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La Théologie d’Aristote

Dans l’émission Les chemins de la connaissance diffusée le 21 décembre 1976 sous le titre de Plotin et la transparence, Henry Corbin présente la théologie d’Aristote et l’histoire de la diffusion du néoplatonisme en Iran au microphone de Michèle Reboul.

Henry Corbin (1903-1978) est mondialement reconnu comme l’un des plus éminents penseurs occidentaux du XXème siècle. Parmi les érudits les plus respectés et admirés, il fut à la fois philosophe, traducteur, orientaliste et historien, spécialisé sur le Chiisme et plus largement sur la spiritualité des mondes islamiques et iraniens. Ses nombreux travaux comptent notamment des traductions inédites des penseurs iraniens parmi les plus importants.

Henry Corbin – La philosophie islamique : La Théologie d’Aristote

En 2006, les éditions Frémeaux & Associés publièrent un coffret de trois cédéroms intitulé La philosophie islamique. Celui-ci présente quinze enregistrements sonores d’Henry Corbin, soigneusement sélectionnés et présentés par Christine Goémé.

Aristote, Père de la Philosophie

Aristote figure parmi les plus grands philosophes de l’histoire de la pensée occidentale. Né en 384 avant Jésus-Christ à Stagire, une petite ville de la région de la Chalcidique dans le nord de la Grèce, Aristote entre à l’âge de 17 ans à l’Académie de Platon à Athènes, où il est devenu l’un de ses étudiants les plus brillants.

Après la mort de Platon, Aristote quitte l’Académie et retourne à Stagire, où il commence à enseigner. En 342, il devient notamment le tuteur d’Alexandre le Grand. En 335, Aristote retourne à Athènes pour fonder sa propre école, appelée le Lycée. Pendant douze ans, il y enseignera la philosophie, la logique, la rhétorique, la physique, la biologie, l’éthique et la politique.

Aristote décède en 322 avant Jésus-Christ à Chalcis, sur l’île d’Eubée, en Grèce.

La Théologie d’Aristote et son influence sur la philosophie islamique

La Théologie d’Aristote (en arabe أثولوجيا أرسطو, athuludjiya aristu) est une œuvre philosophique attribuée par erreur à Aristote. Cette œuvre opère une synthèse entre des idées néoplatoniciennes, aristotéliciennes et des thèses de la philosophie islamique. Rédigé en arabe, le texte se compose de traductions du grec ancien vers l’arabe, d’une partie des Ennéades de Plotin, ainsi que de commentaires de Porphyre.

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Cette œuvre exerça une forte influence sur la philosophie islamique, stimulant avant tout la redécouverte d’Aristote. Par la suite, elle influença également la philosophie médiévale européenne en permettant la redécouverte de la philosophie aristotélicienne. L’influence de la Théologie d’Aristote est particulièrement perceptible chez des philosophes islamiques tels qu’al-Kindi, al-Farabi ou bien encore Avicenne.

La Théologie d’Aristote, symbole de la coopération chrétienne et islamique

Les philosophes al-Himsi et al-Kindi se voient souvent attribués la rédaction de ce texte. Il est probable que sa création trouve son origine dans le cercle d’al-Kindi à Bagdad au IXème siècle.

Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindi (801-873), surnommé le « philosophe des Arabes », est considéré comme l’un des plus grands philosophes hellénisants (faylasûf). Il fut notamment le pionnier de la synthèse originale entre la pensée grecque et la pensée religieuse islamique. Il s’efforça de rassembler, d’organiser et d’évaluer l’ensemble des connaissances de son époque, s’intéressant à une multitude de domaines tels que la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, la technologie et la musique.

Ibn Na’ima al-Himsi (en arabe ابن ناعمة الحمصي) était un chrétien syrien appartenant au cercle des traducteurs Al-Kindi. Sa biographie demeure fort méconnue. Cependant, nous savons qu’il était en charge de la traduction des textes grecs en arabe, notamment les Réfutations sophistiqueset La physique d’Aristote.

Bien que peu d’informations supplémentaires soient disponibles à son sujet, le rôle d’al-Himsi en tant que traducteur chrétien de la philosophie grecque en arabe révèle que les chrétiens jouèrent un rôle essentiel dans la traduction de ces textes. Aux côtés du chrétien syrien Hunayn ibn Ishaq, al-Himsi faisait partie des traducteurs arabes les plus compétents de son époque. Cela s’explique par le fait que les chrétiens syriens maîtrisaient le grec, le syrien et l’arabe. Par ailleurs, les chrétiens syriaques préservèrent de grands textes philosophiques en arabe, qui feront par la suite l’objet de traductions en latin à partir du XIIème siècle.

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Chiisme et Ismaélisme

L’émission Heure de Culture française : l’Iran diffusait le 8 avril 1957 un numéro consacré au Chiisme et à l’Ismaélisme, présenté par Henry Corbin.

Henry Corbin (1903-1978) est mondialement reconnu comme l’un des plus éminents penseurs occidentaux du XXème siècle. Parmi les érudits les plus respectés et admirés, il fut à la fois philosophe, traducteur, orientaliste et historien, spécialisé sur le Chiisme et plus largement sur la spiritualité des mondes islamiques et iraniens. Ses nombreux travaux comptent notamment des traductions inédites des penseurs iraniens parmi les plus importants.

Henry Corbin - La philosophie islamique : Chiisme et Ismaélisme

En 2006, les éditions Frémeaux & Associés publièrent un coffret de trois cédéroms intitulé La philosophie islamique. Celui-ci présente quinze enregistrements sonores d’Henry Corbin, soigneusement sélectionnés et présentés par Christine Goémé.

Henry Corbin et la philosophie islamique : Chiisme et Ismaélisme

Le courant de l’Ismaélisme, en persan اسماعیلیه (ismā‘īliya), se subdivise lui-même en différents courants. Le plus important d’entre eux est l’Ismaélisme septimain. D’autres subdivisons existeront par la suite, notamment les Musta’lites et les Nizârites.

La division entre le courant chiite duodécimain et le chiisme ismaélien se produit après la mort en 765 du sixième Imam chiite Dja’far al-Sâdeq. Celui-ci avait désigné son fils aîné Ismâil bin Dja’far pour lui succéder.

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Les duodécimains affirment pour leur part qu’Ismâil décéda avant son père. Ainsi l’imamat fut-il conséquemment transféré à Mousâ al-Kâzim, le frère cadet d’Ismâil. La majorité des ismaéliens affirment quant à eux que, si Ismâil est bien mort avant son père, alors l’imamat est automatiquement transféré à son fils Mohammad ibn Ismâil. En effet, il semble qu’Ismâil ne désigna pas Mousâ al-Kâzim comme son successeur.

La présentation d’Henry Corbin sur l’Ismaélisme met en lumière la complexité et la richesse de cette tradition ésotérique islamique. Elle permet tout d’abord de comprendre l’importance de bien des aspects de l’Ismaélisme. Elle souligne également son impact sur la pensée philosophique et spirituelle de l’Ismaélisme.

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La mosaïque religieuse au Proche et au Moyen-Orient : aperçu des religions du Liban à l’Iran

par Morgan Lotz

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Nous avions écrit dans La Voie vers le Divin que « Les origines des religions, aussi diverses qu’elles soient, ont toujours interrogé les hommes : pensive interrogation devant le Mystère de ce qui l’entoure, conscience des limites de sa raison ou bien encore frayeur devant ce qui est plus grand que lui et qui semble le diriger. Aspect plussociologiquedu domaine religieux, avec le développement d’une existence moralisée et groupée autour d’une direction sociale commune et acceptée. Plus poétique et transcendant, l’expression d’une cosmogonie dont sourd l’ordonnance universelle ou s’exprime les faits historiques transformés en mythes ou légendes par le temps et la foi… Ou parfois plus simplement l’adoption et l’acceptation des conceptions de certains penseurs ou prophètes.

Détentrice d’un rôle considérable tout au long de l’Antiquité, les religions sont alors polythéistes et centrées sur une échelle locale ou nationale. Emplies de symboles et fortement fétichistes, elles mêlent l’anthropomorphisme à une multitude de divinités auréolées de diverses légendes et mythes, en témoignent les religions de l’Égypte antique, de l’Inde, ou bien encore de la Mésopotamie pour ne citer que les plus connues. 

Parmi les diverses religions existantes au cours de l’Antiquité, trois vont dénoter : le judaïsme, considéré à tort comme le premier monothéisme, le christianisme et le zoroastrisme, véritable premier monothéisme trop souvent oublié de nos manuels d’histoire religieuse. En effet, le zoroastrisme apparut en Iran environ deux millénaires avant Jésus-Christ et inspirera aussi bien le judaïsme que le christianisme et, plus tardivement, l’islam. Une véritable révolution apparaît avec le monothéisme : l’Existence et la Parole divine émanent d’un Dieu qui s’est révélé à un homme, un prophète. La Révélation porte alors une nouvelle dimension, celle du lien entre Dieu et l’humanité, à qui Il s’adresse personnellement. L’Incarnation du Verbe en Jésus-Christ n’est pas encore venue que déjà les cœurs et les âmes sont ébranlés par le bouleversant rappel de leur origine céleste…

La foi en un dieu unique et en l’unité de ce dieu est portée pour la première fois par Zoroastre, aux alentours du second millénaire avant Jésus-Christ en Iran. Porté par le judaïsme, le christianisme et enfin l’islam, le monothéisme voit le mariage en son sein d’une philosophie spirituelle et d’une théologie explicative. Pour les théologiens-philosophes, l’existence de Dieu est conséquente aux preuves théologiques établissant l’unité divine : ainsi la coexistence de deux êtres parfaits et immuables est impossible, la perfection excluantipso facto toute division et tout partage. De plus, nul ne peut être à la fois parfait et moins parfait que le second qui serait lui aussi parfait. Il en résulterait une absurdité annihilant toute possibilité d’harmonie émanant d’une unique sagesse ordonnatrice du monde ; il ne peut y avoir plusieurs causes premières dans la conception universelle, de même que le terme de chaque existence ne pourrait résider hors d’une unité suprême en laquelle converge l’unicité de cette existence – partie de sonalpha, elle retourne à sonoméga.

Il convient d’apporter une précision salutaire : Zoroastre professait un monothéisme véritable s’articulant autour d’une notion assez complexe de dualité. Selon la définition donnée par Khosro Khazai Pardis, Ahurâ Mazdâ est « l’essence créatrice de l’existence intelligente ; le principe d’existence qui offre la sagesse ; dieu de la Vie et de la Sagesse. » L’Avestâ mentionne l’existence d’une entité auto-créée génératrice du Mal qui s’oppose aux forces d’Ahurâ Mazdâ, génératrice du Bien et de la pensée créatrice. Ces forces démoniaques sont appelées Angrâ Mainyu en avestique et Ahriman en moyen-persan. Mais ce dualisme zoroastrien qui voit s’affronter Spentâ Mainyu (les forces d’Ahurâ Mazdâ, en avestique) contre leur reflet maléfique est un dualisme avant tout éthique, un « dualisme éthique qui n’a de sens qu’au niveau de la pensée humaine ». Ainsi, dans la dichotomie zoroastrienne des forces et des phénomènes, Khosro Khazai Pardis nous explique que « chaque force ou chaque phénomène s’identifie et prend un sens par la force ou le phénomène qui constitue son opposé. » Il s’agit d’un phénomène qui prend sa source dans la pensée et n’est perçue que par elle ; seuls les êtres vivants peuvent déceler l’aspect négatif qui conduit au malheur ou l’aspect positif qui conduit au bonheur présent dans chaque élément de la Création. »[1]

Déjà très fortement imprégné par la spiritualité, la région que nous définissons en Occident comme le Proche et le Moyen-Orient est devenue le berceau du divin pour l’humanité entière. Terre de foi et de mystère, elle constitue une vaste zone géographique parmi laquelle existe une mosaïque composée d’autant de cultures et de religions que de peuples.

Le judaïsme

La communauté juive ne dépasse guère les 3% de la population totale présente au Proche et au Moyen-Orient : cette présence juive dans la région date soit directement de l’époque biblique, soit des migrations fuyant l’Espagne en raison de l’Inquisition instaurée en 1478 et ordonnant aux Juifs l’exil ou le baptême à partir de 1492.

En mai 1948, l’état d’Israël est instauré en Palestine, provoquant une très forte immigration originaire de nombreux pays d’Europe, du Maghreb, d’Amérique, mais également dans une moindre mesure d’Asie centrale. Bien qu’une communauté judaïque fût de tout temps présente, l’essentiel de sa composition actuelle provient de la diaspora : entre 1800 et 1947, la population juive originaire du Maghreb, d’Italie, de Grèce et de Syrie évolue de 5000 individus à 65 000 vers l’Égypte, tandis que leurs coreligionnaires venant d’Europe centrale et orientale évolue de 85 000 individus en 1914 à 136 000 en 1925 et 600 000 en 1947.[2] La population juive d’Irak va quant à elle considérablement s’accroître au 19ème siècle en regroupant les migrations juives originaires d’Iran, d’Aden et du Kurdistan, tandis que les juifs d’Afghanistan se tourne vers l’Inde du nord et la Chine à partir de 1830.[3]

Aujourd’hui, la population d’Israël se compose à 74% de juifs, 18% de musulmans, 2% de chrétiens, 1,5% de druzes et 4,5% de personnes appartenant à d’autres religions.[4]

Le christianisme

Le christianisme est historiquement présent au Proche et au Moyen-Orient où il trouve son origine. Représentant la quasi-totalité de la population de cette région avant la conquête arabo-musulmane du 7ème siècle, la présence chrétienne perdure encore aujourd’hui et compose intrinsèquement l’identité aussi bien spirituelle qu’intellectuelle ; en effet, nombre de populations demeurèrent chrétiennes et jouèrent un rôle important dans la fondation et l’évolution des empires, royaumes et nations modernes, mais également dans l’essor de la conscience de l’identité culturelle arabe sous les dominations des empires ottoman et coloniaux, la nahda, et le développement de la pensée politique du panarabisme.[5] Nous pouvons également citer à ce titre le rôle des chrétiens arméniens en Iran au sein de l’empire safavide.

L’islamisation de la région proche et moyen-orientale ne fut réalisée que lentement en dépit de la domination militaire et politique des envahisseurs arabo-musulmans, les idiomes autochtones s’étant conservés fort longtemps ainsi que la foi chrétienne. Et bien que la langue arabe soit adoptée au 10ème siècle par ces populations, permettant de la sorte l’émergence d’une littérature arabo-chrétienne et une théologie chrétienne « orientale » et devenant même une langue liturgique à part entière, l’araméen, langue de Jésus-Christ par excellence, est encore usitée de nos jours parmi les population chrétiennes et mandéennes. La conversion à l’islam de la majorité des populations autrefois chrétiennes du Proche-Orient s’est réalisée avant tout selon des facteurs politiques, économiques et culturels, dont la complexion varie selon les époques. Les tentatives d’éradication furent cependant rares, fluctuant avec le degrés de rigorisme ou d’ouverture des institutions politiques qui se succédèrent ; une période que Christian Cannuyer qualifie d’« âge d’or »[6] s’établit du 9ème au 13ème siècle entre les chrétiens et les musulmans de l’Égypte à la Syrie et la Mésopotamie. La décroissance de la communauté chrétienne débute au 14ème siècle, mais de manière inconstante – l’Empire ottoman connaîtra même une hausse démographique entre les 16ème et 20ème siècles. Une diminution se constate au 20ème siècle, évoluant d’une moyenne comprise entre 10 et 15% en 1900 à 8% en 2000.

Une présence chrétienne demeure toujours au Proche et au Moyen-Orient, se divisant en plusieurs Églises.

Les melkites, aussi dénommés chalcédoniens par les monophysites de Syrie et d’Égypte, sont les chrétiens rattachés aux patriarcats d’Antioche et de Jérusalem demeurés fidèles à la confession orthodoxe de l’Empire byzantin après le concile de Chalcédoine en 451. Le mot melkite provient d’ailleurs du syriaque malkô, signifiant « le roi ». De même que les Églises orientales autocéphales dites orthodoxes, l’Église melkite se sépare de l’Église catholique romaine lors du schisme de 1054 et adopte graduellement la liturgie byzantine, raison pour laquelle elle est considérée comme une Église orthodoxe. Christian Cannuyer précise que les melkites « confessent la foi de Chalcédoine dans la dualité de nature et l’unité de personne du Christ, fils de Dieu, Sauveur né de la Vierge Marie, vénérée à cet égard comme « Mère de Dieu ». »[7] Majoritairement présents en Syrie et en Palestine avec les patriarcats d’Antioche et de Jérusalem, les melkites demeurent également en Égypte avec le patriarcat d’Alexandrie. Autre précision, et non des moindres, le rite melkite est formulé en langue arabe et non en langue grecque.

Les nestoriens, entretenant par leur appellation leur fidélité à la mémoire du patriarche de Constantinople Nestorius qui fut condamné en 431 par le concile d’Éphèse, sont plus connus depuis le 19ème siècle sous l’appellation d’Église assyrienne. Église des chrétiens d’Irak et d’Iran par excellence, elle demeure « tributaire de l’école d’Antioche, attentive à affirmer l’humanité et la divinité de Jésus, sans confondre les deux, sans non plus les dissocier. L’épithète de « Mère de Dieu », attribuée à Marie, lui semblait ouvrir la porte à une sorte d’occultation de l’humanité de Jésus. »[8]

Au 16ème siècle apparaissent les uniates, désireux de se réunir avec l’Église catholique : c’est ainsi que naissent les Églises orientales catholiques, regroupant les Églises coptes catholiques, syrienne catholique (parfois aussi dénommée syriaque catholique), arménienne catholique et chaldéenne catholique dont les racines remontent aux nestoriens. Sans pour autant renoncer à leurs us auxquels elles souloient tels que le baptême par immersion, la communion eucharistique sous les deux espèces ou bien encore le mariage des prêtres, certaines adaptèrent leurs rites selon l’influence théologique et liturgique qu’elle connurent.

Les maronites, constituant la plus importante communauté catholique présente au Proche-Orient, se considèrent pour leur part toujours unis à l’Église catholique romaine. Présents également en Syrie, en Turquie et à Chypre, ils jouèrent un rôle important dans l’histoire du Liban qui s’avère être leur fief historique.

Ces différentes communautés côtoient également les Églises dites monophysites, « héritières d’une anthropologie selon laquelle l’unité de la personne de Jésus est si parfaite qu’on ne peut plus parler en lui, après l’incarnation, d’une nature humaine et d’une nature divine mais d’une seule nature (en grec : monè physis) divino-humaine. »[9] Elles se composent des Coptes égyptiens, des Éthiopiens, des Arméniens et des Syriaques.

Enfin, un patriarcat latin de Jérusalem est créé en 1847 sous l’impulsion du Vatican dans le dessein de redonner un souffle aux communautés latines qu’il eut établit sous l’époque des croisades, concurrencé par quelques communautés protestantes et anglicanes au 19ème siècle.

L’islam

L’islam peut schématiquement se diviser en deux grandes catégories qui se distinguent d’un premier abord, à savoir le sunnisme et le shî’isme, elles-mêmes non exemptes de divisions que nous allons découvrir.

Le sunnisme rassemble environ 85 à 90% des musulmans dans un courant qui voit en la tradition, la sunna, la voie de la vérité héritée par les quatre premiers califes successeurs du Prophète, à savoir Abou Bakr, Omar, Othman et ‘Ali. C’est justement lors de l’assassinat d’Othman en 656 que la désignation d’Ali – qui n’est autre que le cousin du Prophète devenu son gendre par son mariage avec Fâtemeh – va provoquer une division au sein de la communauté des croyants : le gouverneurs de Syrie Mou’awiya (605-680) refuse de le reconnaître comme calife, et ce dernier, suivi par la majorité des musulmans, hérite du pouvoir politique à la faveur d’un arbitrage truqué – dit arbitrage « d’Adroh » – et de plusieurs affrontements armés qui s’ensuivirent. Pour les sunnites, le critère de la foi se base sur la tradition du Prophète et de ses compagnons dénommée la sunna.

