à 1970. Découvrant les ouvrages classiques de la philosophie iranienne et shî’ite qu’il cherchera toute sa vie dans les bibliothèques turques et iraniennes, il fonde la « Bibliothèque iranienne » pour les présenter aux lecteurs français. C’est un domaine où la présentation et la traduction des textes demeuraient encore totalement inédites.
Le porteur d’un enseignement inconnu
Dès lors, Henry Corbin partage sa vie entre Paris et l’Institut d’iranologie présent aux universités de Téhéran et Mashhad. Il occupera durant plus de trente ans le poste de professeur à l’Université de Téhéran.
Il obtient en 1954 le poste de directeur d’étude dans la matière « Islamisme et religions de l’Arabie » à l’Ecole pratiques des hautes études, succédant ainsi à son ami Louis Massignon.
Il fonda en 1974 l’Université Saint-Jean de Jérusalem, consistant en un centre international de recherche spirituelle comparée où se rencontrent de nombreux érudits et chercheurs dans divers domaines touchant aux religions et à la spiritualité.
Henry Corbin présentera également vingt-quatre conférences lors des rencontres annuelles du cercle d’Eranos, entre 1949 et 1977. Il puisera à travers ses rencontres les éléments fondateurs de sa philosophie et se liera d’amitié avec le célèbre psychiatre suisse Carl Gustav Jung et l’historien des religions roumain Mircea Eliade.
Il enseigne également de 1970 à 1973 à l’Istituto ticinese di alti studide Lugano, en Suisse.
Christian Jambet prolongera le travail de Henry Corbin dont il fut l’élève. Il étudiera la théologie dogmatique shî’ite, permettant ainsi de comprendre ce qui s’avère être un kalâm shî’ite, intrinsèque selon lui à la Révolution islamique de 1979.
Henry Corbin refuse toute idéologie et philosophie de l’histoire : la foi intérieure est orientée par la fin des temps, qu’il ne traduit pourtant pas comme une catastrophe définitive, mais en un « événement de l’âme ». Cette quête, marquée par la spiritualité et l’eschatologie, le renforcera dans sa foi chrétienne.
Il porta aussi ses activités dans la franc-maçonnerie en tant qu’initié au Rite écossais rectifié. Il sera reçu le 5 mai 1962 dans la loge dénommée « Les Compagnons du Sept » (située à Saint-Germain en Laye), appartenant à la Grande Loge nationale française. Après être devenu maître en 1964, il sera « maître écossais de Saint André » en 1972 puis « écuyer novice » en janvier 1973. Il sera également membre du Grand Prieuré des Gaules et d’un Chapitre de la Sainte Arche royale de Jérusalem. La Grande Loge du Royal Order of Scotland le recevra à Edimbourg le 7 juillet 1978.
Citons encore quelque uns de ses ouvrages : Le Paradoxe du monothéisme, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Face de Dieu, face de l’homme, Temple et Contemplation, L’Homme de Lumière dans le soufisme iranien ou bien encore L’Homme et son ange. Initiation et chevalerie spirituelle.
Henry Corbin décède à Paris le 7 octobre 1978. Une rue lui rend hommage dans Téhéran ; elle est située perpendiculairement à la rue Neauphle-le-Château dans laquelle se trouvent de nombreuses ambassades, dont l’ambassade de France. L’écrivain iranien Daryush Shayegan, qui fut aussi son élève, lui rendra hommage en publiant en 2011 un ouvrage intitulé Henry Corbin, penseur de l’islam spirituel.
