Situé en Asie du sud-ouest, le territoire iranien s’avère complexe : en effet, la géographie d’un pays ordonne sa politique et sa stratégie dans tous les domaines : défense, économie, infrastructure, développement, etc. La géostratégie est une discipline qui étudie les informations stratégiques découlant de la géographie physique, économique et démographique.
Une géographie particulière, un défi stratégique
L’Iran possède une identité géographique unique. D’abord en raison de son relief distinctif, qui le différencie des plaines voisines de la Mésopotamie et de l’Indus. Ensuite à cause de son climat intermédiaire entre le milieu tropical des rives de l’océan Indien et les traits continentaux propres à l’Asie centrale. Enfin à ses divers milieux naturels comprenant des montagnes, des piémonts irrigués et des déserts.
Cette identité le place au carrefour de plusieurs grands espaces civilisationnels. L’Iran est entouré par les mondes indien, arabe et turc, ce qui enrichit encore davantage sa diversité culturelle et historique. Les contrastes entre les hautes terres afghanes et caucasiennes ainsi que les vastes étendues désertiques et steppiques de l’Asie centrale ajoutent à la fascinante mosaïque géographique de l’Iran, faisant de ce pays un lieu d’échanges et de rencontres entre différentes influences et traditions.
En dépit de sa proximité avec l’océan Indien, l’Iran n’a que peu exploité cette opportunité tout au long de son histoire. Les flottes achéménides ou sassanides ne saisirent aucunement le rôle majeur que leur conférait sa géographie. En effet, lors de ses périodes d’apogée successives, l’Iran est demeuré principalement un empire continental, capable d’étendre son influence vers l’ouest, le nord et l’est.
À l’époque achéménide durant laquelle Cambyse soumettait l’Égypte et les armées de Darius et Xerxès menaçaient Athènes, la puissance du Grand Roi se projetait au-delà de l’Indus. Ce sont donc les terres et les conquêtes continentales qui ont marqué les grandes périodes glorieuses de l’histoire de l’Iran. À l’inverse, son potentiel maritime restait en grande partie inexploité.
Le territoire iranien confronté aux invasions
En comparaison des vastes empires qui les précédèrent, les Sassanides et les Safavides gouvernèrent un territoire iranien relativement restreint. Cependant, l’empire créé au IIIème siècle par Ardashir perdura pendant plus de quatre siècles. L’Iran connut également des périodes de confrontations avec plusieurs menaces, certaines s’avérant mortelles. Les Macédoniens et les Grecs d’Alexandre, les Romains, les Byzantins et les Arabes furent en leurs temps des adversaires redoutables.
L’ancienne Perse dut également faire face aux Turcs, aux Mongols, aux Turkmènes, aux Ottomans, sans oublier les Afghans. Les deux derniers siècles virent la Russie, l’Angleterre et enfin les États-Unis remettre en question l’indépendance fièrement revendiquée de l’Iran. Malgré ses nombreux défis historiques, l’Iran a su préserver une identité forte et résiliente.
En tant qu’étape naturelle pour l’empire des tsars ou la puissance soviétique dans leur progression vers les eaux chaudes, l’Iran a toujours été contrôlé par l’Angleterre qui cherchait à garantir la sécurité de sa route des Indes et à exploiter le pétrole découvert à Abadan. Pendant la guerre froide, l’Iran agissait en tant que « gendarme du Golfe » pour le compte des États-Unis d’Amérique. En raison de cette position stratégique, l’Iran fut toujours l’objet des ambitions des grandes puissances régionales et mondiales.
Cette situation particulière et la mémoire des épreuves du passé expliquent probablement la vitalité du nationalisme iranien qui se manifeste aujourd’hui par une volonté d’indépendance et de puissance. La dynamique géopolitique de la région a donc profondément influencé le développement de l’Iran en tant qu’acteur majeur dans la politique mondiale.
Avec une histoire riche remontant à plus de 7000 ans, la population iranienne se compose de différentes ethnies, chacune avec sa propre identité culturelleet linguistique. Cette diversité complexe fait de l’Iran un lieu fascinant où les traditions et les croyances se mêlent pour former une mosaïque culturelle unique.
La population iranienne : Perse ou Iranien ?