Le sunnisme se divise en quatre rites juridiques : le chaféisme, le hanafisme, le hanbalisme et le malékisme.

Le chaféisme, fondé par al-Shâfi’i (767-820), énonce de manière claire et concise les sources du droit islamique en recourant sur les deux premières sources que sont le Qorân et la sunna puis, si cela ne suffit guère, à l’idjmâ’, c’est-à-dire le consensus réuni par les Compagnons du Prophète. Si toutefois cela s’avère toujours inopérant, le recours au raisonnement par analogie, à l’effort de réflexion personnelle, ainsi qu’à l’opinion personnelle du juge, est permis.

Le hanafisme, fondé par Abou Hanifa (699-767), privilégie le raisonnement par analogie et l’opinion rationnelle personnelle ainsi que l’estimation personnelle ou la meilleure solution. Bien souvent considéré comme l’école rationaliste, il fut le rite juridique adopté par l’Empire ottoman et demeure présent en Inde, en Chine, en Asie centrale, en Syrie, en Jordanie et en Égypte.

Le hanbalisme, fondé par ibn Hanbal (780-855), constitue l’école juridique la plus rigoriste, refusant toute innovation et recours au raisonnement par analogie et réclamant une fidélité absolue au Qorân et à la sunna qu’il considère comme seul et unique critère pour le fondement de la Loi.

Le malikisme, fondé par Mâlik ibn Anas (vers 711 – 795), représentant géographiquement l’islam maghrébin, se distingue des autres rites juridiques par son principe d’utilité générale et sa considération de la coutume comme une source du droit en plus du Qorân et de la sunna, ainsi que l’idjmâ’ et le raisonnement par analogie.

Le sunnisme connaît également des mouvements plus sectaires tels que le khâridjisme, parfois considéré comme une troisième branche de l’islam. D’abord partisan d’Ali, en raison de leur récusation de l’arbitrage fallacieux d’Adroh, les khâridjites finissent par s’opposer à lui et sont vaincus par les troupes alides lors d’une bataille rangée le 17 juillet 658. Estimant que « le jugement appartient à Dieu seul », ils mènent alors une véritable guerre contre le califat nouvellement installé en se tournent vers la commission d’attentats terroristes, dont l’un coûta la vie à ‘Ali en janvier 661, mettant de la sorte un terme à son califat et ouvrant la voie à l’exercice du pouvoir califal de Mou’awiya et de la dynastie des Ommeyades.[10]

Les khâridjites se divisent en plusieurs groupes après la disparition du calife Yazid en 683, dont les ibadites constituent la principale branche qui se souleva contre le califat ommeyade avant d’être refouler vers le Maghreb où ils inciteront les Berbères à la révolte. Ils fondèrent la dynastie des Rostemides qui régna de 777 à 909 dans la région de Tâhert (en Algérie), raison pour laquelle quelques groupes subsistent encore en Afrique du Nord, plus précisément à Mzab, Ouargla et Djerba ; c’est cependant dans l’Oman, en Tripolitaine et à Zanzibar qu’ils perdurent encore aujourd’hui. Désirant un « califat électif, confié au plus digne, ils sont, en théologie et en morale, rigoristes et littéralistes : condamnation du luxe, rejet d’une sourate regardée comme frivole (celle de Joseph), interprétation littérale du Coran (parole incréée de Dieu), nécessité d’une conscience pure avant la Prière, des œuvres avec la foi… »[11]. Leur idéologie persiste et se développe parmi une vingtaine de sectes, dont le mouhakkimisme, le thaalabisme, l’adjradisme ou bien encore l’azraquisme et le nadjâdisme, ces derniers considérant les autres musulmans comme des infidèles. Bien que l’ibadisme soit pacifiste, les autres groupes ont en commun le takfirisme, c’est-à-dire l’excommunication d’un croyant musulman et sa déchéance vers le statut de mécréance. Enfin, notamment présent parmi les Berbères zénètes, le sufrisme s’avère lui aussi de tendance khâridjite mais moins fanatique et intolérant en raison de sa motivation avant tout séditieux contre la domination arabe, allant même jusqu’à autoriser le mariage et l’héritage avec d’autres communautés religieuses, même polythéistes, contredisant de la sorte l’interdiction islamique de l’hymen entre une âme musulmane et une âme n’appartenant pas à la communauté des Gens du Livre, à savoir les zoroastriens, les juifs et les chrétiens.

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Pour le shî’isme, la révélation du sens spirituel est encore à attendre, et c’est là la tâche herméneutique dont sont investis les Imâms. Cette révélation ne sera complète qu’une fois accomplie la parousie de l’Imâm caché, c’est-à-dire du Douzième Imâm qui reviendra guider les croyants afin qu’ils ne s’égarent pas lors de la fin des temps. La métaphysique shî’ite étant dominée par l’idée de Dieu inconnaissable, inaccessible et innommable dans son Essence, se dégage alors l’idée de son épiphanie dans un plérôme de quatorze entités de lumière manifestées sur Terre : il s’agit des « Quatorze Immaculés », comprenant le Prophète, sa fille Fâtima et les Douze Imâms.

Le Shî’isme se définit comme une religion d’amour spirituel initiant à la connaissance de soi dans laquelle le Prophète est le sceau de la prophétie et l’Imâm le sceau de la walâyat.Walâyat signifie « amitié » en arabe et se rapporte à la dilection et l’amour que professent les adeptes à l’égard des Imâms. Ce cycle de la walâyat constitue une initiation progressive au sens intérieur, spirituel, ésotérique (appelé bâtin) des Révélations divines. Puisqu’il existe de la sorte un lien personnel entre le croyant et les saints Imâms, il n’est donc guère nécessaire de se grouper en taqîqats et de suivre l’enseignement de shaykhs pour être guidé. On pourrait penser que l’Imâmat est une simple succession de pouvoir et d’autorité – il n’en est rien. Il est important de comprendre que l’Imâmat ne se transmet pas parce que l’Imâm successeur est le fils, mais qu’il est justement le fils parce que l’Imâmat se transmet à lui. L’Imâm est en fait un pôle mystique duquel se transmet la lumière divine qui illumine l’âme depuis le monde de l’Amour, monde que Sohravardî (1155-1191) décrit comme Nâ-kodjâ Abâd (littéralement le « pays du non-où »), le monde au-delà du « lieu » de ce monde. Ainsi Henry Corbin qualifierait l’Imâm comme le « (…) mystère du chaque-fois-unique de tous les Uniques, de l’Un multiplié à l’infini par lui-même et qui est toujours l’Un unique. »[12]

Communauté shî’ite la plus importante après les duodécimains, l’ismaélisme, parfois dénommé shî’isme septimain, naquit d’une scission survenue lors de la désignation en 765 du VIIème Imâm Mousa al-Kâzim. Christian Jambet et Mohammad Ali Amir-Moezzi notent à son propos : « L’ismaélisme a su garder, dans ses nombreuses subdivisions et branches, une dimension ésotérique fondée à la fois sur les enseignements des imâms et sur des éléments d’origines diverses (iranienne, néoplatonicienne, pythagoricienne, gnostique, etc.) intégrés à la doctrine. Les différentes formes d’ismaélisme se firent également remarquer, pendant tout le Moyen Âge, par leur importance historique et leur poids sur l’échiquier politique de l’empire islamique. Le mouvement carmate (9ème et 10ème siècle), incluant dans sa théologie politique un système égalitaire et la lutte armée contre le pouvoir sunnite des Abbasides, connut une propagation fulgurante dans tout le sud de l’Iran, la région du Golfe persique et une grande partie de la péninsule arabique. […]

« Le schisme le plus important survint cependant à la mort du calife al-Mustansir en 487/1094, lorsque les fidèles se scindèrent en deux factions rivales, les Musta’lites et les Nizârites, factions qui connurent plus tard de nombreuses subdivisions et qui existent encore de nos jours. Les Musta’lites, sans doute plusieurs centaines de milliers au moins, se trouvent aujourd’hui principalement au Yémen, en Afrique orientale et en Inde (surtout dans le Gujerat, où ils sont connus sous le nom de Bohra). Les Nizârites, quant à eux, eurent une active et fructueuse propagande en Syrie, et surtout en Iran. Ce sont eux que les chroniqueurs médiévaux des croisades appelèrent les Assassins. […] Après l’invasion mongole et la chute d’Alamût (13ème siècle), les Nizârites entrèrent dans la clandestinité, les fidèles se dispersèrent et bon nombre d’entre eux, cachant leur identité doctrinale, rejoignirent le shî’isme duodécimain ou les confrérie soufies. Les ismaéliens actuels sont, pour la plupart, issus d’un schisme nizârite. La plupart d’entre eux, peut-être plusieurs millions (aucune statistique fiable n’existe à ce jour), vivent en Inde – connus sous l’appellation Khoja – et aussi en Asie centrale, en Iran oriental, dans les petites communautés secrètes dispersées dans tout le Proche et Moyen-Orient, au Yémen, en Afrique orientale, enfin en Europe et en Amérique du Nord. Depuis leur sortie de clandestinité, les imâms reconnus par la majorité de ces descendants des ismaéliens d’Alamût appartiennent à la célèbre famille, d’origine iranienne, des Aga Khan. »[13]

L’ismaélisme, véritable bouillon de réflexion spirituelle, va engendrer une autre spiritualité qui se développe pour aboutir à une véritable religion : il s’agit du druzisme, né lorsque mourut en 1021 le sixième calife fâtimide al-Hakim, de la considération de certains de ses fidèles qui « […] le considérèrent comme occulté et comme le Mahdi attendu. Ils prirent pour eux-mêmes le nom de Muwahhidûn (« Unitaires »), mais ils seront plus connus sous l’appellation Druzes. »[14] Se fondant sur l’initiation à l’ésotérisme islamique et se centrant sur l’affirmation de l’unicité divine, le druzisme intègre moult notions provenant aussi bien des philosophies pythagoricienne et néoplatonicienne que des spiritualités hindouiste et bouddhiste, expliquant ainsi la croyance en la métempsycose.La plupart de ses membres quittèrent l’Égypte après la chute du califat fatimide en 1171 pour se réfugier dans les montagnes du Liban. Les Druzes – environ un million de personnes – se répartissent entre le Liban (entre 300 000 et 350 000 individus), la Syrie (entre 500 000 et 750 000 individus) et Israël depuis l’annexion du plateau du Golan en 1981 (environ 100 000 individus) et dans une moindre mesure, la Jordanie, étant reconnue comme une communauté religieuse indépendante.

Une autre branche issue du shî’isme apparaît au 9ème siècle à la suite des révélations que fit le XIèmeImâm Hassan al-‘Askari à son disciple Mohammad Ibn Nusayr al-Namiri al-‘Abdi (mort en 884), qui donnera son nom au nusayrisme, connut également sous la dénomination d’alaouisme. L’alaouisme considère une triade formée du prophète Mohammad qui en est le Nom ou le Voile, de son gendre et Ier Imâm ‘Ali qui en est le Sens ou l’Essence et de Salmân le Perse (Salmân Pâk, « Salmân le Pur »), leur compagnon, qui en est la Porte. Selon la foi nusayrienne, ‘Ali avait créé Mohammad qui créa ensuite Salmân le Perse, le prophète de l’islam devenant consécutivement un personnage secondaire après son cousin et gendre porteur de la connaissance de la véritable foi, le bâtin, c’est-à-dire l’ésotérique, qu’il enseigna et transmis de manière initiatique tandis que la religion littéraliste et exotérique, lezâhir, s’adresse à la masse ignorante. L’Esprit saint bénit le croyant alaouite dont l’âme loua Dieu avant de se rebeller par le doute et de s’incarner sur Terre où l’incarnation dans la chair terrestre le condamne au cycle de la métempsychose que la miséricorde divine propose de briser en se révélant pour reconduire l’âme à la contemplation. Présents en Syrie à hauteur de 10% de la population, les alaouites sont également présents en Turquie et au Liban.

Enfin, l’alévisme qui, bien que se rattachant originellement au shî’isme par le VIème Imâm Dja’far al-Sâdeq, constitue une religion particulière tendant vers le soufisme, que certains n’hésitent pas à classer hors de l’islam. Son fondateur, Hünkar Hadji Bektaş Veli (1209-1271), qui donne son nom au bektachisme qualifiant aussi l’alévisme, fut un maître soufi dont le rôle dans l’islamisation de l’Anatolie et des Balkans s’avéra essentiel. Il naquit à Nishâpour, ville d’Iran marquée par la spiritualité dans son histoire et son identité avec la fondation d’un évêché nestorien au 5ème siècle et la venue au monde de Ghazâli, Omar Khayâm ou bien encore ‘Attâr pour ne citer qu’eux. Dès lors, les influences asiatiques ne paraissent plus étrangères, l’alévisme transmettant des éléments issus du tengrisme (culte de la divinité du ciel éternel, à savoir Tanrı), du chamanisme, du bouddhisme, du hurufisme (un courant soufi azéri datant du 14ème siècle) et du cultes des anciens, à savoir le culte de la nature (montagne, roche, arbre) et le culte du Dieu-Ciel (Gök-Tanrı). Bektaş Veli n’est pas étranger à la pensée spirituelle mongole puisqu’il a 49 ans lorsque tombent Baghdâd et avec elle le califat abbaside en 1258. Pour les alévis, le Qorân est bien évidemment un livre sacré, ainsi que les Ancien et Nouveau Testaments constituant le canon chrétien, de même que les écrits apocryphes. Présents en Turquie à hauteur de 10 à 15 % selon les estimations officielles de l’État turc qui a longtemps persécuté cette communauté et 20 à 25 % selon les alévis, ils sont également présents dans les Balkans, en Bulgarie, à Chypre, en Crimée, en Syrie, en Irak, en Azerbaïdjan et en Iran.

En Irak, le shabakisme constitue la religion du peuple Shabak vivant dans le Kurdistan irakien et la périphérie de Mossoul. S’identifiant majoritairement comme shî’ites, leur spiritualité contient cependant quelques similitudes avec le christianisme et le yârsânisme dans ses traditions et combine des éléments soufis, notamment l’interprétation unique de la réalité spirituelle, c’est-à-dire l’abolition de l’interprétation exotérique du Qorân, lezâhir, dont émane la shari’at. Les croyants shabaks visitent des sanctuaires yézidis et shî’ites et suivent les enseignements shî’ites. Le shabak boyeroug, le livre d’al-manâqeb, rédigé en langue turkmène d’Irak constitue leur texte sacré, de même que les poèmes de Shâh Ismâ’il Ier(1487-1524), fondateur de l’empire safavide d’Iran en 1501, sont également considéré comme sacrés en raison de leur inspiration divine ; ils sont des secrets divins psalmodiés dans leurs assemblées religieuses.

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Parmi les autres religions présentes au Moyen-Orient se trouve le yézidisme, qui perdure encore de nos jours en Irak et en Syrie. Issus des tribus iraniennes mèdes installées dans l’actuel Kurdistan entre les 9ème et 8ème siècles avant Jésus-Christ, les Kurdes sont à cette époque pour leur presque totalité zoroastriens, à l’exception d’une minorité yazdâniste (le culte des Anges, les Yazdâni), dont la survivance se retrouve selon le kurdologue Merhad Izady parmi l’alévisme, le yârsânisme et le yézidisme. Il ne s’agit aucunement d’un dérivé du zoroastrisme bien qu’il témoigne de racines communes : la cosmogonie yézidie présente des similitudes avec les cosmogonies des anciennes religions iraniennes, c’est-à-dire les religions prézoroastriennes. Dieu est créateur du monde mais délègue sa conservation à sept anges dont le plus importants est Malek Tâwous, une de ses émanations créée le premier jour, le dimanche. Si Malek Tâwous, dont le nom signifie en kurde « ange-paon », est souvent représenté sous la forme d’un paon, c’est parce que cet animal symbolise la diversité, la beauté et le pouvoir. Également dénommé quelquefois Azrâ’il, il côtoie Dardail créé le deuxième jour (lundi), Israfil créé le troisième jour (mardi), Machael créé le quatrième jour (mercredi), Anzazil créé le cinquième jour (jeudi), Chemnail créé le sixième jour (vendredi) et Nourail créé le septième jour (samedi). Les yézidis disposent de deux livres sacrés, à savoir le ketâb-é cilwe (le « livre des Révélations »), décrivant la relation de Malek Tâwous avec les yézidis, et le mishefa res (le « livre noir »), décrivant la cosmogonie et édictant la législation religieuse. Le yézidisme présente des points communs avec le zoroastrisme, leur jour férié étant pour ces deux religions le mercredi, ainsi que les cinq prières quotidiennes dont celle du matin en direction du soleil est semblable à la prière zoroastrienne, mais également des similitudes avec le mithraïsme dont il a hérité du sacrifice du taureau en automne.

Le yârsânisme est quant à lui principalement présent dans son pays d’origine qu’est l’Iran et dans le Kurdistan irakien où il se répandit au fil du temps. Les yârsânistes sont estimés à 4 millions de personnes, dont 3 vivant en Iran où ils sont dénommés les Ahl-é Haq, appellation signifiant les « Gens de la Vérité ». Considérant leur religion comme éternelle, celle-ci mêle les principes du shî’isme avec d’autres éléments tel que la métempsychose dans un cycle durant 50 000 ans et comprenant 1000 réincarnations constituant chacune les étapes de perfectionnement de l’âme qui s’achève dans l’éternité. Selon la cosmogonie yârsâne, Dieu – qu’ils dénomment hou aval âkhar yâr, « Dieu premier et dernier ami » – créa l’univers en deux étapes : d’abord la création de l’univers spirituel puis celle de l’univers matériel. Chaque être existe pour une raison directement ou non issue de la révérence de la grâce obligatoire ; ainsi n’est-il pas intrinsèquement mauvais mais les effets néfastes doivent être atténués et éliminés par l’effort de la bonté – ainsi retrouverions-nous le triptyque moral zoroastrien de la bonne pensée, bonne parole et bonne action. Émile Bouvier rapporte : « Selon l’eschatologie[sic !] yârsâne, il n’y avait, au Commencement, qu’un monde recouvert d’eau. Au fond de cet océan se trouvait une perle, au cœur de laquelle se trouvait l’Essence divine. Celle-ci aurait d’abord donné naissance à ses sept compagnons, les Haftan (« sept corps »). Ensuite, à la demande des Haftan, la divinité serait sortie de la perle et aurait pris la forme de Khavankar (parfois orthographié « Khawandagar »), le « Seigneur dieu » ; ce Dieu aurait créé le monde en brûlant la perle : la fumée aurait donné naissance au ciel, aux étoiles et aux nuages, et la cendre à la Terre. Les Haftan lui auraient ensuite demandé de créer l’Humain, ce qu’il fit avec un morceau d’argile jaune, avant de l’implorer de se manifester en une forme humaine. Dieu souhaita alors insuffler une âme dans le corps d’un homme, ce qu’elle refusa de faire ; face à l’obstination de l’âme, les Haftan seraient entrés dans le cœur de l’homme et y aurait joué de la musique. Lorsque l’âme aurait entendu la musique, elle serait entrée en transe et aurait rejoint le corps de l’homme dont elle reste, aujourd’hui encore, prisonnière. »[15] Sept théophanies constituent les révélations de Dieu, apparues chacune en une époque différente, la première étant celle de Khavankar et la seconde celle de ‘Ali, les troisième et quatrième étant les plus importantes : Shâh Khoushin au 11ème siècle acte le premier pacte divin et Sultan Sahak au 14ème siècle formalise le dogme. Détail fort intéressant, la tradition yârsâne rapporte que leurs mères furent fécondées encore vierges par Dieu de la même manière que Marie enfanta Jésus-Christ dans la tradition chrétienne.

