par Morgan Lotz
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Différentes recherches menées dans les années 1890 affirmant le potentiel pétrolifère de l’Iran et une rencontre avec Antoine Ketâbshi Khân, alors commissaire général perse de l’Exposition universelle de Paris en 1900 et ami proche du Premier ministre Amîn-al-Soltân, poussèrent d’Arcy à développer ses investissements dans ce domaine. Aussi prit-il l’initiative d’envoyer à Téhéran des émissaires chargés de négocier en son nom l’acquisition d’une concession, en collaboration avec les réseaux d’influence de Ketâbshi Khân et le soutien de Sir Drumond Wolff. Bien que les travaux de Jacques de Morgan[1] expliquaient la présence de ressources pétrolières dans le sud-ouest de l’Iran, nombre d’investisseurs se montrèrent réticents en raison de l’annulation de la concession de Reuter et de son échec concernant la Persian Bank Mining Rights Corporation, ainsi que de l’escroquerie de la loterie nationale perse[2].
Après une rencontre entre Ketâbshi Khân et d’Arcy à Paris le 8 janvier 1901, l’homme d’affaire britannique, convaincu par son interlocuteur, accepte de négocier une concession excluant les provinces frontalières avec la Russie. D’Arcy envoie son représentant Alfred Marriot rencontrer à Téhéran le ministre britannique Sir Arthur Hardinge[3] avec qui débutent les négociations le 16 avril 1901, dans une période où s’affrontent les rivalités russes et britanniques pour définitivement s’assurer leurs intérêts stratégiques et économiques, les Britanniques voyant dans l’influence russe une menace directe à l’encontre de ses intérêts indiens qui, rappelons-le, s’étendent à l’époque sur une région comprenant l’actuel Pakistan. L’éventuelle attribution d’une concession à d’Arcy obtient immédiatement le soutien du gouvernement anglais qui y voit une possibilité de rééquilibrer en leur faveur l’influence de la Grande-Bretagne dans la région. Découvrant les négociations en cours entre le souverain iranien et les représentants de D’Arcy, le gouvernement russe tente de les enrayer sans parvenir tout au plus à les embarrasser, D’Arcy ayant alloué au shâh 5 000 livres supplémentaires en échange de la concession.
Mozaffaraldin Shâh signe l’acte de concession le 28 mai 1901, octroyant ainsi à D’Arcy pour une période comprenant soixante années les droits exclusifs en matière de prospection, d’exploration, d’exploitation, de transports et de vente du gaz, du pétrole, de l’asphalte et des différentes cires minérales comme l’ozokérite, en l’échange sous un délai d’un mois de 20 000 livres en monnaie fiduciaire, 20 000 livres en actions et 16% des bénéfices nets de la société d’exploitation. Cependant, les cinq provinces situées dans le nord de l’Iran ne furent pas comprises dans l’accord en raison de leurs frontières avec l’Empire russe. De plus, la concession lui octroyait également le droit d’installer un oléoduc rejoignant les côtes du Golfe persique afin de desservir les raffineries qu’il était autorisé à construire. Les Russes manifestèrent leur opposition à cette close, réduisant conséquemment la valeur des concessions pétrolières qu’ils espéraient obtenir dans le nord de l’Iran. Le gouvernement iranien se réservait pour sa part la nomination d’un commissaire impérial en charge de veiller à la sauvegarde des intérêts iraniens au sein de la société que d’Arcy avait l’obligation de créer dans les deux ans s’il ne voulait pas voir sa concession annulée – la First Exploitation Company voit le jour en 1903. Enfin, la concession prévoyait l’exemption de taxes et de droits sur toutes les exportations et importations jusqu’à son expiration qui verrait la totalité des actifs revenir à l’Etat iranien sans indemnités versées au concessionnaire. The concession was to become void if D’Arcy had not established within two years a company or several companies.
Une équipe constituée d’Alfred Marriot, du docteur M. Y. Young et de Georges Reynolds, un spécialiste des forages pétroliers, fut envoyée à Qasr-é Shirin, dans la province de Kermânshâh, un territoire aux conditions difficiles où de nombreuses tribus refusaient l’autorité royale et dont l’infrastructure routière quasi inexistante compliquait le transport de matériel depuis les ports du Khouzistân, situés à près de 500 kilomètres. La population locale est en cette époque fort peu encline à accueillir la présence d’étrangers et nombres de sectes shî’ites dominent encore la zone, échappant au contrôle des autorités centrales de Téhéran. Retardée par des problèmes d’organisation en raison d’une situation géographique compliquée en transportant le matériel de forage le plus souvent à dos de mulet pour franchir les montagnes, l’équipe de D’Arcy ne peut débuter son premier forage qu’à la fin de l’année 1902 dans des conditions complexes ; les pannes dû aux grosses chaleurs – la température peut atteindre les 48 degrés Celsius – et l’approvisionnement parfois impossible en raison du terrain perturbaient le déroulement des opérations de forage. Le financement ne tarda pas à manquer : les 160 000 livres déjà dépensées ne suffisaient plus et D’Arcy se vit contraint d’avancer à nouveau 120 000 livres pour financer une station de forage qui ne lui rapporta pratiquement pas de pétrole en 1903. Dès lors, il demande à l’Amirauté britannique un prêt qui lui est refusé ; en effet, le pétrole n’est en cette période pas encore considéré comme une ressource essentielle. Ses dépenses avoisinent en 1905 les 225 000 livres, le forçant à hypothéqué ses avoirs australiens.