Les Iraniens ont toujours utilisé le terme « Iran » pour désigner leur pays. Ce nom trouve son origine dans le mot avestique Aryānām, signifiant « le pays des Aryens ». En effet, les Iraniens sont la race aryenne.
Le terme « Perse » fait quant à lui référence à l’hellénisation du nom du Fars, la région d’origine des Perses, fondateurs des empires achéménides et sassanides. Pendant longtemps, les Occidentaux ont utilisé la dénomination de « Perse ». Ce n’est qu’en 1935 que le nom d’« Iran » revient dans le vocabulaire occidental lorsque Reza Shah Pahlavi exigea son adoption par les chancelleries étrangères.
La population iranienne se compose de différentes ethnies et parle plusieurs langues, dont l’importance varie considérablement. Cependant, toutes contribuent à une unité historique incontestable. En Iran, trois grandes familles linguistiques coexistent, révélant ainsi la diversité ethnique du pays : les langues iraniennes, les langues turques et les langues sémitiques
Les Azéris, bien que tentés par l’autonomisme lors de la crise de 1946-1947, demeure aujourd’hui très attachés à l’identité iranienne et aux institutions politiques actuelles dirigées par l’ayatollah Ali Khamenei, lui-même azéri. De plus, la population de Téhéran est en grande partie azérie, tout comme d’autres régions du pays.
Il y a également des groupes nomades tels que les Bakhtiaris dans le sud-ouest et les Qashqaïs turcophones près de Chiraz, qui ont réussi à préserver leur identité, mais qui ne représentent plus qu’environ 2% de la population iranienne. En somme, la diversité ethnique et linguistique de l’Iran ne remet pas fondamentalement en cause son unité nationale.
Quelles langues en Iran ?
Les deux tiers de la population parle les langues iraniennes. Il faut distinguer tout d’abord le persan, langue majoritaire parlée par plus de la moitié des Iraniens et comprise par la quasi-totalité de la population. Ensuite, le kurde, parlé par environ 9% de la population, et partagé par les minorités kurdes de Turquie, d’Irak et de Syrie. Les dialectes du Gilan et du Mazandaran sont utilisés par environ 8% des Iraniens. Enfin, le baloutche est la langue d’une minorité du sud-est du pays, dont le territoire historique s’étend également au sud-ouest du Pakistan et au sud de l’Afghanistan. L’azéri, avec environ un quart de la population du pays, est la langue turque la plus importante parlée en Iran.
Outre les langues iraniennes, turques et sémitiques, il y a également les langues turkmène et qashqaï qui sont pratiquées par de très petits groupes. En Iran, environ 3% de la population parle l’arabe dans le Khouzistan et dans certaines régions des rivages septentrionaux du golfe Persique, où vivent des descendants des colons arabo-musulmans qui envahirent l’Iran au VIIème siècle.
La répartition géographique de ces groupes linguistiques montre que le centre du pays est majoritairement persanophone, alors que les minorités ethniques et linguistiques se trouvent plutôt dans les périphéries du territoire iranien, en continuité avec les populations des États voisins. Cette diversité ne menace toutefois pas réellement l’unité nationale, à l’exception peut-être des Kurdes et des Baloutches qui expriment des aspirations à la dissidence et à la réunion avec leurs frères turcs ou irakiens pour les uns, pakistanais ou afghans pour les autres.
Quelles religions en Iran ?
L’Iran est un pays qui abrite plusieurs religions. Cependant, la grande majorité de la population (environ 90%) est composée de musulmans chiites duodécimains. Les communautés sunnites sont principalement issues des minorités kurde, turkmène et baloutche.
Outre les deux principales branches de l’islam, l’Iran abrite également différentes religions telles que les zoroastriens qui représentent les héritiers de la religion d’État des Sassanides. Cette communauté a des liens avec les Parsis indiens qui sont aujourd’hui leurs principaux représentants. Les chrétiens, notamment des églises assyrienne, chaldéenne et arménienne, coexistent également dans le pays, ainsi que les juifs.
Les minorités religieuses disposent des droits rattachés à leurs religions, ainsi que de députés au parlement.
La population iranienne, une unité nationale autour de son identité
En dépit de la diversité ethnique et linguistique, la très grande majorité des Iraniens adhèrent à l’islam chiite, qui s’est solidement implanté depuis le XVIème siècle. Ce fort attachement religieux transcende largement les différences ethniques et linguistiques.