La religion la plus récente s’avère être le bahâ’isme (parfois aussi dénommé bâbisme), apparu en Iran lorsque Mirza ‘Ali Mohammad (1819 – 1850), un jeune commerçant shirâzi proclama en mai 1844 l’unité spirituelle de l’humanité et, se croyant la manifestation du Mahdi – le Douzième Imâm shî’ite actuellement en occultation – s’octroya le titre de « Bâb », ce qui signifie la « porte » dans le sens où celle-ci donne accès à la connaissance des vérités divines. Il est rejoint par dix-sept disciples, dont Fâtemeh Baraghani, (1817 ou 1818 –1852), une poétesse et théologienne qui répudia mari et enfants après son expulsion d’Irak où elle étudiait le shaykhisme afin de poursuivre son enseignement à travers l’Iran. Honorée du titre de « Tâhereh », signifiant « pure », elle est pour beaucoup un modèle et une source d’imitation, bien qu’elle ne fasse cependant pas l’unanimité au sein de la communauté en raison du caractère trop révolutionnaire de sa conception du bahâ’isme. Toutefois, elle demeure pour beaucoup de bahâ’is l’équivalent de Fâtemeh pour les Shî’ites, voire pour certains sa réincarnation. Les avis sont partagés concernant son abandon du voile : certains y voient un acte de militantisme féministe précoce tandis que d’autres le perçoivent comme un symbole acté de l’abolition de la loi prophétique mohammadienne. Ce mouvement religieux réformateur du Shî’isme va se heurter aux oppositions du gouvernement qâdjâr et du clergé shî’ite. Le Bâb est fusillé en juillet 1850 et Fâtemeh exécutée par strangulation à Téhéran en août 1852. Il faut attendre l’année 1863 pour que le premier disciple du Bâb, Mirzâ Hossein-‘Ali Nouri (1817-1892), relance le bâbisme en se déclarant être la réalisation de la prophétie annoncée par Mirza ‘Ali Mohammad. Cette spiritualité demeure cantonnée en Iran et en Turquie jusqu’à la mort de Nouri survenue en 1892, avant que son fils ‘Abâs Efendi, dit « ‘Abd al-Bahâ’ » (1844-1921), ne reprenne sa succession et développe sa foi en Europe et en Amérique du Nord. Aujourd’hui, le bahâ’isme est présent dans le monde entier, son siège se situant à Haïfa et Acre, en Israël ; selon ses chiffre, sept millions de personnes suivraient ses enseignements dans près de 190 pays. La foi bahâ’ie considère Dieu comme unique et éternel, créateur de l’Univers, « Dieu personnel, inconnaissable, inaccessible, source de toute révélation, éternel, omniscient, omniprésent et tout puissant »[16] et s’articule autour de la notion de trois unités, à savoir celles de Dieu, de la religion et de l’humanité. En raison de son inaccessibilité, Dieu se manifeste aux Hommes à travers des manifestations dénommées mazhar-é ilâhi : Adam, Zoroastre, Khrishna, Bouddha, Abraham, Moïse, Jésus et Mohammad, venus apporter des révélations qui à chaque fois se complètent selon une période cyclique. L’âme se doit de reconnaître Dieu à travers ses manifestations et de se rapprocher de lui par la charité et la prière, son développement spirituel la guidant vers l’enfer ou le paradis qui s’avèrent pour la foi bahâ’ie des états spirituels plus ou moins éloignés de Dieu.

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Il est enfin une dernière religion dont nous nous devions de présenter les contours : il s’agit du mandéisme. D’un premier abord proche du christianisme, elle n’en demeure en réalité pas moins une spiritualité à part entière. Le mandéisme regroupe des disciples de Saint Jean Baptiste, présents sur les rives du Tigre et de l’Euphrate en Irak et du Kâroun en Iran, ainsi que le Jourdain en Jordanie. Les mandéens sont estimés à 70 000 personnes au total, dont 25 000 en Iran, vivant principalement dans la région du Khouzestân.[17] Beaucoup ont quitté l’Irak après l’invasion américaine de 2003 pour se réfugier en Iran, en Syrie, en Jordanie ou bien encore en Occident ; selon la chercheuse Claire Lefort, en 2018, il ne subsiste en Irak plus que 300 familles, les autres ayant migré vers les camps de migrants jordanien, syrien et libanais, ou bien vers la Turquie, l’Australie, la Suède ou la France.[18] Les conséquences de cet exil sont dramatiques puisque beaucoup des réfugiés abandonnent leur religion, qui plus est les officiants détenteur de la connaissance de la langue araméenne se raréfiant, leur formation s’avérant longue et soutenue.

Les mandéens détiennent un livre saint, le genzâ rabbâ (signifiant « le Trésor »), écrit vers le 7ème ou 8ème siècle. Il se divise en deux parties : le genzâ yeminâ (« genzâ de droite ») et genzâ smâlâ (« genzâ de gauche »), ce dernier témoignant d’une chaîne ininterrompue de copiste depuis la fin du 2ème siècle ou le début du 3ème siècle, constituant en cela un élément plus qu’exceptionnel pour des textes de tradition. Autre texte de référence qui nous soit parvenu, la légende de Harrân Gâweta (baptisée aussi « rouleau de la grande révélation ») témoigne de l’existence des mandéens dans l’empire parthe, corroborant ainsi leur texte saint. Ils quittèrent la Palestine après la destruction de Jérusalem survenue en 153 pour gagner l’empire parthe, s’installant dès lors en Iran ; certains mandéens vont d’ailleurs considérer la période sassanide (224-651) succédant à la période parthe (190 avant Jésus-Christ – 224 après Jésus-Christ) comme la dernière représentation vivante de la foi gnostique. Rappelons que la gnose désigne la « Connaissance se présentant non comme un savoir acquis, mais comme une intuition salvatrice, une révélation intérieure, reposant sur le dualisme de la connaissance et de l’ignorance, du bien et du mal, de l’esprit et du corps, et se fondant sur l’idée que le monde sensible est dominé par des puissances mauvaises, hostiles au Dieu transcendant, source du monde spirituel que le gnostique cherche à connaître. »[19]

Bien que la cosmogonie mandéenne ne soit pas clairement définie en raison de l’existence de plusieurs récits, une synthèse peut toutefois en être dégagée : Dieu, que les mandéens nomment Hayyi Rabbi, signifiant la « grande Vie » ou le « grand Dieu vivant », est éternel et créateur du monde. De sa lumière se manifestent des uthras, des entités comparables aux anges chargés de Le louer et L’honorer. Leurs rôles sont divers : Manda d-Hayyi apporta sur Terre le manda, c’est-à-dire la connaissance de la gnose, Hibil Ziwa conquit le monde des Ténèbres, tandis que d’autres s’avèrent dépasser cette position en devenant des entités pourvues d’un rôle démiurgique ; Abathur (la « Troisième Vie ») dont le rôle sera de juger les âmes, Yushamin (la « Seconde Vie »), sévèrement puni par Dieu pour avoir voulu créer son propre monde, s’opposant subséquemment à Lui, et Ptahil, émanation des ténèbres qui corrompit les autres êtres spirituels et créa avec l’aide du mauvais esprit Ruha notre monde terrestre, mélange à la fois d’obscurité et de lumière. Cette vision dualiste semblables à d’autres religions iraniennes telles que le zoroastrisme, le manichéisme ou bien encore le mazdakisme voient donc deux mondes s’affronter, l’esprit et la matière luttant l’un contre l’autre depuis le création, l’esprit souhaitant retourner à sa source qu’est la lumière et quitter le monde terrestre considéré comme le monde du chaos.

Hayyi Rabbi, Dieu, est symbolisé par l’Eau vive ; les mandéens vivent conséquemment près des cours d’eau comme les fleuves ou les rivières, mais jamais des eaux stagnantes puisque Dieu est une force vive et créatrice, donc intrinsèquement vivante et en mouvement. C’est aussi dans l’eau qu’ils pratiquent leur office hebdomadaire et leur cérémonie de baptême qui demeurent inchangée depuis son origine, Jésus-Christ ayant reçu la même que reçoivent encore aujourd’hui les mandéens, de même que ces derniers maîtrisent toujours la langue araméenne.

Les mandéens débutent leur nouvelle année en célébrant la naissance de Jean lors de la fête de e’tikaf à la fin du mois de juillet, suivi de la célébration de dahwa raba, correspondant au temps de la création d’Adam, ce prophète étant considéré par les mandéens comme leur ascendant originel, faisant de leur foi le premier véritable monothéisme. Ils considèrent Jésus comme un faux prophète, de même qu’Abraham, Moïse et Mohammad et interdisent formellement la circoncision puisque le corps est considéré comme une perfection en raison de sa création par Dieu (c’est notamment pour cette raison qu’Abraham est rejeté puisque premier circoncis). Autre différence avec le christianisme, Jean fut marié et père de famille conformément à l’injonction que Dieu lui fit.

Le symbole du mandéisme résume bien sa situation par rapport au christianisme : ressemblant au premier abord à une croix, il s’avère fort différent, de même que l’est le mandéisme qui ne peut être classé comme une branche de la foi chrétienne. Le drabsha (signifiant en araméen « grande bannière »), ou la darfash en arabe, symbolisant la Lumière, est constituée de deux branches d’oliviers reliées entre elles par une corde et un tissu tous deux de couleur blanche, dont les pointes indiquent les points cardinaux, et au sommet duquel se trouve une feuille de jasmin. Symbole de la Lumière disions-nous, répondant à l’âme immortelle qui se soucie constamment de sa prochaine existence menacée d’une récompense ou d’un châtiment, mais d’un châtiment qui ne sera pour la foi mandéenne jamais éternel en raison de la miséricorde divine.

Conclusion

À la vue de cet Orient multiple dans sa foi et devant tant d’expressions de l’amour pour Dieu, le cheminement de l’Âme vers la rencontre avec son créateur peut sembler fort compliqué et pousser à rester coi ou s’égarer dans l’infini. Il n’en est rien. Déjà en son 12ème siècle, le mystique iranien Rouzbehân (1128-1209) nous enseigna ce qu’est le cheminement immuable de l’Âme : « Tantôt elle est dans les pleurs, tantôt elle est dans les rires ; tantôt ardente de feu, tantôt vibrante de musique ; tantôt la substance même de l’argile humaine est consumée par le feu de l’amour, et tantôt le luth de la prééternité accompagne la psalmodie. Tantôt dans l’ivresse mentale, tantôt dans la lucidité, tantôt abolie à soi-même. Tantôt dans l’angoisse, tantôt dans l’exultation ; tantôt dans la crainte, tantôt dans l’espoir ; tantôt dans la séparation, tantôt dans la réunion. Pas d’étape où faire halte, quand elle est séparée ; pas même de séjour à demeure, lors de la réunion. Voilà ce qui est exigé d’un Fidèle d’amour que Dieu mène en ce monde par les degrés de l’amour humain à l’ascension de l’amour divin ; parce que dans le jardin de l’amour, il ne s’agit que d’un seul et même amour, et parce que c’est dans le livre de l’amour humain qu’il faut apprendre à lire la règle de l’amour divin. »[20] Le Ier Imâm ‘Ali nous aurait répondu « Les gens sont soit tes frères en religion, soit tes frères en humanité ».[21]

La répartition des différentes communautés religieuses

Au Liban

Le Liban se compose de 18 communautés religieuses : 5 musulmanes (shî’ites, sunnites, druzes, ismaéliens et alaouites) et 13 chrétiennes, dont 7 catholiques et 6 non catholiques.

  • Catholiques : maronites, grecs catholiques, arméniens catholiques, syriaques catholiques, latins, chaldéens et coptes
  • Non catholiques : grecs orthodoxes, arméniens orthodoxes, syriaques monophysites, assyriens, protestants et coptes orthodoxes

Les musulmans représentent environ 60% et les chrétiens 40% . Cependant, ces chiffres s’avèrent approximatifs en raison de l’absence de recensement officiel de l’État depuis 1932.

En Israël

Israël se compose de Juifs (ashkénazes et séfarades), de juifs éthiopiens, de druzes, de chrétiens, de musulmans et de bahâ’is.

En Jordanie

La Jordanie compte 97% de musulmans, 2,2% de chrétiens (50% sont des grecs orthodoxes, l’une des plus anciennes communautés chrétiennes se trouvant en Jordanie), ainsi que quelques Shî’ites, pour la plupart des réfugiés irakiens et libanais, et près de 30 000 druzes dans le nord du pays.

En Syrie

La Syrie de compose de musulmans. 16% sont shî’ites dont 11% alaouites et 1,5% ismaéliens. 5 à 7 % de la population est chrétienne. Celle-ci s’élevait à 12% en 1920 sur une population totale de 1,5 millions d’habitants.

En Irak

L’Irak compte 95% de musulmans, 1,25% de chrétiens (chaldéens, assyriens ou nestoriens, syriaques occidentaux ou jacobite et orthodoxes orientaux), 1,25% de yézidis, le reste se composant de zoroastriens, de yârsânistes et de mandéens. Il est à noter qu’aucun recensement n’a été effectué depuis 1987.

Les juifs sont également présents dans chacun de ces pays mais un très petit nombre, l’absence de statistiques rendant difficile toute mesure. À noter que la deuxième plus grosse communauté juive du Moyen-Orient se trouve en Iran.


[1]La Voie vers le Divin – Initiation au vocabulaire spirituel en philosophie occidentale, L’Harmattan, 2021, pp. 13-17.

[2] Michel Abitbol, Judaïsme, in Bibliothèque d’Orient, BNF (https://heritage.bnf.fr/bibliothequesorient/fr/judaisme-article).

[3]Op. cit.

[4]Les peuples en cartes, Le Monde – La vie, Hors-série, janvier 2022, p. 64.

[5] Christian Cannuyer, Christianisme, in Bibliothèque d’Orient, BNF (https://heritage.bnf.fr/bibliothequesorient/fr/christianisme-art).

[6]Op. cit.

[7]Op. cit.

[8]Op. cit.

[9]Op. cit.

[10] Gaston Wiet, Grandeur de l’Islam, éd. Kontre Kulture, 2014, p. 68.

[11] Dominique Sourdel, L’Islam, PUF, col. Que sais-je ?, 1979, pp. 75-76.

[12] Henry Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, tome I : Le Shî’isme duodécimain, Gallimard, col. Tel, 1991, p. 290.

[13] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le Shî’isme ?, Éditions du Cerf, 2014, pp. 66-68.

[14]Op. cit. pp. 66-67.

[15] Émile Bouvier, Le « Peuple de la Vérité » : entre islam chiite, zoroastrisme, culte de Mihtra et christianisme, qui sont les Yârsâns (1/3) ? Présentation ethno-géographique et spirituelle du yârsânisme, Les clés du Moyen-Orient, 4 juin 2021 (https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Peuple-de-la-Verite-entre-islam-chiite-zoroastrisme-culte-de-Mihtra-et.html).

[16] Shoghi Effendi, Dieu passe près de nous (« God Passes By »), Bruxelles, Maison d’éditions bahá’íes, 1976.

[17]Mandâi-iân, yektâparastâni kamtar shénâkhaté shodé va peyrovân-é yeki âz qadimitarin-é adyân-é djahân (« Les mandéens, monothéistes moins connus et adeptes de l’une des plus anciennes religions du monde »), Euronews, 25 décembre 2018 (https://per.euronews.com/2018/12/25/mandaeism-religion-prophet-john-the-baptist-oldest-monotheism-in-the-world-christians).

[18] Robin Verner, La religion mandéenne, l’un des plus vieux monothéismes du monde et le plus méconnu, BFM TV, 25 décembre 2018 (https://www.bfmtv.com/societe/religions/la-religion-mandeenne-l-un-des-plus-vieux-monotheismes-du-monde-et-le-plus-meconnu_AN-201812250015.html).

[19] Définition de Gnose, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), (https://www.cnrtl.fr/definition/gnose).

[20] Rûzbehan, Le jasmin des fidèles d’amour, traduit du persan par Henry Corbin, Verdier, 1991, pp. 155-156.

[21] Lettre du Ier Imâm ‘Ali au gouverneur d’Égypte Mâlik al-Ashtar (657).

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L’Archange empourpré de Sohravardi, par Henry Corbin

L’Archange empourpré est l’un des quinze traités et récits mystiques de Sohravardi qui compose la merveilleuse somme traduite par Henry Corbin.

Pendant longtemps, l’Occident a simplifié la perception de l’Iran en le divisant entre l’Iran antique préislamique et l’Iran post-islamique. L’œuvre de Sohravardî témoigne du fait que l’univers spirituel iranien est cohérent et que l’Islam ne bouleversa aucunement l’imaginal iranien. La Perse islamique ne doit pas être considérée comme une simple province de l’expansion arabe. Cela aussi bien sur le plan ethnique qu’intellectuel et spirituel.

Henry Corbin Sohravardi L'Archange empourpré

Dans cet ouvrage, Henry Corbin explore la signification et l’importance de l’Archange empourpré dans la philosophie de Sohravardi. Cela tout d’abord pour comprendre la vision de ce mystique persan du XIIème siècle. Ensuite, son travail restitue une part inconnue du patrimoine spirituel de l’humanité. Et notamment pour un public occidental encore trop ignorant de ce que put être la spiritualité et la philosophie islamique.

L’Archange empourpré incarne à la fois une figure angélique, un guide spirituel et le symbole d’une quête intérieure. Sohravardi cherche à transmettre à travers ses enseignements et ses écrits les profondeurs de la spiritualité et de la métamorphose intérieure conduisant à l’illumination de l’âme.

Sohravardî, le « shaykh de l’illumination »

Sohravardî, qui mourut en martyr en 1191, est l’un des plus grands mystiques de l’Islam. Les textes présentés ici mettent en avant sa volonté délibérée de faire revivre la philosophie de la lumière proposée par les sages de l’ancienne Perse. Il se veut un philosophe dont l’âme embrasse toutes les puissances nécessaires pour transmettre sa vision du monde.

Sa doctrine considère comme indissociables la recherche philosophique de la Connaissance et son application pratique pour la transformation intérieure de l’Homme. La Connaissance dont il est question n’est pas théorique, mais salvatrice par essence. Elle rejoint conséquemment la signification originelle du terme de gnose.

Sohravardî révèle l’unité de l’univers spirituel iranien et redonne à la Perse islamique sa pleine légitimité dans le paysage spirituel et philosophique.

Henry Corbin présente l’Archange empourpré de Sohravardi

L’Archange empourpré représente l’ange, le guide surnaturel et l’initiateur personnel du pèlerin. On le retrouve à la fois dans les traités doctrinaux et les récits mystiques qui composent ce corpus. Ils s’entrelacent de manière complémentaire, ainsi que le démontre la lecture approfondie d’Henry Corbin qui les accompagne.

La voie spirituelle tracée par Sohravardî continue d’avoir un impact en Iran. Henry Corbin, en tant qu’interprète de cette philosophie, est convaincu que son sens et son importance dépassent son contexte d’origine. En effet, l’œuvre sohravardienne représente une forme d’aventure spirituelle qui mérite une réflexion particulière de nos jours.

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Histoire de la philosophie islamique, par Henry Corbin

Histoire de la philosophie islamique est certainement l’un des livres les plus essentiels de l’œuvre d’Henry Corbin.

La philosophie en terre d’Islam est souvent associée à la simple transmission de l’héritage des Grecs. Cependant, son rôle dans l’histoire ne se limite pas à cela. De nombreuses figures importantes ont contribué à l’émergence d’une riche métaphysique au sein de cette tradition. Celle-ci perdure encore aujourd’hui. C’est ce que démontre notamment l’ouvrage Histoire de la philosophie islamique d’Henry Corbin, qui va bien au-delà de la simple chronologie des moments marquants de cette longue histoire.