Le début de l’année 1904 devient finalement plus propice : le puits de Qasr-é Shirin permet une production d’environ 750 litres par jour, ce qui ne suffit toujours pas à rentabiliser les coûts d’une telle entreprise. À la recherche d’investisseurs, notamment auprès de la famille Rothschild en France à qui il tente de vendre la concession, D’Arcy est finalement contacté par l’Amirauté qui avait reconsidéré sa demande de financement et craignait une perte de la concession au profit de puissances étrangères, notamment la Russie ou la France. Jouant les entremetteurs, elle met d’Arcy en contact avec la British Burmah Oil Company : les deux entreprises associées forment en 1905 le Concessions Syndicate Ltd., renommé plus tard la Anglo-Persian Oil Company. Le financement nécessaire est maintenant prit en charge par les nouveaux investisseurs et de nouveaux forages sont entrepris dans le nord d’Ahvâz à Masdjed-é Soleymân en janvier 1908, après l’abandon des deux premiers puits. Les conditions ne furent guère plus rassurantes, l’eau potable ayant rendu malades l’ensemble de l’expédition et le directeur des forages Reynolds devant même verser une redevance aux tribus locales s’il souhaitait poursuivre son travail.
Alors qu’en mai 1908 les nouveaux forages ne donnent rien et que l’entreprise est au bord de la faillite, un réservoir fut percé le 26, quelques jours seulement après que Reynolds ai reçu un télégramme lui ordonnant la fermeture du site et le licenciement du personnel, auquel il rechignait à obéir. Dès lors, les quantités de pétrole exploitables deviennent rentables et les bénéfices s’envolent dans les mois qui suivent.
L’Anglo-Persian Oil Companyest créée en 1909 suite à la décision de Burmah Oil de créer une nouvelle structure plus à même de gérer une exploitation désormais sans cesse en développement – le premier oléoduc reliant Abâdân à une raffinerie est inauguré en 1911 – et dont la vente des actions publiques permet son entrée en bourse. La nouvelle société détient les droits du Concessions Syndicate Ltd., qui verse à d’Arcy une indemnité couvrant l’ensemble de ses investissements et le nomme administrateur, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1917, indépendamment de l’acquisition trois ans plus tôt de plus de la moitié des capitaux par le gouvernement britannique, qui lui versera 900 000 livres d’actions.
Voici le texte de la concession accordée à d’Arcy :
« Entre le gouvernement de Sa Majesté impériale le Shah de Perse, d’une part, et William Knox D’Arcy, de moyens indépendants, résidant à Londres au n ° 42, Grosvenor Square (ci-après dénommé « le concessionnaire »), d’autre part ;
Par ces présents, ce qui suit a été convenu et arrangé:
Article 1 : Le Gouvernement de Sa Majesté impériale le Shâh accorde au concessionnaire par ceux-ci un privilège spécial et exclusif pour rechercher, obtenir, exploiter, développer, rendre apte au commerce, emporter et vendre du gaz naturel, du pétrole, de l’asphalte et de l’ozokérite partout toute l’étendue de l’empire perse pour une durée de soixante ans à compter de la date de ces présents.
Article 2 : Ce privilège comprend le droit exclusif de poser les pipelines nécessaires depuis les gisements où se trouve un ou plusieurs desdits produits jusqu’au golfe Persique, ainsi que les succursales de distribution nécessaires. Il comprend également le droit de construire et d’entretenir tous les puits, réservoirs, stations, services de pompage, services d’accumulation et de distribution, usines et autres travaux et arrangements qui peuvent être jugés nécessaires.
Article 3 : Le Gouvernement impérial perse concède à titre gratuit au concessionnaire tous les terrains non cultivés appartenant à l’État que les ingénieurs du concessionnaire peuvent juger nécessaires à la construction de tout ou partie des ouvrages susmentionnés. Quant aux terres cultivées appartenant à l’État, le concessionnaire doit les acheter au prix juste et actuel de la province.