De plus, un fort sentiment national se manifeste grâce à la conscience partagée d’une histoire commune et la conviction de porter l’héritage d’une civilisation ancienne, enracinée depuis plus de 7000 ans au carrefour de plusieurs mondes.
L’intégralité de cette conversation est retranscrite dans notre ouvrage Comprendre les Gardiens de la Révolution islamique (pages 231 à 235). Le lien mentionné dans le livre renvoie à la chaîne YouTube de RT France censurée le 1er mars 2022 sur ordre de l’Union européenne.
Un entretien dans lequel Zeynab Soleimani raconte le combat de son père
Le général Qassem Soleimani livra un combat acharné contre le terrorisme. Il fut un acteur clé dans la lutte contre les groupes extrémistes dans la région du Moyen-Orient.
Soleimani a consacré sa vie à la défense de l’Iran. Mais il a également joué un rôle crucial dans la lutte contre le terrorisme international. Il a dirigé de nombreuses opérations militaires contre des groupes terroristes tels que l’État islamique (Daech) en Irak et en Syrie. Le général Soleimani apporta un soutien essentiel aux forces locales et permit la neutralisation des terroristes.
Il est respecté pour sa capacité à mobiliser et à coordonner efficacement les forces militaires dans la région. De plus, sa présence et son influence furent essentielles pour contrecarrer les avancées des groupes terroristes. De même, son travail permit de rétablir la stabilité dans des zones précédemment troublées.
Cependant, le combat de Soleimani contre le terrorisme n’a pas été sans controverse. Certains pays et acteurs internationaux l’ont accusé de soutenir des groupes et des milices armées. Ces allégations ont souvent été le résultat de rivalités politiques et de désaccords géopolitiques, compliquant ainsi la perception et la compréhension de son rôle.
Peu importe la controverse qui entoure son nom. Il demeure incontestable que le général Qassem Soleimani a consacré sa vie à la lutte contre le terrorisme. Son héritage comporte son dévouement, ses talents militaires et sa contribution significative à la lutte contre l’extrémisme dans la région de l’Asie du sud-ouest.
Qui était le général Qassem Soleimani, connu sous le surnom de sardar-é delhâ (« général des cœurs ») ?
Celui qui lutta contre le terrorisme demeure cependant inconnu pour beaucoup d’Occidentaux. Figure emblématique de l’Axe de la Résistance, il joua un rôle de premier plan sur le terrain pour lutter contre la barbarie de Daesh.
Qâsem Soleimâni, est né le 21 mars 1957 à Qanat-é Malek (province de Kerman) au sein d’une modeste famille du milieu rural. Il participe à la révolution en 1979 avant de rejoindre le Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Le futur général devient pendant la guerre imposée à l’Iran par l’Irak le chef de corps de la 41ème division de Tharallah.
Il devient après la fin du conflit en 1988 commandant du CGRI dans la province de Kerman. Il rejoint ensuite la province du Sistan-Baloutchistan pour lutter contre les trafiquants le long de la frontière afghane et les séparatistes baloutches de la région.
Un stratège à la tête de la force Qods
En 1997, Qassem Soleimani devient chef de corps de la force al-Qods. Celle-ci est une unité spéciale du CGRI spécialisée dans les opérations extérieures et de renseignement. Il choisit immédiatement le général Ismail Qaani comme son adjoint.
Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, Soleimani présente devant le Conseil suprême de sécurité nationale l’idée de coopérer avec les Américains dans la lutte contre les talibans afghans. Dans ce but, le diplomate américain Ryan Crocker rencontre des diplomates envoyés par Soleimani à Genève. Ils partagent de nombreuses informations qui permettront aux Américains de prendre le contrôle de la situation en Afghanistan. Cependant, cette coopération cruciale pour les États-Unis prend fin brusquement lorsque le président américain George W. Bush désigne l’Iran comme membre de l’« Axe du Mal » lors de son discours sur l’état de l’Union en janvier 2002.
Après l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, Soleimani est convaincu de la nécessité de développer un réseau de soutiens à l’Iran pour sa protection. Ce réseau prend forme sous la forme de mouvements chiites, similaires au Hezbollah libanais. Leur rôle est de représenter une présence dissuasive de l’Iran et de ses alliés dans la région de l’Asie du sud-est.