Henry Corbin Histoire de la philosophie islamique

En effet, Corbin suit un fil conducteur bien précis : celui de l’herméneutique. Il explore comment, depuis les Ismaéliens jusqu’aux grands noms de la philosophie en terre d’Islam tels qu’Avicenne, Sohravardî ou encore Ibn Arabî, s’est développée une exégèse du Livre saint qui a permis l’émergence d’une véritable philosophie prophétique. Ce faisant, il montre que la pensée en terre d’Islam ne se réduit pas à une simple reproduction de la philosophie grecque. Mais que cette dernière s’est fondée sur un travail de réinterprétation et d’adaptation du message divin aux contextes et aux préoccupations de chaque époque.

La philosophie islamique, son histoire et ses facettes

Cette réflexion est particulièrement importante aujourd’hui, alors que les à priori entre les cultures occidentale et islamique sont souvent exacerbées. En effet, la mise en lumière de cette tradition philosophique permet de souligner les nombreuses convergences entre ces deux cultures. Elles ont toutes deux développé des pensées spirituelles riches et complexes en réponse aux grandes questions de l’existence.

Cette philosophie en terre d’Islam offre ainsi une alternative intéressante aux conceptions philosophiques occidentales. Ces dernières eurent tendance à s’imposer comme un modèle universellement valable. Il convient donc, comme le souligne Corbin, que ces pensées ne restent pas inconnues du public occidental.

En effet, elles méritent d’être reconnues pour leur valeur intrinsèque. Mais également pour leur capacité à élargir notre horizon philosophique. La philosophie islamique nous invite à repenser nos questionnements à la lumière de sa tradition riche et complexe. La philosophie en terre d’Islam représente ainsi un exemple éloquent de la richesse et de la diversité de la pensée humaine.

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Qu’est-ce que le Shî’isme ?, par M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet

Qu’est-ce que le Shî’ismeest un livre incontournable pour l’étude de cette spiritualité, écrit par les deux plus grands spécialistes de cette religion, Messieurs Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet.

Le Shî’isme, une religion méconnue

Dans la région cruciale de l’Asie du sud-ouest, les Chiites demeurent une communauté méconnue en Occident. De même, leur spiritualité et leur philosophie demeurent bien souvent absentes des manuels d’islamologie, en dépit du travail salutaire d’Henry Corbin.

Qu'est-ce que le Shî'isme ? Mohammad Ali Amir-Moezzi Christian Jambet.

Connu comme la religion de l’Iran, le Chiisme est pourtant également présent en Irak, en Syrie, au Liban, en Azerbaïdjan et, dans une moindre mesure, en Afghanistan, au Pakistan et à Bahreïn.

Souvent amalgamés avec les intégristes sunnites, voire avec les partisans du wahhabisme militant (pourtant leurs opposants les plus farouches), les Chiites subissent les conséquences dévastatrices des stéréotypes véhiculés par certains courants les dépeignant comme des oppresseurs des femmes, intolérants sur le plan religieux, obscurantistes et totalitaires. La réalité est totalement différentes et nous pouvons même dire qu’elle s’avère l’exact inverse.

Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet présentent le Shî’isme

Cet ouvrage se destine à un public désireux de savoir autant qu’érudit. Il a pour vocation de rassembler et de présenter les connaissances essentielles sur le Chiisme. Il propose également une analyse des processus ayant amené une religion essentiellement ésotérique et mystique à se transformer en une théologie politique.

En refermant ce livre, le lecteur connaîtra les fondements doctrinaux du Chiisme, la lignée de ses maîtres (à commencer par le Ier Imâm Ali, le gendre du prophète Mohammad), ses sources (le Coran et les hadîth), son évolution historique et enfin sa philosophie.

Rédigé avec une finesse et une érudition avérée, cet ouvrage vise à lever le voile sur une tradition religieuse souvent mal comprise. Il offre ainsi une perspective nuancée et approfondie sur les Chiites et leur héritage théologique qui enrichira l’âme de ses lecteurs.

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La population iranienne : race, ethnies, langues et religions

Avec une histoire riche remontant à plus de 7000 ans, la population iranienne se compose de différentes ethnies, chacune avec sa propre identité culturelleet linguistique. Cette diversité complexe fait de l’Iran un lieu fascinant où les traditions et les croyances se mêlent pour former une mosaïque culturelle unique.

La population iranienne : Perse ou Iranien ?

Les Iraniens ont toujours utilisé le terme « Iran » pour désigner leur pays. Ce nom trouve son origine dans le mot avestique Aryānām, signifiant « le pays des Aryens ». En effet, les Iraniens sont la race aryenne.

Le terme « Perse » fait quant à lui référence à l’hellénisation du nom du Fars, la région d’origine des Perses, fondateurs des empires achéménides et sassanides. Pendant longtemps, les Occidentaux ont utilisé la dénomination de « Perse ». Ce n’est qu’en 1935 que le nom d’« Iran » revient dans le vocabulaire occidental lorsque Reza Shah Pahlavi exigea son adoption par les chancelleries étrangères.

Iran carte ethnique population iranienne

La population iranienne se compose de différentes ethnies et parle plusieurs langues, dont l’importance varie considérablement. Cependant, toutes contribuent à une unité historique incontestable. En Iran, trois grandes familles linguistiques coexistent, révélant ainsi la diversité ethnique du pays : les langues iraniennes, les langues turques et les langues sémitiques

Les Azéris, bien que tentés par l’autonomisme lors de la crise de 1946-1947, demeure aujourd’hui très attachés à l’identité iranienne et aux institutions politiques actuelles dirigées par l’ayatollah Ali Khamenei, lui-même azéri. De plus, la population de Téhéran est en grande partie azérie, tout comme d’autres régions du pays.

Il y a également des groupes nomades tels que les Bakhtiaris dans le sud-ouest et les Qashqaïs turcophones près de Chiraz, qui ont réussi à préserver leur identité, mais qui ne représentent plus qu’environ 2% de la population iranienne. En somme, la diversité ethnique et linguistique de l’Iran ne remet pas fondamentalement en cause son unité nationale.

Quelles langues en Iran ?

Les deux tiers de la population parle les langues iraniennes. Il faut distinguer tout d’abord le persan, langue majoritaire parlée par plus de la moitié des Iraniens et comprise par la quasi-totalité de la population. Ensuite, le kurde, parlé par environ 9% de la population, et partagé par les minorités kurdes de Turquie, d’Irak et de Syrie. Les dialectes du Gilan et du Mazandaran sont utilisés par environ 8% des Iraniens. Enfin, le baloutche est la langue d’une minorité du sud-est du pays, dont le territoire historique s’étend également au sud-ouest du Pakistan et au sud de l’Afghanistan. L’azéri, avec environ un quart de la population du pays, est la langue turque la plus importante parlée en Iran.

Outre les langues iraniennes, turques et sémitiques, il y a également les langues turkmène et qashqaï qui sont pratiquées par de très petits groupes. En Iran, environ 3% de la population parle l’arabe dans le Khouzistan et dans certaines régions des rivages septentrionaux du golfe Persique, où vivent des descendants des colons arabo-musulmans qui envahirent l’Iran au VIIème siècle.

Iran carte ethnique et religieuse

La répartition géographique de ces groupes linguistiques montre que le centre du pays est majoritairement persanophone, alors que les minorités ethniques et linguistiques se trouvent plutôt dans les périphéries du territoire iranien, en continuité avec les populations des États voisins. Cette diversité ne menace toutefois pas réellement l’unité nationale, à l’exception peut-être des Kurdes et des Baloutches qui expriment des aspirations à la dissidence et à la réunion avec leurs frères turcs ou irakiens pour les uns, pakistanais ou afghans pour les autres.

Quelles religions en Iran ?

L’Iran est un pays qui abrite plusieurs religions. Cependant, la grande majorité de la population (environ 90%) est composée de musulmans chiites duodécimains. Les communautés sunnites sont principalement issues des minorités kurde, turkmène et baloutche.

Outre les deux principales branches de l’islam, l’Iran abrite également différentes religions telles que les zoroastriens qui représentent les héritiers de la religion d’État des Sassanides. Cette communauté a des liens avec les Parsis indiens qui sont aujourd’hui leurs principaux représentants. Les chrétiens, notamment des églises assyrienne, chaldéenne et arménienne, coexistent également dans le pays, ainsi que les juifs.

Les minorités religieuses disposent des droits rattachés à leurs religions, ainsi que de députés au parlement.

La population iranienne, une unité nationale autour de son identité

En dépit de la diversité ethnique et linguistique, la très grande majorité des Iraniens adhèrent à l’islam chiite, qui s’est solidement implanté depuis le XVIème siècle. Ce fort attachement religieux transcende largement les différences ethniques et linguistiques.

De plus, un fort sentiment national se manifeste grâce à la conscience partagée d’une histoire commune et la conviction de porter l’héritage d’une civilisation ancienne, enracinée depuis plus de 7000 ans au carrefour de plusieurs mondes.

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Les Douze Imams dans le Chiisme

par Morgan Lotz

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Gens de la Demeure (Ahl al-Bayt), Quatorze Immaculés ou bien encore Sainte Famille, qui sont les Douze Imams du Chiisme ?

Lorsque l’on parle des Gens de la Demeure (Ahl al-Bayt), une interrogation se pose toujours : pourquoi le Coran ne suffit-il pas au croyant puisque qu’il est la parole de Dieu (Allâh) Lui-même ?

Pour le Shî’isme, la révélation du sens spirituel est encore à attendre, et c’est là la tâche herméneutique dont sont investis les Imâms. Cette révélation ne sera complète qu’une fois accomplie la parousie de l’Imâm caché, c’est-à-dire du XIIème Imâm qui reviendra de son occultation pour guider les croyants afin qu’ils ne s’égarent pas lors de la fin des temps.

La métaphysique shî’ite étant dominée par l’idée de Dieu inconnaissable, inaccessible et innommable dans son Essence, se dégage alors l’idée de son épiphanie dans un plérôme de quatorze entités de lumièremanifestées sur Terre : il s’agit des « Quatorze Immaculés », comprenant le Prophète Mohammad (590-633), sa fille Fâtemeh et les Douze Imâms, « Témoinsd’un autre monde et d’un monde autre. »[1]

Fatemeh Zahra, mère de la Sainte Famille

Fâtemeh al-Zahrâ (née vers 614 – 632), dont le nom al-Zharâsignifie l’« Éclatante », est la fille du Prophète et de son épouse Khadidja beit-Khuwaylid (née entre 555 et 560 – 619). Elle épouse ‘Ali en 624 et aura avec lui deux fils, Hassan et Hossein.

Première illustration de la présence des femmes dans l’Islam, elle n’hésite pas à prononcer un sermon dans la mosquée du Prophète pour dénoncer le premier calife Abou Bakr (573-634) qui venait de faire main basse sur Fadak. Elle décéda de ses blessures quelques jours après que les partisans d’Abou Bakr aient attaqué sa maison pour la forcer à lui prêter allégeance.[2] Conformément à ses dernières volontés, ‘Ali l’inhumera en secret pendant la nuit, sa tombe demeurant encore à ce jour inconnue.

La promesses à la mère, chantée par Hassan Ataei

Ali, le Ier Imam

‘Ali ibn Abi Tâlib (entre 600 et 605 – 661), Amir al-Mu’minin (« Émir des croyants »), cousin du Prophète devenu son gendre en épousant sa fille Fâtemeh, fut le premier homme à avoir cru Mohammad et s’être converti à l’Islam. Il est également le détenteur de la seule version intégrale du Coran qu’il rédigea au fur et à mesure que Mohammad révélait ce qui lui avait été enseigné.

C’est justement lors de l’assassinat du troisième calife Othman en 656 que la désignation d’Ali comme son successeur va provoquer une division au sein de la communauté des croyants : le gouverneurs de Syrie Mou’awiya (605-680) refuse de le reconnaître comme calife, et ce dernier, suivi par la majorité des musulmans, hérite du pouvoir politique à la faveur d’un arbitrage truqué – dit arbitrage « d’Adroh »[3] – et de plusieurs affrontements armés qui s’ensuivirent.

Estimant que « le jugement appartient à Dieu seul », les khâridjites[4] mènent alors une véritable guerre contre le califat nouvellement installé en se tournent vers la commission d’attentats terroristes, dont l’un coûta la vie à ‘Ali en janvier 661, mettant de la sorte un terme à son califat et ouvrant la voie à l’exercice du pouvoir califal de Mou’awiya et de la dynastie des Ommeyades.[5]

Hassan, IIème Imâm

Hassan al-Modjtabâ (l’« Élu » ou le « Choisi ») (624-669), fils aîné d’Ali et Fâtemeh, succède à son père comme calife mais finit par y renoncer au bout de six mois et trois jours après un accord avec Mou’awiya à qui il prête allégeance dans l’espoir de préserver la communauté des croyants. Retournant à Médine avec les siens, il y demeure dix ans jusqu’à son martyre, assassiné par le poison que son épouse Dja’da bint Ash’at avait dissimulé dans sa nourriture vraisemblablement sur ordre de Mou’awiya.

Hossein, le IIIème Imam et Prince des Martyrs

Hossein (626-680), deuxième fils d’Ali et de Fâtemeh honoré du titre de Seyed al-Shohadâ(« Prince des Martyrs »), est certainement l’Imâm le plus célèbre en raison de sa mort en martyr à Karbalâ’. Le matin du 10 moharam61 (correspondant au 10 octobre 680) s’engage la bataille de Karbalâ’ dans laquelle s’opposent le petit-fils du Prophète au calife Yazîd de la branche ommeyade qui lui ordonnait le serment d’allégeance (al-bay’ah), toujours refusé par celui-ci.

En début d’après-midi, plus de la moitié des partisans de Hossein sont déjà tués puis, lorsque tous sont tombés sous les coups, ‘Ali Akbar, l’un des fils de l’Imâm martyr rencontre à son tour le trépas. Vient un moment où, se retrouvant seul devant un tel spectacle, Hossein décide de sauver son dernier-né ; le prenant dans ses bras, il supplie pour le désaltérer d’un peu d’eau dont lui et les siens étaient privés depuis une semaine en raison de l’accès bloqué au fleuve, lorsque le nourrisson fut transpercé d’une flèche. Soudainement seul, Hossein reste sans défense.

Ses assassins s’approchent alors doucement de lui, hésitant à lui porter le moindre coup, quand l’un des assaillants le frappe subitement de son épée. Un second vient alors le poignarder dans le dos. Hossein s’effondre sur le ventre, le visage contre le sol – mort. L’un décide de lui trancher la tête et commande à vingt cavaliers de piétiner le corps qui sera abandonné sur place avec les autres dépouilles de ses compagnons, qui seront ensevelies le lendemain par les habitants d’un village voisin.

Tasbeeh al-Zahra, chantée par Hadj Mahdi Rasouli

Le lendemain de la bataille, ses assassins qui avaient emporté avec eux en guise de trophées les têtes de Hossein et de ses compagnons les firent présenter au calife Yazîd résidant à Damas. Dans ce triste voyage se trouvèrent captifs les épouses et les enfants de la famille de Hossein, dont sa sœur Zeynab et son dernier fils survivant, ‘Ali Zayn al-‘Abidin, le IVème Imâm.

al-Sadjâd, le IVèmeImam

‘Ali Zayn al-‘Abidin al-Sadjâd (l’« Ornement des hommes de piété ») (656 ou 659 – 711 ou 714), dont l’imâmat dura 34 années qu’il passa à Médine après son retour de Karbalâ’. Il est l’auteur de deux livres, un traité de droit et le Sahifa as-Sadjâdiya, recueil de prières destinées à guider le croyant vers Dieu. Semblablement à ce martyre devenu une tradition pour le Shî’isme, le calife ommeyade Walid ibn ‘Abd al-Malik ordonnera son assassinat par empoisonnement.

al-Bâqir, le Vème Imam

Mohammad al-Bâqir (676-733), dont le titre al-Bâqirse rapporte à l’expression bâqir al-‘ilmsignifiant « celui qui fend la connaissance », témoignant par là du souvenir d’une âme emplie de connaissance et de piété.

al-Sâdeq, le VIème Imam

Dja’far al-Sâdeq (le « Véridique ») (699 ou 702 – 765), dont l’imâmat dura lui aussi 34 années jusqu’à son assassinat par empoissonnement, fut réputé pour sa connaissance de la théologie et des hadiths.

al-Kazim, le VIIème Imam

Mousâ al-Kazim (745-799), qui dut affronter les persécutions du califat abbaside au point d’user de la taqîyya, la dissimulation pieuse, ce qui ne l’empêcha pas d’être arrêté lors de sa prière dans la mosquée du Prophète. Il sera occis par empoisonnement durant sa détention.

Reza, le VIIIème Imam

‘Ali al-Rezâ (770-818), le célèbre « Emâm Rezâ » dont l’incontournable mausolée se situe à Mashhad, en Iran, où il trouva la mort lorsque le calife al-Ma’moun le fit empoisonner tandis qu’il se rendait dans le Khorâsân pour répondre à son invitation.

al-Djavâd, le IXème Imam

Mohammad al-Djavâd (le « Magnanime » ou le « Pieux ») (811-835), qui mourut à l’âge de 24 ans, semble-t-il sous le coup d’un empoisonnement par son épouse répondant aux ordres du calife abbaside al-Mou’tasim.

al-Hâdi, le Xème Imam

‘Ali al-Hâdi al-Naqi (le « Guide » ou le « Pur ») (827 ou 830 – 868) ne connaîtra quant à lui que la résidence surveillée ordonnée par les califes abbasides à Sâmarâ’, où il finit son existence terrestre non sans avoir laissé le merveilleux Ziyârah al-djâmi’at al-kabiraregroupant l’ensemble des prières shî’ites.

al-Askari, le XIème Imam

Hassan al-Zaki al-‘Askari (l’« Intègre ») (845-874), lui aussi interné à Sâmarâ’ tout comme son père. De son mariage avec la princesse byzantine et chrétienne Narcisse (en persan Nardjès) naquit en 869 un fils qui achève ce plérôme des Douze Imâms :

Le XIIème Imam, le Mahdi

Muhammad al-Qâ’im (le Résurrecteur), le XIIème Imâm, le Guidé (Mahdi), l’Attendu (Montazar), la Preuve ou le Garant de Dieu (Hodjat), le pôle mystique de ce monde, celui qui, selon les paroles du Prophète, « remplira la Terre de paix et de justice comme elle est aujourd’hui remplie de violence et de tyrannie. Il combattra pour reconduire au sens spirituel (ta’wîl), comme j’ai moi-même combattu pour la révélation du sens littéral. » Son importance est telle qu’il est dans la conscience shî’ite une « simultanéité de pessimisme radical et d’indomptable espoir » selon Henry Corbin ; « […] c’est le dernier Prophète lui-même qui a annoncé celui que l’on devait attendre : l’Imâm, Sceau de la walâyatmohammadienne, est l’Imâm attendu (montazar). »[6]

Le Shî’isme : une voie d’amour

Le Shî’isme se définit comme une religion d’amour spirituel initiant à la connaissance de soi dans laquelle le Prophète est le sceau de la prophétie et l’Imâm le sceau de la walâyat. Walâyatsignifie « amitié » en arabe et se rapporte à la dilection et l’amour que professent les adeptes à l’égard des Imâms. Ce cycle de la walâyatconstitue une initiation progressive au sens intérieur, spirituel, ésotérique (appelé bâtin) des Révélations divines. Puisqu’il existe de la sorte un lien personnel entre le croyant et les saints Imâms, il n’est donc guère nécessaire de se grouper en confréries (tarîqat) et de suivre l’enseignement de shaykhspour être guidé.