Le gouvernement accorde également au concessionnaire le droit d’acquérir tous les terrains et constructions nécessaires à cette fin, avec le consentement des propriétaires, aux conditions qui peuvent être convenues entre lui et eux sans qu’ils soient autorisés à faire des demandes d’une nature à majorer les prix ordinairement en vigueur pour les terrains situés dans leurs localités respectives.
Les lieux saints avec toutes leurs dépendances dans un rayon de 200 archines perses sont formellement exclus.
Article 4 : Étant donné que trois mines de pétrole situées à Schouster, Kassre-Chirine, dans la province de Kermanschah, et Daleki, près de Bouchir, sont actuellement louées à des particuliers et génèrent un revenu annuel de deux mille tomans au profit du gouvernement, il a été convenu que les trois mines susmentionnées seront incluses dans l’acte de concession conformément à l’article 1, à condition qu’au-delà des 16% mentionnés à l’article 10, le concessionnaire paie chaque année la somme fixe de 2 000 (deux mille) tomans au gouvernement impérial.
Article 5 :Le tracé des pipelines sera fixé par le concessionnaire et ses ingénieurs.
Article 6 : Nonobstant ce qui est énoncé ci-dessus, le privilège accordé par ces présents ne s’étendra pas aux provinces d’Azerbadjan, Gilan, Mazandaran, Asdrabad et Khorassan, mais à la condition expresse que le gouvernement impérial perse n’accorde à aucun autre personne le droit de construire une canalisation vers les rivières sud ou vers la côte sud de la Perse.
Article 7 : Tous les terrains concédés par ces présents au concessionnaire ou qui peuvent être acquis par lui de la manière prévue aux articles 3 et 4 des présents présents, ainsi que tous les produits exportés, seront exempts de tous impôts et taxes pendant la durée de la présente concession. Tous les matériaux et appareils nécessaires à l’exploration, à l’exploitation et à la mise en valeur des gisements, ainsi qu’à la construction et à la mise en valeur des pipelines, entreront en Perse en franchise de toutes taxes et droits de douane.
Article 8 : Le concessionnaire enverra immédiatement en Perse et à ses frais un ou plusieurs experts en vue de leur exploration de la région où il existe, selon lui, lesdits produits, et en cas de rapport du l’expert étant de l’avis du concessionnaire de nature satisfaisante, ce dernier enverra immédiatement à la Perse et à ses frais tout le personnel technique nécessaire, avec les installations de travail et les machines nécessaires pour forer et creuser les puits et vérifier la valeur du bien .
Article 9 : Le Gouvernement impérial perse autorise le concessionnaire à fonder une ou plusieurs sociétés pour l’exploitation de la concession.
Les noms, « statuts » et capital desdites sociétés seront fixés par le concessionnaire, et les administrateurs seront choisis par lui à la condition expresse que, lors de la constitution de chaque société, le concessionnaire donnera officiellement notification de ces informations au gouvernement impérial, par l’intermédiaire du commissaire impérial, et transmettra les « statuts », avec des informations sur les lieux où cette société doit opérer. Cette société ou ces sociétés jouiront de tous les droits et privilèges accordés au concessionnaire, mais elles doivent assumer tous ses engagements et responsabilités.
Article 10 : Il est stipulé dans le contrat entre le concessionnaire, d’une part, et la société, d’autre part, que le latte est, dans le délai d’un mois à compter de la date de constitution de la première exploitation société, à payer au gouvernement impérial persan la somme de 20 000 livres sterling en espèces et une somme supplémentaire de 20 000 livres sterling en actions libérées de la première société fondée en vertu de l’article précédent. Il versera également audit gouvernement annuellement une somme égale à 16 pour cent des bénéfices nets annuels de toute société ou sociétés qui pourront être constituées conformément audit article.
Article 11 : Ledit gouvernement sera libre de nommer un commissaire impérial, qui sera consulté par le concessionnaire et les administrateurs des sociétés à constituer. Il fournit toutes les informations utiles dont il dispose et les informe de la meilleure voie à suivre dans l’intérêt de l’entreprise. Il établira, en accord avec le concessionnaire, la surveillance qu’il jugera utile pour sauvegarder les intérêts du gouvernement impérial.
Les pouvoirs susmentionnés du commissaire impérial seront énoncés dans les « statuts » des sociétés créées.
Le concessionnaire paiera au commissaire ainsi désigné une somme annuelle de 1 000 livres sterling pour ses services à compter de la date de constitution de la première société.
Article 12 : Les ouvriers employés au service de l’entreprise sont soumis à Sa Majesté Impériale le Shah, à l’exception du personnel technique, tels que les gérants, ingénieurs, foreurs et contremaîtres.