Parallèlement, Qassem Soleimani utilise également des moyens diplomatiques. Il joua notamment un rôle clé dans la mise en place d’un cessez-le-feu entre l’Armée du Mahdi et l’armée irakienne en mars 2008.
Le général Qassem Soleimani et la lutte contre Daech
Le rôle essentiel du général Qassem Soleimani dans la lutte contre le terrorisme ne peut aucunement être sous-estimé. D’abord lors de son émergence en Syrie et ensuite contre la montée en puissance de Daech.
À la fin de l’année 2012, le général Soleimani prend la décision d’engager la force Qods dans le conflit syrien. Cela suite à la demande du gouvernement syrien. L’objectif est avant tout de soutenir le gouvernement légitime en contribuant à la création des Forces de défense nationales. Ces dernières luttent contre différents groupes terroristes takfiristes, certains étant soutenus par l’Occident, notamment les États-Unis, Israël, le Royaume-Uni et la France.
En plus de ses pasdaran, Qassem Soleimani commande également plusieurs milliers de combattants issus d’horizons divers. Notamment ceux du Hezbollah, mais également des combattants d’Irak, d’Afghanistan et même du Pakistan. Parmi elles la célèbre Brigade Fatemiyoun dirigée par Ali-Reza Tavassoli. Ces volontaires chiites apportèrent un soutien essentiel pour la victoire de la liberté contre le terrorisme.
Suite à l’entrée de Daech en Irak en juin 2014, la formation d’une coalition puissante s’avère vitale. En rassemblant les forces chiites, chrétiennes et kurdes, le général Soleimani permet la mobilisation d’une force de combat opérationnelle et efficace : les Hachd al-Chaabi. Cette coalition devient indispensable pour les puissances occidentales, qui auraient été incapables de mener des opérations sans leur soutien.
Le général Qassem Soleimani fut également un grand diplomate. En octobre 2017, il se rend à Souleimaniye suite à la tenue d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien. Ses négociations connaîtront un succès certain. En effet, les combattants de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) choisissent de ne pas s’opposer à l’armée irakienne soutenue par les Hachd al-Chaabi lors de l’offensive lancée à Kirkouk le 16.
L’assassinat du général Qassem Soleimani
Le 3 janvier 2020, le général Qassem Soleimani arrive à l’aéroport de Bagdad. Il est exceptionnellement attendue par Abou Mehdi al-Mouhandis, chef des Kataeb Hezbollah et commandant en second des Hachd al-Chaabi. Aux alentours de 1 heure 20 du matin, un drone américain tire plusieurs missiles sur les deux véhicules du convoi qui sortait de l’aéroport. Outre Soleimani et al-Mouhandis, quatre officiers du CGRI et quatre membres des Hachd al-Chaabi sont tués.
Cet assassinat personnellement ordonné par le président américain Donald Trump provoque une onde de choc à travers le monde. Elle alimente notamment les craintes légitimes d’un possible conflit direct entre les États-Unis et l’Iran. La rapporteuse spéciale de l’ONU chargée des exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard, déclare que les meurtres de du général Soleimani et d’al-Mouhandis violent le droit international des droits de l’homme. Elle souligne également l’obligation des États-Unis de prouver que l’individu ciblé présentait une menace imminente pour les autres.
De nombreux juristes experts en droit international, ainsi que Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, et Hillary Mann Leverett, ancienne directrice des affaires iraniennes au sein du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, qualifient également ces dix meurtres d’illégaux et contraires au droit international.
D’innombrables hommages à travers le monde
Dès l’annonce de sa mort, les hommages affluent en nombre à travers le monde entier. Des rassemblements s’organisent spontanément pour rendre hommage au général martyr à Bagdad, Sanaa, Beyrouth et, bien entendu, en Iran. Seuls les groupes terroristes syriens se réjouirent et Daech ne manquera pas d’exprimer ses remerciements à Washington.
Le jour suivant, un cortège aux couleurs des Hachd al-Chaabi rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes et défile dans les rues de Bagdad à partir du mausolée al-Kadhimiya pour accompagner les dépouilles. Le convoi se dirige ensuite vers Najaf et Kerbala, théâtre du martyre du IIIème Imâm Hossein.