On pourrait penser que l’Imâmat est une simple succession de pouvoir et d’autorité – il n’en est rien. Il est important de comprendre que l’Imâmat ne se transmet pas parce que l’Imâm successeur est le fils, mais qu’il est justement le fils parce que l’Imâmat se transmet à lui. L’Imâm est en fait un pôle mystique duquel se transmet la lumière divine qui illumine l’âme depuis le monde de l’Amour, monde que le Sheykh al-Ishrâq(« Maître de l’Illumination ») Shihâb al-Din Yahya Sohravardî (1155-1191) décrit comme Nâ-kodjâ Abâd(littéralement le « pays du non-où »), le monde au-delà du « lieu » de ce monde. Ainsi Henry Corbin qualifierait l’Imâm comme le « (…) mystère du chaque-fois-unique de tous les Uniques, de l’Un multiplié à l’infini par lui-même et qui est toujours l’Un unique. »[7]

Les paroles prononcées par les Imâms shî’ites complètent donc celles de Dieu et de son prophète en devenant ce que Mohammad Ali Amir-Moezzi qualifie de « Qorân parlant ». Les Imâms, herméneutes de la Parole divine, révèlent le sens caché du Livre saint :

« Sans l’explication de l’imam, l’Écriture sainte ne demeure que lettre close puisqu’inintelligible et par conséquent inapplicable. »[8]

Cette situation n’annule point le respect des Shî’ites pour le Prophète, contrairement à ce que prétendent les diffamations sunnites. Christian Jambet rappelle que « L’imamat consiste donc dans le fait, pour l’imâm, d’être la « preuve de Dieu » (hojjat). De même qu’en son temps le prophète témoignait pour Dieu, l’imâm rend possible la connaissance gnostique, intérieure de la divinité, par la délivrance du sens caché de la parole divine. »[9]

La dévotion au Prophète, à sa fille Fâtemeh et aux Douze Imâms – les Quatorze Immaculés – qu’éprouve le cœur shî’ite est une éthique, une chevalerie, et, pour reprendre le mot de Nietzsche à propos du Bouddhisme, une « hygiène ». Le Shî’isme, c’est la religion positive (shari’at) qui s’efface devant la vérité gnostique (haqiqat), l’exotérique (zâhir) qui se trouve dépassé pour recevoir l’illumination de l’ésotérique (bâtin).


[1] Henry Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, col. Tel, 1991, tome I, p. 67.  

[2] Alors que ‘Umar se voit refuser l’entrée du domicile de ‘Ali et Fâtemeh pour leur extorquer l’allégeance au premier calife Abou Bakr qui vient de prendre le pouvoir quelques jours après la mort du Prophète, il décide d’incendier la porte de leur demeure pour y entrer de force. La suite nous est narrée par Sulaym ibn Qays al-Hilâli, l’un des premiers chroniqueurs de l’Islâm, d’ailleurs contemporain des événements qu’il décrit. « Fâtima se dressa devant lui et se plaignit en s’écriant : ‘ô mon père, ô Envoyé de Dieu !’. ‘Umar brandit son sabre gardé dans étui et la frappa violemment sur les côtes. Fâtima cria encore une fois en invoquant son père. ‘Umar la frappa au bras avec son fouet. […] À ce moment, ‘Ali surgit, attrapa ‘Umar par le collet, le plaqua au sol et commença à le frapper violement au visage et au cou, cherchant réellement à le tuer. […] ‘Umar demanda de l’aide. Ses gens entrèrent. ‘Ali se précipita vers son sabre… Qunfudh et ses hommes l’attaquèrent le jetèrent à terre, l’immobilisèrent, le ligotèrent et lui passèrent une corde au cou. Fâtima barra la porte [pour les empêcher d’emmener son époux]. Le maudit Qunfudh lui asséna un violent coup de fouet de sorte qu’elle en porta la trace jusqu’à sa mort [survenue peu de temps après]. […] En effet, ‘Umar lui avait ordonné de frapper Fâtima si elle s’interposait pour défendre ‘Ali. C’est pourquoi [après l’avoir frappée] Qunfudh coinça violemment Fâtima au travers de la porte de sa maison de sorte qu’elle eut la côté brisée et perdit l’enfant qu’elle portait dans le ventre. À partir de ce jour, elle n’a pu quitter son lit et mourut en martyre… » Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, Éditions du CNRS, collection Biblis, 2020, pp. 46-47.  

[3] Dominique Sourdel, L’Islam, PUF, col. Que sais-je ?, 1979, pp. 75-76.

[4] Appartenant à l’un des mouvements les plus sectaires, parfois considéré comme une troisième branche de l’Islâm, ils soutiennent d’abord ‘Ali en raison de leur récusation de l’arbitrage fallacieux d’Adroh mais finissent par s’opposer à lui et sont vaincus par les troupes alides lors d’une bataille rangée le 17 juillet 658.  

[5] Gaston Wiet, Grandeur de l’Islam, éd. Kontre Kulture, 2014, p. 68.  

[6] Henry Corbin, En Islam iranien, tome IV, p. 305.  

[7] Henry Corbin, En Islam iranien, tome I, p. 290.  

[8] Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, p. 124.  

[9] Christian Jambet, La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Verdier, 1990, p. 299.  

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La symbolique de la souffrance du martyre de l’Imâm Hossein

par Morgan Lotz

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Intrinsèque à l’identité et à la culture iranienne, le Shî’isme est une spiritualité à part entière qui compose le domaine spirituel iranien et rythme la vie publique en Iran. Nous avons souhaité présenter dans cet article notre travail universitaire sur le sujet afin d’éclairer le lecteur sur la foi majoritaire en Iran.

Ce travail fut soutenu en mai 2020 à l’Université Domuni. Le sujet traité portait pour intitulé : « Dans le milieu populaire chiite, la souffrance de Husayn est très souvent comparée avec la souffrance de Jésus Christ. Les théologiens chiites trouvent-ils dans la souffrance de Husayn une valeur rédemptrice ? Quelles places occupent Husayn et les douze imams dans la dévotion populaire ? est-ce un rôle d’intercesseur ou de rédempteur ? »

L’orthographe de certains termes – tels « chiisme », « chiite » ou « mollah » – correspond à l’orthographe règlementaire en vigueur dans le milieu universitaire, héritée des premières translittérations qui furent depuis révisées et que nous utilisons dans nos autres articles. L’orthographe « Husayn » correspond à la prononciation arabe, tandis que son équivalent iranien est « Hossein ».

Introduction

Parmi la dévotion chiite envers ses Imâms, celle consacrée au troisième, Husayn, est la plus importante et la plus mystérieuse aussi. Un lien particulier semble lier les chiites avec l’Imâm martyr à Karbalâ’, qui n’est pas sans rappeler le lien qui unit les chrétiens avec Jésus-Christ. Une comparaison est possible, Husayn étant pour les chiites un saint sacrifié sur l’autel de la Vérité pour que celle-ci triomphe et que la Révélation prenne son sens, de la même manière que Jésus l’est pour les chrétiens. Tous deux furent des martyrs ayant affronté la peur de la mort avec le courage et la confiance de leur foi. Parmi ces deux destins aux similitudes si étroites, il serait aisé pour un chrétien de considérer Husayn comme l’est Jésus, c’est-à-dire le Rédempteur de l’humanité qui intercède en sa faveur auprès de Dieu.

Nous allons dans une première partie étudier les comparaisons entre le troisième Imâm chiite Husayn et Jésus-Christ, sur trois aspects : premièrement leurs naissances, deuxièmement les miracles qu’ils accomplirent au cours de leurs existences terrestres et troisièmement les similitudes des réactions cosmiques et naturelles qui se produisirent aux instants de leurs décès.

Dans une seconde partie, nous étudierons la question de la valeur rédemptrice accordée par les théologiens chiites aux souffrances endurées par Husayn, ainsi que la question sur le rôle des Douze Imâms comme intercesseurs ou rédempteurs dans la dévotion populaire chiite.

I – Les comparaisons entre Jésus-Christ et Husayn, de la naissance à la passion du martyre

A) Les histoires liées à la naissance de Husayn mises en parallèle avec la naissance de Jésus-Christ

Les comparaisons entre le troisième Imâm chiite Husayn et Jésus-Christ ne manquent pas et méritent que nous nous y attardions dans la première partie de ce devoir. La naissance de Husayn interpelle tout particulièrement le lecteur chrétien par les nombreuses similitudes qu’il partage avec Jésus-Christ : tout d’abord, une visite de l’ange Gabriel annonce la venue d’un enfant de caractère divin ; la différence étant dans le destinataire initial, directement Marie pour la naissance de Jésus et par l’intermédiaire du Prophète qui l’annonce ensuite à Fâtima, ainsi qu’en témoigne les propos de Ibn Qawlawayh (367/977) rapportés par Ameer Jaje :

« ô Muḥammad, Dieu te salue et t’informe que ta fille Fāṭima donnera naissance à un enfant qui sera tué par ton peuple après ta mort. Le Prophète répondit à Gabriel : Salut à mon maître. Je n’ai nul besoin que Fāṭima donne naissance à un enfant qui sera tué par mon peuple. Gabriel remonta au ciel et revint au Prophète pour lui répéter trois fois le même message. La troisième fois, il ajouta : Dieu t’informe que l’enfant gardera l’imāmaet la sainteté dans sa descendance. Le Prophète répondit alors : J’accepte. Lorsque le Prophète envoya un message à sa fille pour l’informer de la décision de Dieu et du destin réservé à l’enfant qui allait naître, elle réagit négativement et donna la même réponse que son père. Puis quand elle apprit qu’il allait devenir le père des imāms, elle accepta. »[1]

Nous pouvons mettre en parallèle cette histoire avec celle de Joseph : dans les deux cas, c’est un homme d’âge mûr protecteur de la jeune mère qui est informé par l’ange Gabriel de la venue d’un enfant au caractère divin.

« Or, telle fut la genèse de Jésus Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. Joseph, son mari, qui était un homme juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, résolut de la répudier sans bruit. Alors qu’il avait formé ce dessein, voici que l’Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Or, tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur :

Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel,

ce qui se traduit : « Dieu-avec-nous. » Une fois réveillé, Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui sa femme ; et il ne la connut pas jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et il l’appela du nom de Jésus. »[2]

Dans son ouvrage, Ameer Jaje rapporte également le récit du théologien al-Bahrânî, citant un hadith du Prophète relatant la naissance de Husayn et les manifestations surnaturelles qui en découlèrent :

« Je vois une lumière rayonnante sur ton visage, tu vas donner naissance à un enfant qui sera la preuve vivante de Dieu… Un mois après la naissance de Ḥasan, Fāṭima eut de la fièvre et tomba malade ; le Prophète lui apporta un verre d’eau et prononça quelques mots qu’elle ne comprit pas. Puis il cracha dans le verre et lui donna à boire. Elle se rétablit aussitôt. Quarante jours plus tard, elle sentit des fourmillements dans le dos, puis un enfant bouger dans ses entrailles. A partir du troisième mois, Fāṭima fut comblée de biens [nourriture, etc.] à domicile et dès lors ne quitta plus sa chambre ; elle se consacra à la prière et malgré sa solitude, Dieu lui donna l’assurance, le repos et la quiétude. A partir du sixième mois, elle n’eut plus besoin de lampe pour s’éclairer, même dans les nuits les plus obscures. Et quand elle était seule, elle entendait l’enfant louer Dieu dans son ventre, ce qui la réconfortait et lui donnait des forces. Le neuvième jour du septième mois, un ange visita Fāṭima alors qu’elle dormait et lui effleura le dos de ses ailes, elle se réveilla surprise et effrayée. Pour chasser cette peur, elle se leva, fit ses ablutions et deux rak‘a puis se rendormit. A ce moment-là, un deuxième ange vint lui rendre visite. Il se tenait au-dessus de sa tête et souffla sur son visage et son cou. Elle se réveilla plus effrayée encore que la première fois. Elle fit à nouveau ses ablutions et quatre autres rak‘a. Après un court somme, un troisième ange vint la réveiller en récitant sur elle des invocations pour la protéger de Satan, et lui lut deux sourates du Coran. Le lendemain, Fāṭima rendit visite à son père chez son épouse Umm Salāma et lui raconta ce qui s’était passé la nuit précédente. Le Prophète manifesta sa joie, lui expliqua ce qui lui était arrivé cette nuit-là et qui étaient les visiteurs mystérieux : le premier était l’ange ‘Izrā’īl, l’ange de la mort, chargé de veiller sur les femmes enceintes ; le deuxième était l’ange Mīkhā’īl chargé de veiller sur les femmes enceintes d’Ahl al-Bayt [la famille du Prophète] ; puis le Prophète lui demanda si l’ange avait soufflé sur son visage ; elle répondit que oui. Alors il la serra dans ses bras et se mit à pleurer, ajoutant que le troisième ange était l’ange Jibrā’īl qui allait servir le nouveau-né. »[3]

Dans ce second récit, nous constatons une autre similitude avec le récit biblique : comme la Vierge Marie, Fâtima reçoit la visite de plusieurs anges venus veiller sur elle. Toujours semblablement à la Vierge Marie, Fâtima se retire du monde le temps de la grossesse et reçoit une nourriture céleste.

« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il entra et lui dit : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » À cette parole elle fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Et l’ange lui dit : « Sois sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfantera un fils ; et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin. » Mais Marie dit à l’ange : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? » L’ange lui répondit : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. Et voici qu’Élisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait la stérile ; car rien n’est impossible à Dieu. » Marie dit alors : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole ! » Et l’ange la quitta. »[4]

Lorsque l’enfant est né, le Prophète reçoit la visite des anges venus lui témoigner leurs félicitations. Mais cette visite apporte également la mauvaise nouvelle de son martyre futur, comme en témoigne les propos du sixième imām Ja‘far al-Ṣādiq rapportés par Ibn Qawlawayh :

« Dieu lui-même fut le premier à féliciter et consoler à la fois le Prophète. Alors que le Prophète était chez Fāṭima, il se mit brusquement à pleurer puis prit l’enfant [Ḥusayn] dans ses bras et dit à Fāṭima : ô Fāṭima, fille de Muḥammad, Dieu m’est apparu en cet instant chez toi dans toute sa beauté et m’a dit : ô Muḥammad, aimes-tu Ḥusayn ? Oui je l’aime ; il est la prunelle de mes yeux et le fruit bien-aimé de mon cœur. Dieu mit sa main sur la tête de Ḥusayn et ajouta : ô Muḥammad, combien cet enfant est béni puisqu’il a ma miséricorde, mes prières, ma faveur et ma bénédiction. Ma vengeance et ma malédiction tomberont sur tous ceux qui le combattront et s’opposeront à lui car il sera le plus grand des martyrs, de tous ceux qui l’ont précédé et qui le suivront. »[5]

Les comparaisons ne s’arrêtent cependant pas là et nous allons constater dans la suite de ce travail que les personnages de Jésus et de Husayn ont d’autres points communs, notamment en ce qui concerne les miracles et le trépas.

B) Les histoires liées aux miracles de Husayn mises en parallèle avec les miracles de Jésus-Christ

Les similitudes entre Husayn et Jésus ne s’arrêtent pas à leurs naissances mais se poursuivent durant leurs existences terrestres par l’accomplissement de plusieurs miracles. Ainsi Husayn est-il pour les chiites une image de sainteté dont l’exemple guide la vie quotidienne des croyants, de même que l’exemple de Jésus guide celle des chrétiens. Nombre d’histoires populaires attribuent à Husayn des miracles semblables à ceux que fit Jésus, lui conférant de la sorte une stature comparable à celles des prophètes, sans toutefois l’élever à un tel rang.

Husayn accomplit plusieurs miracles identiques à ceux qu’accomplit Jésus-Christ, comme par exemple des guérisons et des résurrections. A titre d’exemple, nous pouvons citer le récit de Ibn Shahrashûb attestant de la résurrection d’une femme :

« Un jeune homme vint dire à Ḥusayn que sa mère, qui était riche, venait de mourir sans laisser de testament. Ḥusayn s’adressa à ses amis et leur dit : allons voir cette femme respectable. Il alla s’asseoir près de sa tombe et commença à prier jusqu’à ce que la femme revienne à la vie pour exprimer ses dernières volontés : après avoir achevé sa prière, la femme en question éternua et se releva de sa tombe ; elle dit la shahāda, salua Ḥusayn avant de donner son testament ; puis se recoucha et retourna à la mort. »[6]

Nous pouvons le mettre en parallèle avec la résurrection du fils de la veuve de Naïn rapportée par Saint Luc dans son Evangile :

« Et il advint ensuite qu’il se rendit dans une ville appelée Naïm. Ses disciples et une foule nombreuse faisaient route avec lui. Quand il fut près de la porte de la ville, voilà qu’on portait en terre un mort, un fils unique dont la mère était veuve ; et il y avait avec elle une foule considérable dans la ville. En la voyant, le Seigneur eut pitié d’elle et lui dit : « Ne pleure pas. » Puis, s’approchant, il toucha le cercueil, et les porteurs s’arrêtèrent. Et il dit : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi. » Et le mort se dressa sur son séant et se mit à parler. Et il le remit à sa mère. Tous furent saisi de crainte, et ils glorifiaient Dieu en disant : « Un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple. » Et ce propos se répandit à son sujet dans la Judée entière et tout le pays d’alentour. »[7]

Ameer Jaje cite un autre récit miraculeux dans lequel Husayn chasse la fièvre d’un homme malade :

« Ḥusayn ordonna à la fièvre de quitter le corps de cet homme. La fièvre obéit et le quitta. Dans plusieurs ouvrages cette histoire est relatée avec des ajouts, comme le fait que la fièvre, personnifiée, reconnaît explicitement l’imāmade tous les imāms, et, plus surprenant, reconnaît être elle-même l’un des disciples des imāms. »[8]

Là aussi, nous pouvons établir un parallèle avec l’Evangile selon Saint Luc :

 « Partant de la synagogue, il entra dans la maison de Simon. La belle-mère de Simon était en proie à une forte fièvre, et ils le prièrent à son sujet. Se penchant sur elle, il menaça la fièvre, et elle la quitte ; à l’instant même, se levant elle les servait. »[9]

C) Les histoires liées à la mort de Husayn mises en parallèle avec la mort de Jésus-Christ

Semblablement aux dernières heures de Jésus, les derniers instants de Husayn ne sont guère exempts de douleurs et de tristesse devant le sort qui leur est réservé. Plusieurs historiens chiites rapportent que Husayn partit visiter la tombe du Prophète – son grand-père – devant laquelle il pria et demanda à Dieu l’accomplissement de Sa volonté :

« Pour surmonter cette faiblesse, il partit visiter la tombe de son grand-père le Prophète où il passa deux nuits à prier et supplier Dieu d’accomplir sur lui sa volonté et celle du Prophète. Il pleura jusqu’à épuisement et s’endormit près de la tombe. Il rêva et vit le Prophète descendre du ciel avec des anges. Celui-ci le serra dans ses bras et lui dit : « ô Ḥusayn, mon bien-aimé, je te verrai bientôt noyé dans ton sang, massacré par des hommes de mon peuple à Karbalā’, Terre de malheur. Tu auras soif mais ne pourras te désaltérer. » Puis le Prophète lui dit que ces hommes qui l’auront tué le supplieront au Jour du Jugement, mais qu’il n’intercédera pas pour eux. »[10]

Une fois de plus, le parallèle avec Jésus est évident :

« Alors Jésus parvient avec eux à un domaine appelé Gethsémani, et il dit aux disciples : « Restez ici, tandis que je m’en irai prier là-bas. » Et prenant avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors il leur dit : « Mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi. » Etant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre en faisant cette prière : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme toi tu veux. » Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : « Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent, mais la chair est faible. » A nouveau, pour la deuxième fois,  il s’en alla prier : « Mon Père, dit-il,  si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » Puis il vint et les trouva à nouveau en train de dormir car leurs yeux étaient appesantis. Il les laissa et s’en alla de nouveau prier une troisième fois, répétant les mêmes paroles. Alors il vient vers les disciples et leur dit : « Désormais vous pouvez dormir et vous reposer : voici toute proche l’heure où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici tout proche celui qui me livre. »[11]

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! Je dois être baptisé d’un baptême, et quelle n’est pas mon angoisse jusqu’à ce qu’il soit consommé ! »[12]

Ces dernières paroles de Jésus mises en parallèle avec celles de Husayn témoignent d’une part de son acceptation de la volonté de Dieu et d’autre part de son destin semblable à celui de Jésus. Nous verrons plus loin dans la seconde partie si cette destinée similaire nous permet sur un plan théologique de conférer à Husayn l’attribut de rédempteur et d’intercesseur que revêt le Christ.