Article 13 : En tout lieu où il peut être prouvé que les habitants du pays se procurent désormais du pétrole pour leur propre usage, l’entreprise doit leur fournir gratuitement la quantité de pétrole qu’ils ont eux-mêmes obtenue auparavant. Cette quantité est fixée selon leurs propres déclarations, sous le contrôle de l’autorité locale.
Article 14 : Le Gouvernement impérial s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la réalisation de l’objet de cette concession de l’usine et des appareils dont il est fait mention, aux fins de l’engagement de l’entreprise et de protéger les représentants, agents et agents de l’entreprise. Le gouvernement impérial ayant ainsi rempli ses engagements, le concessionnaire et les sociétés qu’il a créées ne pourront, sous aucun prétexte, réclamer des dommages et intérêts au gouvernement perse.
Article 15 : À l’expiration du terme de la présente concession, tous les matériaux, bâtiments et appareils alors utilisés par la société pour l’exploitation de son industrie deviendront la propriété dudit gouvernement, et la société n’aura droit à aucune indemnité dans cette connexion.
Article 16 : Si, dans un délai de deux ans à compter de la date actuelle, le concessionnaire n’a pas établi les premières sociétés autorisées par l’article 9 du présent accord, la présente concession deviendra nulle et non avenue.
Article 17 :En cas de survenance entre les parties à la présente concession de tout différend relatif à son interprétation ou aux droits ou responsabilités de l’une ou l’autre des parties en résultant, ce différend ou cette différence sera soumis à deux des arbitres à Téhéran, dont l’un sera nommé par chacune des parties, et un arbitre qui sera nommé par les arbitres avant de procéder à l’arbitrage. La décision des arbitres ou, en cas de désaccord de ces derniers, celle de l’arbitre est définitive.
Article 18 :Le présent acte de concession, établi en double exemplaire, est rédigé en langue française et traduit en persan avec le même sens.
Mais, en cas de litige relatif à cette signification, le texte français prévaudra seul. »[4]
[1] Jacques Jean-Marie de Morgan (né à Huisseau-sur-Cosson le 3 juin 1857 et décédé à Marseille le 12 juin 1924) fut l’un des plus célèbres explorateurs français, spécialiste de l’Égypte et de l’Iran. Diplômé en 1882de l’École des mines, il débute sa carrière comme ingénieur des mines en Malaise de 1884 à 1885. Il part l’année suivante en Arménie pour diriger la mine de cuivre d’Akthala aux côtés du géologue français Maurice Chaper (1834-1896) qui le licenciera en 1888. Curieux de découvertes variées, il publie ses découvertes lors de son retour en France et succède à l’égyptologue Eugène Grébaut (1846-1915) comme directeur du Département des antiquités en Égypte, poste qu’il occupera entre 1892 et 1897 et marquera de sa découverte du trésor des princesses de la pyramide de Sésostris III en 1894. Nommé en 1897 délégué général du ministère de l’Instruction publique, il est chargé d’effectuer des fouilles archéologiques en Iran, notamment à Suse, où il découvre entre autres la stèle de Narâm Sin et le code de Hammourabi. Sa méthode de fouille est aujourd’hui remise en cause puisqu’il n’hésita pas à détruire les strates protohistoriques et les vestiges des bâtiments en se concentrant sur la recherche d’objets d’art ; en témoigne la citadelle de Suse qu’il fit construire selon l’architecture française à proximité du site archéologique avec les pierres issues de ce même site.
[2] L’escroquerie de la loterie nationale iranienne est due à Mirzâ Malkom Khân (1833-1908), diplomate arménien controversé et décrit comme corrompu qui se lia d’amitié avec Mirzâ Hossein Khân (1828-1881), nommé Premier ministre en 1871. Ce dernier le nomme conseiller et le charge de diverses tractations visant à attribuer des concessions aux Occidentaux, desquelles il tire d’importants bénéfices personnels. Envoyé en 1873 comme ministre à Londres dans le but de régler les problèmes liés à l’annulation de la concession de Reuter, il attire des investisseurs dans une concession créatrice d’une loterie nationale et des casinos en Iran, sachant que la concession avait d’ores et déjà été annulée. Cette malversation lui coûtera son poste diplomatique, sans l’empêcher de disparaître de la scène politique et de jouer un rôle lors la Révolution constitutionnelle.
[3] Sir Arthur Henry Hardinge (1859-1933) fut un diplomate britannique occupant le poste de ministre britannique en Perse entre 1900 et 1906.
[4] James Gelvin, Le Moyen-Orient moderne, New York : Oxford University Press, 2005 pp. 154-156.