Henry Corbin, transmetteur d’un savoir ignoré
L’exploration d’une Connaissance révélée
Henry Corbin se fait connaître en 1937 avec la traduction de Qu’est-ce que la Métaphysique de Martin Heidegger. Il y puisera sa conception de l’« herméneutique » qui lui permettra de comprendre l’exégèse dont l’ésotérisme islamique se pare. C’est à travers elle que Corbin aborde les thèmes de la « Connaissance » et du « récit visionnaire, du monde imaginal et de l’imagination créatrice en tant que faculté théophanique, du corps spirituel ou de la terre céleste, de l’imâmologie, de l’angélologie et du drame dans le ciel », etc., qui inspireront autant de livres et de conférences. Ces créations sont pour lui le départ d’une « philosophie prophétique qui sera la base d’une herméneutique spirituelle concernant le Livre Saint ». Selon lui, c’est en cette théosophie que doivent se réconcilier les facultés de vision et de rationalité présentes en l’Homme.
Contrairement aux premières idées des orientalistes du début du 20ème siècle, la Pensée islamique ne se contente pas de l’apport philosophique grec, ni même du kalâm (science religieuse travaillant avec l’argumentation rationnelle et la dialectique) sunnite ou du soufisme. De même, l’histoire de la philosophie islamique ne s’arrête pas lorsqu’Averroès, philosophe arabe de Cordoue, apporte ses commentaires d’Aristote et ses analyses critiques des philosophes al-Ghazâlî et Avicenne.
Henry Corbin décrit la disparition d’Averroès comme la fin du péripatétisme arabe et le terme du dialogue improductif entre kalâm (science religieuse travaillant avec l’argumentation rationnelle et la dialectique) et falâsifa (philosophie hellénisante). Le nouvel essor de la philosophie islamique naît avec son passage dans le monde iranien au 12ème siècle : c’est l’œuvre fondatrice de Sohravardî. Elle y puise une vitalité qui lui permet de réaliser indubitablement certaines potentialités n’exigeant aucunement le reniement des apports de la pensée grecque. Henry Corbin la décrira comme capable « d’interpréter les archétypes platoniciens en termes d’angélologie zoroastrienne. » Il précise aussi dans ses travaux l’influence que put exercer le zoroastrisme et le mazdéisme sur le shî’isme : il existe en effet un lien entre le cycle du mondetel que le révèle le zoroastrisme et le cycle du monde révélé par la prophétie. De la sorte, alors que le Mahdi, douzième Imâm shî’ite, réapparaîtra de son occultation sur le minaret du mausolée de Masshad, le sauveur du monde Saoshyant qu’annonçait Zoroastre poindra d’un lac d’Iran lorsque sonnera l’heure de la fin.
Henry Corbin décèle de nombreuses concordances entre les gnoses shî’ite et chrétienne. Haydar Amolî identifiera le Paraclet annoncé par Jésus-Christ dans l’Évangile de Jean[1] comme étant l’Imâm caché, de même qu’il rapprochera le règne du Saint-Esprit annoncé en Occident par Joachim de Flore avec le règne de la walâyat éternelle, à la fois vérité et esprit pour le Shî’sme duodécimain.
Il rejoint le philosophe allemand Friedrich von Schelling en expliquant le fondement du monothéisme par l’existence antérieure du polythéisme en raison de la distinction de Dieu et des différentes théophanies. Nous ne pouvons comprendre les évènements du monde imaginal parce qu’ils n’appartiennent en aucun cas à l’une de nos catégories historiques quelconque : manifestations divines, seule une poignée d’hommes pourront en témoigner. Ainsi Henry Corbin retrouve-t-il le sens de la chevalerie spirituelle, dont il rappellera dans le quatrième tome de En Islam iranien l’existence à Strasbourg au 14ème siècle, fondée par le mystique rhénan Rulman Merswin.
Entre tradition et ésotérisme : une quête de l’accomplissement spirituel
A travers ses multiples comparaisons entre les différentes traditions spirituelles issues des monothéismes, Henry Corbin élabore un « ésotérisme abrahamique » et un « œcuménisme spirituel » rétablissant les liens rompus par la sécularisation des religions.