Miracle de la terre de Karbala se transformant en sang au jour d’Ashoura.

Concernant la mort de Husayn et de Jésus, une dernière comparaison nous interpelle : il s’agit de la réaction du Monde après qu’ils eussent expiré, réaction manifestée par des signes cosmiques survenant à l’instant de la mort de Husayn et de Jésus. L’Evangile selon Saint Matthieu nous renseigne :

« Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent : ils sortirent des tombeaux après sa résurrection, entrèrent dans la Ville sainte et se firent voir à bien des gens. Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent : « Vraiment celui-ci était Fils de Dieu ! »[13]

Ces éléments font écho avec ceux rapportés par l’encyclopédiste Al-Khawārizmī concernant la réaction des éléments naturels. Là encore, nous découvrons des signes cosmiques :

 « [Il] raconte que le ciel devint noir, il y eut une éclipse de soleil et les étoiles apparurent en plein jour. Les étoiles entrèrent en collision et une tempête se leva à tel point que l’on ne pouvait plus rien voir. Les gens crurent que c’était la fin du monde. »[14]

Ainsi certains témoins des événements ressentent devant le drame de leurs morts ce que nous pourrions appeler une grâce leur apportant la conscience de leur erreur et leur permettant de remettre en question leur attitude. Considéré avec un regard et une culture chrétiens, une telle attitude nous paraît être la voie vers la recherche d’un pardon pour l’humanité et par conséquent, à travers cette démarche, la voie vers une forme de rédemption.

II – Husayn et les Imâms dans la dévotion populaire chiite : de la valeur rédemptrice accordée aux souffrances endurées par Husayn aux idées de rédemption et d’intercession dans la théologie chiite

Après cette première partie dans laquelle nous avons étudié les similitudes entre Jésus-Christ et l’Imâm Husayn, nous pouvons légitimement nous poser la question d’une similitude dans un rôle de rédempteur et d’intercesseur au service de l’humanité. En effet, si Jésus-Christ est le Rédempteur intercédant auprès de Dieu pour le salut des âmes, pourquoi Husayn qui lui ressemble tant n’en serait-il de même ? Nous allons étudier dans cette seconde partie cette question à travers plusieurs étapes successives. Dans un premier point, nous allons tout d’abord voir l’idée de rédemption dans l’Islam avant de nous concentrer plus particulièrement sur cette idée dans un second point qui abordera les souffrances endurées par Husayn comme pouvant être une source de salut selon certains théologiens chiites. Dans un troisième et dernier point, nous verrons le rôle d’intercesseurs des Quatorze Immaculés tel qu’il est conçu dans la dévotion populaire chiite.

A) L’idée de rédemption dans l’Islam

Pour l’Islam sunnite, l’idée d’un rédempteur n’existe pas, tout comme celle d’un rachat ou d’une rédemption. Les mots arabes fidā’, signifiant « rachat » ou « rédemption », etal-fādī, se traduisant par « rédempteur », sont uniquement usités par les arabes chrétiens pour désigner la rédemption divine ; dans son sens courant, le verbe fadā exprime « l’engagement, voire le sacrifice, de quelqu’un envers quelqu’un d’autre, dans un échange entre les hommes, jamais entre les hommes et Dieu. »[15] Le mot fādī n’a donc aucune importance dans la théologie sunnite, le Coran précisant que chaque âme assumera sa pleine responsabilité pour la totalité de ses actions commises comme l’indiquent les versets « Toute âme ne fait des œuvres que pour son propre compte ; aucune ne portera le fardeau d’une autre. »[16] et « Aucune âme portant son propre fardeau ne portera celui d’une autre, et si l’âme surchargée demande à en être déchargée d’une partie, elle ne le sera point, même pour son proche. »[17]

Toutefois, la tradition chiite dispose d’un nombre assez important de hadiths des Imâms dans lesquels les notions de rachat et d’intercession sont abordés.

B) La souffrance de Husayn comme source de salut et sa valeur rédemptrice

Lors de ma visite du mausolée du huitième Imâm à Mashhad, en Iran, le 28 juin 2018, j’ai eu l’occasion après une conversation avec un mollah d’assister à la lecture par un râdûd du martyre de l’Imâm Husayn. Il m’avait longuement expliqué l’importance de ce témoignage de compassion et d’amour comme une marque d’honnêteté et de sincérité envers l’Imâm Husayn – je serai tenté de qualifier cette peine témoignée comme une preuve d’humanité devant l’injustice et le tragique de son martyre pour défendre la vérité et la justice contre le mensonge et la manipulation des musulmans par l’instrumentalisation de la religion. Pleurer Husayn est un devoir pour le chiite sincère qui souhaite témoigner de sa compassion envers lui puisque le pleurer manifeste son amour et sa fidélité envers sa personne et sa cause.

Nombre de théologiens chiites trouvent dans la souffrance de Husayn une épreuve pour la foi que les chiites partagent avec lui. Ameer Jajé nous rappelle que le premier pleureur fut le quatrième Imâm ‘Alī Zayn al-‘Ābidīn, le fils de Husayn qui réchappât au massacre de Karbalâ’. Plusieurs hadiths rapportent ses propos : « quiconque pleure la mort de mon père Ḥusayn, Dieu lui donne de grands palais au paradis, là où il vit éternellement. », « à chaque croyant dont les yeux pleurent et dont les larmes coulent pour ce que nous [la famille de Ḥusayn] avons subi de la main de nos ennemis, Dieu préparera une place dans ses palais au paradis et le protégera de toute souffrance, du feu de l’enfer et de sa colère au Jour du Jugement. »[18] Ainsi les pleurs deviennent une source de salut nourrie par la conscience de ce qui est considéré comme la plus grande et la plus dramatique injustice de l’Histoire.

Lorsque les anges et les djinns envoyés à son secours lui proposèrent leur aide, Husayn refusa en répondant que Dieu « l’avait choisi depuis la création du ciel et de la terre pour être un refuge, un espoir pour ses partisans et un intercesseur au Dernier Jour »[19]. Une fois de plus, un parallèle peut être fait avec Jésus qui accepte son sort et refuse d’utiliser ses capacités pour se libérer et fuir. La théologie chiite considère que Dieu voua Husayn au martyre dès la création dans le but de sauver les hommes en devenant une « arche de salut » par le sacrifice de sa vie.[20] Le huitième Imâm, Riḍā, compare le sacrifice de Husayn avec celui d’Abraham dans le but de racheter toutes les générations antérieures, Husayn étant un descendant d’Ismaël qui ne fut lui point sacrifié : « notre Prophète n’aurait pas existé, ni aucun imām ou prophète descendant d’Ismaël. »[21] Le religieux iranien du 17ème siècle Al-Majlisī déclare à ce propos : « en échange de sa mort violente et en récompense, Dieu accorda à Ḥusayn une descendance constituée d’une lignée d’imāms, ainsi que des guérisons et des prières exaucées sur sa tombe. »[22]

Mohammad-Ali Amir-Moezzi rappelle dans son ouvrage Le guide divin dans le shî’isme originel les propos du huitième Imâm ‘Alî al-Ridâ :

« Le huitième imâm, ‘Alî al-Ridâ, en se référant au Coran XXXVIII, al-Sâffât/107 et à l’acte d’Abraham voulant sacrifier son fils pour accomplir la Volonté divine, définit l’acte d’al-Husayn comme étant « le Grandiose Sacrifice » (al-dhibh al-‘azîm) aux dimensions messianiques. »[23]

Contrairement au christianisme pour qui Jésus est divinisé, ni le Prophète, ni Husayn ne furent jamais divinisés. Cependant, nous approchons tout de même de la notion de rédemption sous une forme différente de celle perçue par le christianisme. Ameer Jaje nous rappelle que la « tradition chrétienne nous dit que le Christ est plus qu’un homme, il est « Fils de Dieu » ; ce qui se passe en cet homme se passe entre Dieu et Dieu, et c’est Dieu, en lui, qui réconcilie, c’est-à-dire qui sauve le monde. »[24]

La tragédie de Karbalā’ appartenant au plan divin, la mort de Husayn et des siens, ainsi que les injustes persécutions que subirent les Quatorze Immaculés paraissent être le fondement de l’attitude martyrologique du chiisme. Dans ce cas, il ne s’agit pas de quelque chose qui se passe « entre Dieu et Dieu », mais entre Dieu et l’humanité, conférant à Husayn un rôle d’intercesseur au Jour du Jugement qui permet aux chiites d’obtenir le salut par son intercession. De plus, un sentiment d’oppression permanente s’installant chez les chiites, les cinquième et sixième Imâms Muḥammad al-Bāqir (57-126 / 676-743) et Ja‘far al-Ṣādiq (84-148 / 703-765) méditèrent de leur situation une réflexion sur les concepts de rédemption et d’intercession.

C) Le rôle d’intercesseurs des Douze Imâms dans la dévotion populaire chiite

Nous avons constaté que la souffrance endurée par Husayn revêt un aspect rédempteur commémoré par les chiites afin de témoigner de leur compassion envers l’Imâm et d’affirmer leur adhésion à sa cause. Cet amour témoigné à Husayn s’insère dans un amour témoigné à l’ensemble des Ahl al-Bayt, c’est-à-dire les membres de la famille du Prophète, à savoir les Quatorze Immaculés (ou Quatorze Impeccables) ; c’est là un élément fondamental de la foi chiite que d’aimer la sainte famille pour témoigner de la sorte son attachement aux défenseurs d’un Islam véritable et juste pour lequel le sacrifice du troisième Imâm n’est pas vain. La sainte famille est elle-même désignée par Dieu comme intercédant pour les humains au Jour du Jugement, comme en témoigne un hadith du cinquième imām Muḥammad al-Baqir rapporté par Ameer Jajé :

« […] Fāṭima, au Jour du Jugement, se plaçant devant les portes de l’Enfer pour observer les hommes qui se présentent devant elle. En fonction des actions qu’ils ont accomplies sur terre, est indiqué sur leur front s’ils sont croyants ou mécréants. Les croyants sont sauvés, mais parmi les pécheurs, Fāṭima intercède pour ceux qui ont entre leurs yeux le mot muhib(ceux qui aiment les Chiites) en disant : « ô mon Seigneur tu m’as appelé Fāṭima et tu nous as protégés moi et ma descendance […]. Ceux qui acceptent notre willaya(sainteté) seront exemptés du feu de l’Enfer »[25].

Le rôle des Quatorze Immaculés est analogue à celui de Jésus-Christ immolé sur la Croix en rachat des péchés de l’humanité. Cependant, ce rôle d’intercesseur va même beaucoup plus loin puisque Fâtima reçoit de Dieu le droit d’annuler Son jugement en interférant dans la condamnation et en sauvant le croyant qui aura sincèrement témoigné de son amour pour la sainte famille. Plus qu’un rôle de rédempteur, les Quatorze Impeccables intercèdent auprès de ceux qui leur auront témoigné leur attachement et leur fidélité.

C’est dans cette optique que Henry Corbin décrit l’Imâm comme l’A’râf, ce « mystérieux rempart » séparant l’Enfer du Paradis :

« Ce thème nous renvoie aux versets qorâniques faisant allusion au mystérieux rempart dressé entre le Paradis et l’Enfer : l’A’râf, qui donne son nom à la 7ème sourate (versets 44-45) : « Sur l’A’râfse tiennent des hommes qui reconnaissent chacun à sa physionomie » (7 : 44). Un disciple rapporte la déclaration que le VIème Imâm (répétant lui-même un propos du Ier Imâm) donne en réponse à quelqu’un qui l’interroge sur les hommes de l’A’râf : « C’est nous (les Imâms) qui sommes sur l’A’râf ; nous reconnaissons nos compagnons à leurs visages. Et nous sommes nous-mêmes l’A’râf, car Dieu ne peut être objet de connaissance que si l’on passe par notre connaissance. Et nous sommes l’A’râf, car au Jour de la Résurrection, nous sommes ceux que Dieu connaît comme étant la Voie (sirât). N’entre dans le Paradis que celui qui nous connaît et que nous-mêmes connaissons. N’entre dans le Feu que celui qui nous renie et que nous-mêmes nous renions. Si Dieu Très-Haut l’avait voulu, il se serait fait connaître lui-même aux hommes. Cependant il a fait de nous ses Seuils, sa voie, son chemin, la Face vers laquelle il faut s’orienter. Aussi celui qui s’écarte de notre walâyat (c’est-à-dire nous refuse sa dévotion d’amour), ou donne à d’autres la préférence sur nous, celui-là s’écarte de la Voie. »[26]

Nombre de textes chiites vont d’ailleurs dans ce sens : les Imâms jouent un rôle capital jusque dans la sentence du Jugement après avoir accompagné le croyant tout au long de son existence terrestre. Ces idées, profondément ancrées dans la croyance populaire, se découvre dans les rites en l’absence d’une théologie concrète ; bien que le chiisme n’expose pas de doctrine théologique sur ce sujet, ces idées trouvent leurs illustrations dans les pratiques rituelles et la dévotion qui en découle.

Mohammad-Ali Amir-Moezzi nous rappelle le rôle fondamental des Imâms dans le chiisme comme un pôle dépassant de loin la simple fonction de guide spirituel, dénué de toute volonté politique de s’emparer du pouvoir temporel :

« Par ailleurs, du point de vue phénoménologique c’est-à-dire en se fondant sur le corpus ancien imâmite, on peut se rendre compte que le cas du troisième imâm se présente, sur un plan doctrinal, plus complexe que celui d’un insurgé contre le pouvoir omeyade. En effet, on le sait, selon l’enseignement des imâms, le corpus de ces derniers constitue un tout indissociable ; dans cet ensemble, considéré comme uni et cohérent, chaque imâm « présent » (lâhiq) est l’exégète de ses prédécesseurs (sâbiq), dévoilant le vrai sens et les vraies intentions de leurs actes et paroles. En ce qui concerne le cas d’al-Husayn, à ma connaissance, aucun de ses successeurs n’a interprété son attitude à Karbalâ’ comme étant un acte « politique », visant à renverser le pouvoir en place. L’acte de l’imâm était, selon ses propres successeurs, celui d’un Ami de Dieu (walî), accomplissant sa destinée selon la Volonté de l’Aimé (mawlä). »[27]

Plus loin dans son ouvrage, il cite un hadith du Prophète s’adressant à ‘Alî, dans lequel quelque chose se dévoile sur les Imâms, quelque chose de plus transcendant qu’un simple rôle politique ou qu’un simple rôle de figure de dévotion :

« On peut encore, dans le même ordre d’idée, citer cette tradition du Prophète rapportée par al-Kulaynî : le Prophète dit à ‘Alî : « Quelque chose en toi ressemble à Jésus fils de Marie et si je ne craignais pas que certains groupes de ma Communauté ne disent ce qu’ont dit les chrétiens au sujet de Jésus, je révélerais quelque chose à ton sujet qui aurait fait que les gens ramasserait la poussière de tes pas afin d’en recevoir la bénédiction […] », al-Rawda, I/81. »[28]

Nous comprenons que l’Imâm est pour les chiites bien plus qu’un simple représentant : il est au cœur de la foi et de son vécu. Le salut du croyant est intrinsèquement lié à l’intercession de la Sainte Famille et particulièrement celle de Husayn qui témoignera de la compassion éprouvée des croyants envers son martyre et sa souffrance. C’est là un privilège accordé par Dieu en consolation de l’oppression et de l’humiliation qu’ils subirent au cours de leurs existences terrestres.

Conclusion

Nous avons vu au cours de ce travail les nombreuses similitudes entre Jésus-Christ et le troisième Imâm chiite Husayn, tout deux sacrifiés sur l’autel de la Vérité pour que celle-ci triomphe et que la Révélation prenne son sens. Tout deux furent des martyrs ayant affronté la peur de la mort avec le courage et la confiance de leur foi devant l’injustice et le tragique de leurs martyres pour défendre la vérité et la justice contre le mensonge et la manipulation par l’instrumentalisation de la religion.

La conception chiite de l’intercession ne contredit cependant pas les enseignements de l’Islam en matière de salut puisque le salut du croyant demeure toujours basé sur ses actions individuelles et le mérite de celles-ci ; pourtant, le témoignage de son amour envers ceux qui ont souffert de l’injustice et de la haine, à savoir les Gens de la Demeure, constitue une forme de rédemption pour celui qui se sera attaché à eux et qui se manifestera par leur intercession en sa faveur.

Ces notions de rédemption et d’intercession existent toutefois sans qu’aucune doctrine n’ait été formulée de manière précise comme cela est le cas dans le christianisme.

Bibliographie

AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Paris, éd. Verdier, 2007.

Bible de Jérusalem, éd. Mame/Fleurus/Cerf, 2008.

Le Coran, traduction de Albert Félix Ignace de Biberstein Kasimirski, éd. Points, 2014.

CORBIN, Henry, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, 4 tomes, Paris, éd. Gallimard, col. Tel, 1991.

JAJE, Ameer, Le chiisme – Clés historiques et théologiques, éd. Domuni Press, 2019.

Notes complémentaires :

1 – Le mot mollâ désigne un religieux shî’ite. La lettre h en fin de mot n’existe pas en persan ; son rajout en langue française provient peut-être de l’influence de l’orthographe des mots Allâh et ayatollâh. A noter que le mot mollâ est très peu usité en Iran, principalement utilisé dans les traductions ou dans les surnoms de certaines célébrités iraniennes, le mot désignant les religieux étant âkhound. Son équivalent sunnite est ouléma.

2 – Concernant l’auteur cité « Al-Khawārizmī » que nous présentons comme un « encyclopédiste », Ameer Jajé nous a informé d’une confusion de notre part : il ne s’agit pas de l’encyclopédiste Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī (780-850), mais bien de l’auteur shî’ite Abu al-Mu’ayyad al Muwaffaq ibn Ahmad al-Makkī Al-Khawārizmī (1091 -1172).

3- Comme le précise Ameer Jajé, l’expression « un saint sacrifié sur autel de la Vérité » est purement chrétienne et n’est guère employée par les Shî’ites.    


[1] JAJE, Ameer, Découvrir le Chiisme – Deuxième partie, étape 1, p. 3.

[2]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Matthieu, I ; 18-25

[3] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 4.

[4]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, I ; 26-38.

[5] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 5-6.

[6] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 7.

[7]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, 7 ; 11-17. Un autre récit de résurrection est cité dans l’Evangile selon Saint Marc, 5 ; 21-24, 35-43.

[8] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 7.

[9]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, 4 ; 38-39.

[10] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 8-9.

[11]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Matthieu, 26 ; 36-46.

[12]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, 12 ; 49-50.

[13]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Matthieu, 27 ; 51-54. Cette obscurité est aussi rapportée dans l’Evangile selon Saint Marc, 15 ; 33 et l’Evangile selon Saint Luc, 23 ; 44.

[14] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 10.

[15] JAJE, Ameer,op.cit., étape 5, p. 10.

[16]Le Coran, 6, 164.

[17]Le Coran, 35, 19.

[18] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 4.

[19] JAJE, Ameer,op.cit., étape 5, p. 14 et 15.

[20] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 12 et 13.

[21] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 13.

[22] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 14-15.

[23] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Paris, éd. Verdier, 2007, p. 167.

[24] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p.16.

[25] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 17.

[26] CORBIN, Henry, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, tome 1 Le Shî’isme duodécimain, Paris, éd. Gallimard, col. Tel, 1991, p. 310-311.

[27] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, op.cit., p. 166-167.

[28] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali,op.cit., p.314, n. 689.

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HistoireReligion et Spiritualité

Le Shî’isme de la succession du Prophète au martyre de l’Imâm Hossein

par Morgan Lotz

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Intrinsèque à l’identité et à la culture iranienne, le Shî’isme est une spiritualité à part entière qui compose le domaine spirituel iranien et rythme la vie publique en Iran. Nous avons souhaité présenter dans cet article notre travail universitaire sur le sujet afin d’éclairer le lecteur sur la foi majoritaire en Iran.

Ce travail fut soutenu en janvier 2020 à l’Université Domuni. Le sujet traité portait pour intitulé : « La fissure entre l’islam chiite et sunnite devient de plus en plus importante. Comment expliquer cette opposition ? Dès l’origine, le problème est-t-il d’ordre doctrinal ou politique ? »

L’orthographe de certains termes – tels « chiisme », « chiite » ou « mollah » – correspond aux normes orthographiques en vigueur dans le milieu universitaire, héritées des premières translittérations qui furent depuis révisées et que nous utilisons dans nos autres articles. L’orthographe « Husayn » correspond à la prononciation arabe, tandis que son équivalent iranien est « Hossein », de même que la juste translittération du nom du Prophète est « Mohammad » et non « Muhammad ».

Introduction

L’actualité nous montre régulièrement les conséquences de ce qu’un observateur non-averti résumerait comme une simple rivalité entre les chiites et les sunnites. Mais la réalité est plus complexe et les racines de cette « rivalité » sont à chercher beaucoup plus profondément dans l’histoire du Chiisme, plus précisément dès son origine.

Je vais dans une première partie présenter les origines de cette opposition en développant le Chiisme à travers ses fondements et son histoire en présentant notamment ce qui peut être considéré comme une véritable rupture : le drame de Karbala et le martyre de Husayn. En effet, son martyre marque un point de non-retour définitif dans les relations entre les partisans de Husayn, les chiites, et les sunnites.

Dans une seconde partie, je vais traiter des rapports entre les partisans de Husayn et les autorités sunnites jugées par ces derniers responsables du martyre du 3ème Imâm. Nous comprendrons dans cette partie comment se consomme définitivement la rupture avec les chiites, dont certains cherchent la vengeance tandis que d’autres se cantonnent en son domaine spirituel.

Enfin, dans une troisième partie, je vais tenter d’expliquer à travers la présentation de leur évolution historique les rapports bien souvent teintés de politique entre la célébration d’Ashûrâ’ et le pouvoir politique en place. Nous verrons l’évolution de ces rapports qui nous permettront de comprendre l’évolution politique de la fissure entre le Chiisme et le Sunnisme au cours des siècles.

I – L’origine du Chiisme et son fondement à travers le martyre de Husayn

A) L’origine historique du Chiisme : la succession du Prophète et les luttes d’influences des prétendants au califat

1) La succession du Prophète

Le Chiisme trouve son origine dans la nomination d’un successeur du Prophète Muhammad, décédé en 11/632. Deux solutions s’opposent pour désigner celui qui guidera la communauté des croyants : la première, soutenue par les deux plus proches compagnons du Prophète, ‘Umar et Abû Bakr, préconise de nommer un calife parmi les croyants les plus méritants, tandis que la seconde préconise de nommer ‘Alî, gendre et cousin du Prophète.

Pour justifier sa nomination, ‘Alî s’appuie sur plusieurs éléments que nous rapporte la tradition chiite : Muhammad l’avait désigné lors de son dernier pèlerinage au cours d’une halte dans l’oasis Ghadîr Khûm, sur le chemin entre la Mecque et Médine. Cette désignation nous est rapportée par Al-Ya’qûbî dans son Târîkh al-Ya’qûbî : « Quiconque me considère comme son maître doit considérer ‘Alî comme son maître. Ô Allah ! Sois l’ami de celui qui sera l’ami de ‘Alî, et l’ennemi de celui qui sera l’ennemi de ‘Alî. [1] » Un second hadith nous est rapporté par Ibn al-Maghâzilî dans son Manâqib ‘Alî b. Abî Tâlib : il s’agit du hadith al-Thiqlayn, que nous rapportons ici : « Je suis sur le point d’être rappelé [par Allah] et de répondre [à ce rappel]. Je vous laisse les Thiqlayn [les deux poids] : le Livre d’Allah et mes Ahl al-Bayt. […] [2]» Il est à noter que ce hadith est aussi bien reconnu par les chiites que par les sunnites. De plus, nous attirons l’attention sur l’expression Ahl al-Bayt, désignant la « Famille de la Maison » ou les « Gens de la Demeure », c’est-à-dire ‘Alî et ses descendants.

2) L’établissement du califat et les premiers califes

Le premier calife est finalement Abû Bakr ; il règne de 11 à 13/632 à 634. A sa mort, il nomme ‘Umar, qui règnera de 13/634 jusqu’à son assassinat en 24/644. ‘Uthmân ibn ‘Affân devient le troisième calife en 24/644 ; il sera assassiné par un groupe proche de ‘Alî en 35/656.

‘Alî est enfin choisi comme calife en 35/656, étant soutenu par sa tribu, les Banû Hâshim, qui est aussi celle du Prophète. Cependant, son élection n’est pas reconnue par tous et le nouveau guide de la communauté doit affronter deux révoltes : la première est celle des notables quraychites de la Mecque que dirigent ‘Â’isha, l’épouse préférée du Prophète, et ses deux anciens compagnons Talha et Ibn al-Zûbayr. Ils seront vaincus par ‘Alî et ses partisans lors de la bataille dite « du Chameau » en 36/656.

La seconde révolte est menée par le gouverneur de la Syrie Mu’âwiya en 37/657. Venu pour venger la mort du troisième calife ‘Uthmân, il affronte les troupes de ‘Alî lors de la bataille de Siffîn. Cette dernière tournant à son désavantage, il se voit contraint de demander le Tahkîm, ce que ‘Alî accepte.

3) Le Tahkîm (arbitrage) entre ‘Alî et Mu’awiya

Concernant cet arbitrage, l’historien Gaston Wiet rapporte les détails des tractations qu’il qualifie de « sinistre comédie » en citant le chroniqueur arabe Fakhri :

«  A son corps défendant, le calife Ali acceptait donc un armistice et un arbitrage, et nous allons voir que ce fut une sinistre comédie :

Les deux arbitres eurent une conférence à Doumat al-Djandal, où ils avaient fixé leur rendez-vous. Plusieurs compagnons du prophète y vinrent pour assister à cette séance, et l’émir des croyants Ali avait délégué, avec ses compagnons, Abd-Allah ibn Abbas. Lorsque les deux arbitres furent réunis, Amr ibn al-As dit à Abou Moussa al-Ach’ari : « Ô Abou Moussa, ne sais-tu pas qu’Othman a été tué injustement ? – Je suis prêt à en témoigner », dit Abou Moussa. L’autre poursuivit : « Ne sais-tu pas que Mo’awiya et sa famille sont les proches d’Othman ? – C’est incontestable ! » Amr dit alors : « Quel motif t’a donc éloigné de lui, alors que sa famille occupe dans la tribu de Coraich le rang que tu sais ? Et si tu crains qu’on ne dise : « Il n’est pas un des premiers convertis à l’islam. », dis : « J’ai trouvé qu’il était un proche d’Othman, le calife honteusement assassiné, qu’il cherchait à venger sa mort et qu’il excellait dans la politique et l’administration ; de plus, il est le frère d’Oumm Habiba, femme du Prophète, dont il a été le secrétaire et le compagnon. Amr laissa entrevoir à Abou Moussa la perspective de sa nomination à un haut emploi public et lui fit des promesses au nom de Mo’awiya. Abou Moussa ne se laissa pas séduire et dit : « A Dieu ne plaise que je reconnaisse l’autorité de Mo’awiya et que j’accepte un cadeau corrupteur dans un arbitrage au nom de Dieu. » Amr reprit : « Que dirais-tu de mon fils Abd-Allah ? » En effet, Amr ibn al-As avait un fils nommé Abd-Allah, un des meilleurs parmi les compagnons du Prophète. Abou Moussa rejeta cette candidature et dit à Amr : « C’est toi qui l’as plongé avec toi dans pareille aventure. Mais, qu’en penserais-tu, si nous faisions revivre le nom d’Omar ibn al-Khattab ? » Et il l’invita à reconnaître Abd-Allah, fils d’Omar ; Amr n’en voulut point. L’accord ne pouvant se faire, Amr dit à Abou Mousa : « Quel est ton avis ? – Je propose, répondit-il, de déposer Ali et Mo’awiya, et de débarrasser le peuple de cette guerre civile ; et laissons la question à résoudre dans une délibération, afin que les musulmans choisissent eux-mêmes celui auquel leurs suffrages confieront le pouvoir. » Amr répondit : « Ton avis est excellent ! Et tu me trouveras à tes côtés pour le réaliser. » Amr vit là une occasion de ruser ; or, il avait habitué Abou Mousa à prendre la parole le premier, en lui disant : « Tu es le compagnon du Prophète, et le plus âgé des deux. » Et Abou Moussa s’était habitué à parler avant Amr. Aussi Abou Moussa prit-il les devants pour dire : « Moi et Amr, nous nous sommes entendus sur une solution dans laquelle nous espérons trouver l’intérêt des musulmans. – Il a dit vrai et il est de bonne foi, répliqua Amr ; avance, ô Abou Moussa, et fais connaître au peuple la base de notre accord. » Ibn Abbas se leva et dit à Abou Moussa : « Malheur à toi ! Je crois qu’il t’a trompé et qu’il t’a fait accroire qu’il est d’accord avec toi pour ce que tu désires ; puis il t’a cédé son tour de parole ; pour que tu reconnaisses cet accord ; il le niera ensuite, car c’est un fourbe. Et si vraiment vous êtes arrivés à cet accord, laisse-le parler à ce sujet avant toi. – Mais nous sommes tombés d’accord pour destituer Ali et Mo’awiya, puis pour laisser à une délibération l’autorité sur les musulmans, qui choisiront eux-mêmes celui auquel leurs suffrages unanimes confieront le pouvoir. Pour moi, j’ai retiré le califat d’Ali et de Mo’awiya, comme l’on retire l’anneau du doigt. »

Amr ibn al-As s’avança à son tour et dit : « Ô hommes, vous avez entendu ce qu’il a dit : il a destitué son mandant ; et moi aussi je me suis associé à lui pour cette œuvre. Mais j’ai maintenu mon mandant Mo’awiya. »

Abou Moussa proteste et dit : « C’est un perfide et un menteur ; telle n’est point la base de notre accord. » Mais on ne l’écouta pas. Les hommes se dispersèrent. Amr ibn al-As, avec les gens de Syrie, se rendit auprès de Mo’awiya, et ils le saluèrent du titre de calife. Ibn Abbas et les compagnons d’Ali allèrent trouver l’émir des croyants et lui racontèrent ce qui s’était passé. Quant à Abou Moussa, les Syriens voulurent lui faire un mauvais parti ; il s’enfuit à La Mecque.

C’était donc un retournement complet de la situation, auquel le calife Ali ne pouvait acquiescer, mais son amertume était d’autant plus profonde que la plus grande partie de ses troupes l’avaient abandonné. »[3]

4) Le califat de Mu’awiya et sa succession

Mécontents de l’arbitrage, certains partisans de ‘Alî formèrent une secte baptisée al-Khawârij, c’est-à-dire les « dissidents ». Ils assassinèrent ‘Alî le 17 du mois de Ramadan de l’an 40 de l’Hégire. Les habitants de Médine élisent donc le premier fils de ‘Alî, Hassan, pour lui succéder. Cependant, Mu’awiya parvient à le contraindre de lui laisser le califat, pouvoir qu’il exercera jusqu’à sa mort en 60/679.

Hassan meurt assassiné en 49/669, probablement empoisonné par l’une de ses épouses si l’on en croit al-Balâdhurî[4].

Yazîd, le fils de Mu’awiya lui succédant, il envoie une lettre au gouverneur de Médine, al-Walîd, pour lui demander le serment d’allégeance (al-bay’a) des habitants et de Husayn, le frère de Hassan, que soutenaient les partisans de son père ‘Alî. Husayn répond à l’appel du gouverneur à se rendre chez lui mais prétexte la nécessité du serment prononcé en public pour être valide pour se retirer sans s’être engagé. Il s’enfuit alors à la Mecque avec sa famille.

5) Le projet de rejoindre Kûfa, entre espoir et méfiance

Résidant depuis quatre mois à la Mecque avec les siens, Husayn reçoit une invitation des habitants de Kûfa l’invitant à se rendre chez eux. La plupart sont des partisans de ‘Ali ou des personnes satisfaites du trépas de Mu’awiya. Al-Mas’ûdî rapporte que plusieurs de ses proches lui déconseillent d’entreprendre un tel voyage[5].

Dans un premier temps, Husayn décide d’envoyer son cousin Muslim ibn ‘Aqîl à Kûfa, qui est reçu avec enthousiasme. Il transmet alors une lettre à Husayn pour lui faire part de son arrivée et l’invite à le rejoindre rapidement. En cette année 61/680, al-Nu’mân ibn Bashîr est gouverneur de la ville. Parfaitement informé de la mission que remplit Muslim, il décide pourtant de ne pas le faire arrêter, refusant de commettre le moindre mal à un membre de la famille du Prophète. Le calife Yazîd le destitue et nomme Ibn Ziyâd pour le remplacer. Celui-ci fait rechercher et arrêter Muslim, réfugié d’abord chez Mukhtâr al-Thaqafi et ensuite chez Hânî ibn ‘Urwa, que Ziyâd fait exécuter. Muslim tente alors sans succès d’envahir le palais afin de le tuer, Ziyâd ayant usé de chantage et de menaces pour forcer les notables de la ville à convaincre la foule d’abandonner l’envoyé de Husayn, qui est alors capturé et décapité.

6) Le départ de Husayn pour Kûfa

Lorsque Husayn apprend la nouvelle de l’exécution de son cousin et éclaireur Muslim, il est encore à la Mecque selon al-Tabarî[6] ou déjà sur le chemin de Kûfa selon al-Mufîd[7]. Songeant alors à abandonner son projet, les fils et les frères de Muslim s’y opposent fermement, contraignant de la sorte Husayn à poursuivre son projet de rébellion et de vengeance.

Parmi ceux qui accompagnent Husayn, beaucoup sont des habitants de Kûfa qui se joignent aux parents et aux disciples du 3ème Imâm. Après la mort de Muslim, un nombre important de défections est à recenser parmi ses proches et ses accompagnants seront dès lors moins d’une centaine.

7) L’arrivée de Husayn à Karbalâ’

Alors que Husayn est en route pour rejoindre Kûfa, le gouverneur Ibn Ziyâd dépêche al-Hurr ibn al-Riyâhî accompagné de mille cavaliers dans le but se surveiller Husayn et de l’empêcher de rejoindre l’Euphrate. De même Ibn Ziyâd envoie ‘Umar ibn Sa’d à Karbalâ’ afin de rencontrer Husayn et de le forcer à prêter le serment d’allégeance. Ayant dans un premier temps refusé, il est contraint par le gouverneur et se met en route avec quatre mille hommes.

Arrivé à Karbalâ’, ‘Umar ibn Sa’d rencontre Husayn et se heurte à son refus lorsqu’il lui ordonne de prêter serment. Au septième jour, ‘Umar envoie cinq cent hommes bloquer l’accès au fleuve, empêchant ainsi Husayn et les siens de s’approvisionner en eau. Cependant, de fréquentes rencontres permettent aux belligérants de négocier : trois solutions s’offrent alors à Husayn. La première consiste à retourner à la Mecque, la seconde à rejoindre le calife Yazîd et la troisième à s’en aller dans une contrée quelconque du califat.

Ibn Ziyâd accepte mais Shimr ibn dhî al-Jawshan parvient à lui faire changer d’avis. Il se charge alors de transmettre une missive réclamant à ‘Umar une soumission inconditionnelle. En cas de refus de ce dernier, son exécution et son remplacement sont prévus. Outré d’une telle intransigeance, al-Hurr – qui était chargé avec ses mille cavaliers de surveiller Husayn – choisit de rejoindre le petit-fils du Prophète.

B) Le drame de Karbalâ’ et la mort de Husayn : le martyre irréparable et fondateur d’un mouvement chiite

1) La bataille de Karbalâ’

Le matin du 10 Muharram 61/10 octobre 680, quelques échanges de paroles s’ensuivent de quelques escarmouches. Soudain, ‘Umar ibn Sa’d tire une flèche en direction du camp de Husayn et de ses partisans, donnant là le signal tant attendu. La bataille s’engage alors. Al-Hurr ibn al-Riyâhî, qui avait fait défection pour rejoindre Husayn, est le premier à mourir pour lui.

En début d’après-midi, plus de la moitié des partisans de Husayn sont déjà tués. Lorsque tous sont tombés sous les coups, l’un des fils de Husayn, Alî Akbar, est tué à son tour. L’ensemble des hommes de la famille de Husayn sont ensuite tués. Devant un tel spectacle, Husayn décide de sauver son dernier-né ; le prenant dans ses bras, il supplie un peu d’eau pour le désaltérer, lorsque le nourrisson est transpercé d’une flèche.

2) La mort de Husayn et la mutilation de sa dépouille

Soudainement seul, Husayn reste sans défense. Ses assassins s’approchent alors doucement de lui, hésitants à lui porter le moindre coup, quand tout à coup l’un des assaillants le frappe de son épée. Un second vient alors le poignarder dans le dos. Husayn s’effondre sur le ventre, le visage contre le sol – mort. Shimr ibn dhî al-Jawshan lui tranche la tête et commande à vingt cavaliers de piétiner le corps qui sera abandonné sur place avec les autres dépouilles de ses compagnons.

3) Après la bataille

Les dépouilles abandonnées seront ensevelies par les habitants d’un village voisin, semble-t-il le lendemain selon al-Balâdhurî[8].

le drame de Karbala et le martyre de l'Imam Hossein

Le lendemain de la bataille, ‘Umar rentre à Kûfa, emportant avec lui en guise de trophées les têtes de Husayn et de ses compagnons, que Ibn Ziyâd fera par la suite porter par Zuhar ibn Qays al-Ja’fî  à Damas afin de les présenter au calife Yazîd. De plus, les épouses et les enfants de la famille de Husayn sont emmenés comme captifs. Parmi eux se trouve le dernier fils survivant de Husayn, ‘Alî Zayn al-‘Abidîn, le 4ème Imâm chiite connu sous le nom de al-Sajjad. Yazîd les fera reconduire à Médine accompagnés d’une escorte et prescrivant de les traiter avec beaucoup d’égards.

La plupart des historiens sunnites rapportent la désapprobation du calife Yazîd concernant l’exécution de Husayn ; c’est le cas de al-Tabarî, Ibn Tâwûs ou bien encore Ibn Namâ. Al-Balâdhurî rapporte quant à lui les propos qu’adressa Yazîd à ‘Ali Zayn al-‘Abidîn : « Si j’avais été maître du sort de ton père, je lui aurais accordé tout ce qu’il aurait désiré. Mais personne ne peut détourner ce qui a été décrété par Dieu ![9] » Il semblerait que les sunnites se partageaient entre un premier groupe vouant une haine féroce aux partisans de ‘Alî et un second plus ouvert et tolérant.

II – Après le drame de Karbalâ’, les chiites partagés entre commémorations et désir de vengeance

A) Le mouvement des Tawwâbûn

Très rapidement, des partisans de Husayn cherchent à se faire pardonner leur abandon du 3ème Imâm à son funeste sort. Ces repentants se fédère autour de la figure de Sulaymân ibn Sard sous le nom de al-Tawwâbûn, signifiant « repentants ». Durant quatre années, Sulaymân va secrètement envoyer des émissaires afin de recruter des hommes, collecter de l’argent et tenir à jour les adhésions.