L’ésotérisme shî’ite forme l’un des aboutissements de l’ésotérisme abrahamique. Mais l’analyse de Henry Corbin va beaucoup plus loin : l’ésotérisme shî’ite détient une réponse aux perditions métaphysique que rencontrent les systèmes théologiques obéissant à un dogme ayant réifié Dieu en une idole métaphysique. Et c’est cet « Être suprême » que l’athéisme dénonce lorsque s’affaiblissent la présence séculière de l’Église romaine, qui formait alors toute sa puissance, et les ramifications protestantes sécularisées.
Œuvrant pour l’accession à un savoir appartenant au patrimoine intellectuel de l’humanité, Henry Corbin ne cessera d’explorer les enseignements concernant la connaissance visionnaire que porte l’Islam shî’ite, notamment dans son ouvrage Avicenne et le récit visionnaire, paru en 1954. Il s’agit dès lors de voyager à travers cette connaissance spirituelle conçue comme une véritable gnose. Entre Dieu et l’Homme, le monde imaginal se meut là où seule la vision mystique peut parvenir, détachée du monde sensible qui constitue son exil. Ce monde imaginal, décrit par Sohravardî et Ibn ‘Arabî aussi bien que par Jacob Böhme et Swedenborg, se révèle un lieu sur lequel seuls les yeux de l’âme peuvent porter leur regard. Henry Corbin retrouve la tradition néo-platonicienne, lui qui parlera de l’« Ange-Esprit-Saint ». Jamais la mystique du pur dépouillement ne sera pour lui une mystique du vide ; les récits visionnaires portés à l’humanité par les Livres saints ne sont guère des mythes ou des contes enfantins.
L’idée du monde visionnaire répond à l’appel prononcé par l’idée de la Résurrection ; cette complémentarité nous conforte dans l’expérience de la Résurrection qui doit se produire en nous. C’est au cœur de la vision mystique qu’elle peut se révéler à l’Homme. L’Islam l’a longuement et intensément étudié quand l’Occident en a rejeté toutes les caractéristiques au nom d’un « progrès moderniste ».
Le biographe des Sages de Lumière
Ses ouvrages présenteront en Occident des penseurs iraniens jusqu’alors inconnus : L’Archange empourpré, quinze traités et récits mystiques (paru en 1976) présente Shihâbôddîn Yahyâ Sohravardî, et L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî (paru en 1958) présente Ibn ‘Arabî. A propos de l’absence de la philosophie iranienne parmi les études occidentales, Henry Corbin écrira dans le prologue de son ouvrage En Islam iranien : « Cette absence a appauvri, amputé, notre connaissance de l’homme. »
De plus, Henry Corbin permet à un grand nombre de lecteurs d’accéder à des connaissances qui leur étaient jusque là inconnues. Lui qui maîtrise le turc, le persan et l’arabe traduit et commente le Livre des pénétrations métaphysiques de Mollâ Sadrâ Shîrâzî (1964), Le Jasmin des fidèles d’amour de Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Texte des textes et La Philosophie Shî’ite de Haydar Amolî. Terre céleste et corps de résurrection (1960) présente l’évolution de l’eschatologie depuis l’Iran mazdéen jusqu’à l’Iran shî’ite.
L’avertissement à l’Occident
Mais l’œuvre de Henry Corbin prend également une dimension qui dépasse l’exégèse historique : il considère la Tradition orientale comme un bouclier contre les graves dangers encourus par l’Occident, à savoir la désacralisation et la sécularisation, semblant trouver leur paroxysme dans le nihilisme.
À la différence de René Guénon qui rejeta en bloc l’Occident et tous ce qui s’y rapporta, Henry Corbin décèle dans la rencontre entre l’Orient et l’Occident la possibilité pour ce dernier de se sauver du rejet et de la négation de lui-même et de ses propres valeurs.
[1] Les paroles de Jésus-Christ concernant le Paraclet se retrouvent dans l’Evangile de Jean aux chapitres 14, versets 16 et 26 ; chapitre 15, verset 26 ; chapitre 16 versets 7 à 11 et chapitre 16, versets 13 à 14.