Lorsque le calife Yazîd décède en 64/683, ‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd décide de quitter l’Irak. Sulaymân estime qu’il est prématuré de se révolter. Cependant, Mukhtâr al-Thaqafi, nouvellement arrivé à la Mecque, lance un appel à la révolte. Selon al-Tabârî, il est porteur d’une lettre de Muhammad, le fils de Hanifa et frère de Husayn appelant ses partisans à le suivre[10]. Voyant que certains veulent se joindre à son entreprise, le gouverneur Abdallâh ibn Yazîd l’emprisonne.

B) L’entrée en campagne des Tawwâbûn contre les assassins de Husayn

Sulaymân décide d’entrer en campagne en 65/684. Le rendez-vous des troupes est fixé à Nukhayla, non loin de Kûfa, le 1 Rabî’ al-awwal, le troisième mois de l’année musulmane. Trois jours seront nécessaires pour que l’ensemble des forces combattantes se réunissent. Deux opinions vont émerger parmi les protagonistes : la première estime prioritaire de marcher contre ‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd, le responsable de l’assassinat de Husayn, tandis que la seconde privilégie de marcher contre son assassin, ‘Umar ibn Sa’d. Sulaymân penche pour la première option, qui est approuvée par ses pairs. Il lance un appel pour inviter les Tawwâbûn pour d’abord se recueillir sur la tombe de Husayn, recueillement qui durera un jour et une nuit et préfigure le pèlerinage sur la sépulture du martyr.

Avertie de leurs plans, l’armée syrienne vient à leur rencontre. Sulaymân décide alors de bifurquer en direction du village de ‘Ayn al-Warda pour s’y retrancher.

C) La bataille de ‘Ayn al-Warda

‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd décide d’envoyer Husayn ibn Numayr accompagné de douze mille hommes pour livrer bataille. Celle-ci débute sept jours avant la fin du cinquième mois, c’est-à-dire le mois de  Jumâda al-awwal 65/685. Le second jour, ‘Ubayd Allâh envoie un renfort de huit mille hommes qui livre une nouvelle bataille. Mille hommes supplémentaires  les rejoindront le lendemain.

Le troisième jour, Sulaymân est frappé d’une flèche lorsqu’il descend de son cheval. L’un de ses lieutenants, Rifâ’â, recupère le drapeau et ordonne le repli des troupes. Les deux mille hommes survivants rentrent alors à Kûfa, le sentiment de honte les poussant à rentrer de nuit.

De son côté, ‘Ubayd Allâh annonce la victoire au nouveau calife ‘Abd al-Malik.

D) La révolte de Mukhtâr

Mukhtâr al-Thaqafi est quant à lui toujours emprisonné. Depuis sa cellule, il rédige une lettre de condoléance appelant ses partisans à ne pas renoncer et à ne pas s’affliger. Il y joint sa promesse de se rallier à eux pour poursuivre le devoir de vengeance aussitôt sorti de prison. Les Tawwâbûn sont heureux de voir que leur cause n’est pas vouée à l’abandon ; Rifâ’â, accompagné de quatre autres Tawwâbûn, lui rend visite et le reconnaît comme chef du mouvement en lui prêtant fidélité et obéissance.

En 66/685, Mukhtâr est libéré. Dès lors, il attaque le califat omeyade avec ses partisans. La garde vaincue, il ordonne à son chef de lui remettre la liste des assassins de Husayn, dont certains ont prit la fuite en direction de Bassorah. Ceux qui sont capturés sont exécutés, notamment ‘Umar ibn Sa’d et Shimr qui sont appréhendés et décapités.

‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd est dépêché par le calife qui le nomme en cette occasion général en chef. De son côté, Mukhtâr envoie Ibrahim ibn Malik à la tête de sept mille hommes. Bien qu’inférieur numériquement, Ibrahim remporte la victoire lors de la bataille de Mossoul. Capturé, ‘Ubayd Allâh est décapité et sa tête envoyée à Mukhtâr. Il est à noter que les Omeyades perdent au cours de cet affrontement leurs meilleurs généraux.

A travers cette offensive victorieuse, Mukhtâr parvient à réaliser ce que les Tawwâbûn ne réussirent pas à faire initialement. Ainsi se développent deux mouvements qui jouent un rôle considérable dans le développement confessionnel du chiisme : un premier, religieux, celui des Tawwâbûn, et un second, politico-militaire, emmené par Mukhtâr.

E) Le rôle des 4ème et 5ème Imâms

Un point important doit être soulevé ici : le 4ème Imâm, ‘Alî Zayn al-Abidîn, le fils de Husayn, ne prit aucune part à cette expédition et n’eut aucune influence sur la vie politique, de même que son fils, Muhammad al-Bâqir, le 5ème Imâm. Ce dernier déconseille même à son frère Zayd ibn ‘Alî de participer ou de mener des troubles politiques.

Mohammad-Ali Amir-Moezzi souligne l’absence de participation politique des 4ème et 5ème Imâms :

« Le quatrième imâm ‘Alî Zayn al-‘Âbidîn (92 ou 95/711 ou 714) fut un des rares survivants du massacre de Karbalâ’ ; il mena à Médine toute une vie de piété et de retraite et ne paraît pas avoir causé la moindre gêne au pouvoir omeyyade. Les sources sunnites le décrivent avec la même vénération que les sources shî’ites. Les informations historiques à son sujet sont très maigres, les sources se bornant à rapporter ses propos pieux ou à vénérer sa piété et son ascèse exemplaires.  Il semble néanmoins avoir cherché à calmer les shî’ites, sans doute révoltés après le drame de Karbalâ’ et apaiser peut-être dans une certaine mesure leurs adversaires, en citant parmi ses sources en hadîth des personnalités sunnites comme ‘AbdAllâh b. ‘Abbâs ou même ‘Â’isha, l’ennemie acharnée de son grand-père ‘Alî dans la bataille du Chameau (36/656) et la femme « maudite » par les shî’ites. »

Quant au 5ème Imâm, il poursuit :

« Le cinquième imâm Muhammad al-Bâqir (m. vers 119/737) est caractérisé par sa piété, sa science religieuse et son enseignement à caractère ésotérique ; il n’eut aucune activité politique et bien que ce fût vers la fin de son imâmat qu’éclata la révolte de son demi-frère Zayd (l’éponyme des shî’ites zaydites), il ne fit rien pour l’aider dans sa tentative. »[11]

III – La célébration d’Ashûrâ’, un marqueur témoignant des relations entre les chiites et les pouvoirs successifs

Dans cette troisième partie, nous allons étudier la commémoration du martyre de Husayn lors de la célébration d’Ashûrâ’ et nous constaterons le lien étroit qui existe entre sa célébration et les différents pouvoirs politiques qui se sont succédés. Bien que dans les premières années qui succédèrent le massacre seule la parenté des victimes exprimait son deuil, les grands poètes arabes de l’époque la visitaient tout de même et écrivaient des vers dédiés à Husayn et ses compagnons, poèmes qui constitueront les premiers éléments des majâlis al-ta’ziya, les séances de deuil. Par la suite, l’autorisation des commémorations va dépendre des pouvoirs successifs, selon qu’ils soient sunnites, chiites, pro-chiites, anti-chiites ou neutres.

A) La célébration d’Ashûrâ’ sous les califats omeyade et abbaside

Le califat omeyade interdit ces célébrations et place des gardiens devant le mausolée de Karbalâ pour chasser les pèlerins dont la désobéissance pouvait être sanctionnée d’une exécution.

Les Abbassides succèdent aux Omeyades en 132/750. Plus favorables aux chiites en raison de leur concours pour renverser les Omeyades, ils levèrent les interdictions qui furent rétablies selon la position des califes à leur encontre.

Cependant, le mausolée abritant le tombeau de Husayn fut détruit une première fois par le calife Harûn al-Rashîd (170-194/786-809). Détruit à nouveau sous le règne du calife al-Mutawakkil (233-247/847-861), il n’est reconstruit qu’en 248/862 par le calife al-Muntasir. Détruit une troisième fois en 273/886, il est rebâti en 283-284/896-897.

La dynastie bouyide règne depuis 945 sur la Perse et l’Irak-Adjémi. Chiite, elle favorise les siens : le vizir perse Mu’izz al-Dawla al-Buwayhî, converti au chiisme, est le premier à organiser officiellement des cérémonies ; la première eut lieu à Bagdad le 10 Muharram 352/963 et vit la formation du cortège de deuil qui deviendra dès lors définitif. Jusque-là clandestin et limité en raison de la répression religieuse et politique du califat abbasside sunnite, la célébration d’Ashûrâ’ devient libre.

Toutefois, des réactions sunnites émergent. Divers sanctuaires, dont le mausolée de Husayn à Karbalâ’, furent incendiés par des Hanbalites en 407/1016. Considérant la célébration d’Ashûrâ’ comme une hérésie, sa célébration par les chiites donne lieu à des contre-célébrations sunnites célébrant leurs héros tel Mus’ab ibn Zubayr. Organisées huit jour après ‘Ashûrâ’, certains les considèrent comme des parodies destinées à railler les chiites. Les affrontements entre les deux communautés deviennent de plus en plus fréquents et dégénèrent même en batailles rangées entre quartiers bagdadis en 441/1049.

B) La célébration d’Ashûrâ’ sous le califat seldjoukide

La chute des Bouyides en 447/1055 diminue l’influence chiite, dont les rites sont de moins en moins célébrés. Le décret du calife du Qâdiriyya au début du 11ème siècle restreint les célébrations : les chroniqueurs arabes ne les mentionnent que très rarement à partir de 1053.

L’apparition des Seldjoukides aggrave la situation des chiites : foncièrement sunnites, ces derniers leur déclare la guerre et interdisent en 448/1057 les célébrations d’Ashûrâ’, déclarées contraires à la religion. Dès lors, les majâlis al-ta’ziya deviennent privés, voire secrets.

C) La célébration d’Ashûrâ’ sous la période mongole

La présence des Mongols sur le plateau iranien est actée à partir de 618/1221 et constitue une menace pour leurs ennemis abbassides alors en position de faiblesse. Son dernier calife, al-Musta’sim (640-655/1242-1258), refuse leur alliance pour venir à bout des Ismaéliens situés à Alamût, en Iran. Usitant ce prétexte, Houlagou, le petit-fils de Gengis Khan, attaque l’Irak et s’empare de Bagdad en 655/1258. Le calife est exécuté et le califat abbasside s’effondre.

Les historiens sunnites accusent les chiites d’être coupable de connivence et d’intelligence avec les Mongols dans le but de renverser le califat abbasside. Le théologien Nâsir al-Dîn al-Tûsî et le vizir Ibn al-‘Alqanî sont les principaux accusés.

La domination des Mongols permet aux chiites de profiter d’une certaine accalmie et de la protection des Mongols Îlkhâns. En témoigne le règne de Uljaytû : îlkhân d’abord chrétien avant de devenir bouddhiste, il succède à son frère Ghâzân Khân sous le nom islamique de Muhammad Khadhâbandah en 703/1304. Le théologien chiite al-Hillî l’accompagne dans son enseignement spirituel et le nouveau souverain se convertit au Chiisme en 1309-1310 après un pèlerinage à Najaf. Le Chiisme devient alors la religion d’état et son précepteur est chargé de propager la nouvelle foi officielle. Cependant, sous son règne qui s’achève en 717/1317, de violentes oppositions émanent des sunnites bagdadis et les graves désordres qui en découlent conduisent le pays au bord de la guerre civile.

D) La célébration d’Ashûrâ’ sous le règne des Safavides et des Ottomans

Au début du 16ème siècle, les Safavides prennent le pouvoir en Iran. Le jeune Shâh Isma’îl (1487-1524) proclame le Chiisme religion d’état lors de son accession au trône en 1501. Les cérémonies sont rétablies et le nouveau pouvoir les utilise à des fins politiques, dans l’objectif d’assurer l’hégémonie du royaume et d’étendre son pouvoir en rassemblant les chiites.

Isma’îl Shâh conquiert Bagdad en 1508, provoquant un regain de faveur parmi la population chiite qui durera jusqu’à l’invasion des Ottomans en 1534. Dès lors, l’Irak devient une province de l’empire ottoman et un décret interdit la commémoration du martyr de Husayn. Dans la réalité, son application n’est pas toujours respectée et les cérémonies se poursuivent.

E) La célébration d’Ashûrâ’ au 19ème siècle

Le 22 avril 1802 survient un drame à Karbalâ : les Wahhabites surviennent et dévastent la ville avant de piller et incendier le mausolée, non sans avoir détruit la tombe de Husayn et massacré les pèlerins présents. S’ensuivent les attaques de Najaf et Bassorah. Devant l’émoi suscité et l’impact des plus importants pour la population chiite d’Irak, les discours des orateurs et les vers des poètes s’enflamment, n’hésitant pas pour certains à comparer cet évènement avec le drame de Karbalâ’ lui-même.

Dâwûd Pacha, gouverneur ottoman d’Irak de 1817 à 1831, se distinguera par son zèle à l’encontre des chiites, dont les cérémonies utilisées par les Perses contre les Ottomans seront organisées dans les caves. Son successeur ‘Alî-Ridâ Pacha va mener une politique inverse en permettant le développement progressif des cérémonies. Lui-même Bektâshî, branche soufie se rattachant au Chiisme, il prône une politique de tolérance et assiste même le 21 mars 1832 à une cérémonie organisée par une famille.

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, nombreux sont les voyageurs à décrire des cérémonies à Karbalâ’ et Najaf, à l’image du soufi iranien Hadji Bîrzâdah qui visite Najaf en 1887. Il décrit des cérémonies célébrées dans les maisons, les mosquées, les mausolées et les écoles coraniques et variant selon les ethnies, les origines et les classes sociales des participants[12].

Les cérémonies seront tolérées sous les différents gouvernorats, à l’exception de celui de Midhat Pacha entre 1868 et 1871, qui tentera de les interdire en 1869.

F) La célébration d’Ashûrâ’ au 20ème siècle

Au début du 20ème siècle, les cérémonies commémoratives d’Ashûrâ’ sont bien établies et revêtent un aspect folklorique et populaire, dont les cortèges prennent des formes et des compositions presque définitives. Parallèlement aux majâlîs al-ta’ziya se développent les cortèges de flagellation à l’aide de chaînes et les tashâbîh, les représentations théâtrales.

En 1917, l’Irak est occupé par les Anglais qui mènent une politique de sympathie vis-à-vis de la population en encourageant les cortèges qui demeurent toutefois sous leur contrôle. Le royaume d’Irak est fondé en 1921 et son nouveau gouvernement proclame le 10 Muharram comme jour férié. Les cérémonies sont autorisées et le souverain Faysal 1er accorde une aide financière et matérielle pour l’organisation des cortèges et en organise même en son nom et à ses frais. Il assiste également aux célébrations et au tashâbîh. Cette politique de tolérance n’empêche cependant pas des affrontements entre participants et forces de l’ordre à Kâzimiyya en 1928.

A partir des années 1950, les autorités irakiennes imposent des restrictions, en particulier aux cortèges de tatbîr, dans lequel les participants se frappent la tête avec des sabres.

Le 14 juillet 1958, la République irakienne est instaurée suite à la Révolution. Le Premier ministre sunnite ‘Abd al-Karîm Qasim interdit le tatbîr tandis que le président lui aussi sunnite ‘Abd al-Salâm ‘Arif qui lui succède en 1963 essaye d’interdire l’ensemble des cortèges. Pourtant, les commémorations se développent et se répandent de manière très importante dans les années 1960 et 1970, années au cours desquelles sont expulsés en Iran 60 000 chiites d’origine iranienne. Les cérémonies se développent et se transforment en mouvements populaires que le gouvernement tente de contrôler. Servant de tribunes politiques contre le pouvoir depuis la fin des années 1960, les autorités tentent de les exploiter afin de servir sa propagande en obligeant en 1975 les orateurs et les poètes à prêter allégeance et à introduire dans leurs discours certains principes du parti Ba’th.

Dans les années 1980, les contraintes deviennent plus répressives, en raison notamment de la guerre entre l’Iran et l’Irak, durant laquelle toutes les célébrations sont interdites.

Conclusion

Depuis la chute de Sadam Hussein en 2003, les cérémonies de commémoration du deuil de Husayn sont reprises avec une importance et une ferveur jamais égalée auparavant.

Nous avons constaté au cours de ce travail que le martyr de Husayn revêtit une symbolique politique qui a bien souvent occulté les fondements spirituels du Chiisme. Il puise son origine dans un différend politique et une séparation des musulmans en deux camps dont les affrontements au cours des premiers temps de l’Islam ont envenimé les relations. Nous pouvons conclure que le problème est à l’origine d’ordre politique. Concernant sa célébration, celle-ci est devenue politique selon que les gouvernements successifs étaient sunnites, chiites, pro-chiites, anti-chiites ou neutres.

Cependant, le Chiisme ne se résume pas à une simple branche politique de l’Islam : en témoigne le travail de Henry Corbin qui développa tout au long de son œuvre l’aspect spirituel et philosophique du Chiisme, spiritualité à part entière[13]. Toutefois, nous avons constaté que l’expression publique du deuil de Husayn revêt un aspect politique en raison premièrement de l’histoire et des conditions de son martyre et deuxièmement de l’utilisation qui en fut faîte par les pouvoirs en place ; tantôt un moyen de propagande chiite comme cela fut le cas pour les Safavides, tantôt une source de ralliement sunnite dirigée contre les chiites considérés comme hérétique, comme en témoigne l’attitude des souverains seldjoukides.

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[1] AL-YA’QÛBÎ, Ahmad b. Ishâq, Târîkh al-Ya’qûbî, éd. Khalîl al-Mansûr, Beyrouth, 2002, II, p. 76.

[2] IBN AL-MAGHÂZILÎ, Abû l-Hasan ‘Alî, Manâqib ‘Alî b. Abî Tâlib, éd. Muhammad Bâqir al-Bahbûdî, Téhéran, 1974, p. 235.

[3] WIET, Gaston, Grandeur de l’Islam, éd. Kontre Kulture, 2014, p. 66-68.

[4] AL-BALÂDHURÎ, Ahmad b. Yahyâ, Ansâb al-ashrâf, éd. S. Zakkâr et R. Zarkilî, Beyrouth, 1996, III, p. 295.

[5] AL-MAS’ÛDÎ, Abû l-Hasan ‘Alî, Murûj al-dhahab wa ma’âdin al-jawhar, éd. Yûsif As’ad Dâghir, Beyrouth, 1965, II, p.57-58.

[6] AL-TABARÎ, Muhammad b. Jarîr, Târîkh al-rusul wa-l-mulûk, éd. Muhammad Abû l-Fadl Ibrâhîm, Le Caire, 1962, V, p. 381.

[7] AL-MUFÎD, Abû ‘Abdallâh Muhammad, al-Irshâd, Najaf, al-Haydariyya, 1962, p. 197.

[8] AL-BALÂDHURÎ, Ahmad b. Yahyâ, op. cit., III, p.411.

[9] AL-BALÂDHURÎ, Ahmad b. Yahyâ, op. cit., III, p. 415.

[10] AL-TABARÎ, Muhammad b. Jarîr, op. cit., VI, p. 16.

[11] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Paris, éd. Verdier, 2007, p. 161-162.

[12] BÎRZÂDAH, Hâdjî, Safarnâmah hâdjî Bîrzâdah, Téhéran, 1963, I, p. 350 ; cité par AL-HAYDARÎ Ibrâhîm, Trâjîdiyâ Karbalâ’ : sûsyûlûjîyâ al-khitâb al-shî’î, Beyrouth, 1999, p. 66.

[13] CORBIN, Henry, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, tome 1 Le Shî’isme duodécimain, Paris, éd. Gallimard, col. Tel, 1991.