L’Iran décrète trois jours de deuil national et accueille les dépouilles de ses martyrs, ainsi que celle d’al-Mouhandis. Le 5 janvier, le Guide de la Révolution Ali Khamenei prononce, avec un visage marqué par les larmes, la prière traditionnelle pour les défunts devant les cercueils rassemblés à l’Université de Téhéran.
Le cercueil contenant la dépouille du général martyr est ensuite transporté dans la ville sainte de Qom avant d’être enterré le 7 janvier au cimetière Golzar Shohada de Kerman. Ses dernières volontés furent d’être inhumé de la même manière que les autres martyrs de la guerre imposée par l’Irak. Il repose aux côtés de son compagnon d’armes Mohammad-Hossein Yousefollâhi. Sa tombe porte simplement l’inscription sarbâz Qâsem Soleimâni, ce qui signifie « soldat Qassem Soleimani ».
Les funérailles de Qassem Soleimani s’avèrent les plus importantes de l’Histoire, avec la participation d’environ 25 millions de personnes à travers le monde. Elles dépassent celles de l’ayatollah Khomeyni qui avaient réuni plus de 10 millions de personnes en juin 1989.
La géographie administrative de l’Iran divise le pays en 31 provinces réparties dans 5 régions. Chacune d’entre elle est administrée depuis sa capitale provinciale, généralement la plus grande ville de la région.
Les provinces de l’Iran jusqu’en 1960
L’Iran a maintenu les frontières de son territoire actuel depuis le traité de Paris signé en 1857. Entre 1906 et 1960, le pays était subdivisé en 12 provinces :
En 1937, le gouvernement iranien divise le pays en 10 provinces, désignées de manière numérologique. Également dépourvues de centres administratifs, ces appellations avaient pour but d’éviter tout risque de rébellion contre la capitale.
En 1972, un nouveau redécoupage administratif divise l’Iran en 24 provinces distinctes.
Les cinq régions iraniennes
Le 22 juin 2014, le ministère de l’Intérieur procède à une réorganisation administrative du pays en constituant 5 régions (منطقه, mantaqé), regroupant les 31 provinces.
La région de Téhéran regroupe les provinces de l’Alborz, du Golestan, du Mazandaran, de Qazvin, de Qom, de Semnan et de Téhéran.
La région d’Isfahan regroupe les provinces de Boushehr, de Tshaharmal-et-Bakhtiari, du Fars, d’Hormozgan, d’Isfahan, de Kouhgilouyeh et de Boyer-Ahmad.
La région de Tabriz regroupe les provinces d’Ardabil, d’Azerbaïdjan oriental, d’Azerbaïdjan occidental, du Gilan et du Kurdistan.
La région de Kermanshah regroupe les provinces d’Hamadan, d’Ilam, de Kermanshah, du Khouzestan, du Lorestan et de Markazi.
La région de Mashhad regroupe les provinces de Kerman, du Khorassan du Nord, du Khorassan Razavi, du Khorassan du Sud, du Sistan-et-Baloutshistan et de Yazd.
Le ministre de l’Intérieur désigne avec l’accord des membres de son cabinet le gouverneur, chargé de la gestion administrative de la province.
Géographie administrative des régions d’Iran
La géographie administrative de l’Iran moderne compte actuellement 31 régions, en vertu de l’article 9 de la loi du 3 juillet 1983 :
« La région est une unité des divisions du pays avec une zone géographique spécifique, qui consiste en la réunion de plusieurs villes voisines selon les situations politiques, sociales, culturelles, économiques et naturelles. »
Chaque province comporte trois subdivisions différentes : le comté, le district et enfin le district rural.
Le comté désigne une division constituée de plusieurs zones géographiques adjacentes, présentant des caractéristiques naturelles, sociales, économiques, politiques et culturelles similaires et équivalentes. Un gouverneur administre chaque comté.
Le district, sous l’administration de la préfecture, se caractérise par une zone géographique spécifique. Celle-ci regroupe plusieurs villes en tenant compte de divers éléments tels que la taille, la population, les infrastructures de communication et l’accès. Une agglomération est considérée comme une ville à partir de 10 000 habitants. Elle doit également disposer d’une certaine autosuffisance en matière de services urbains.
Le district rural constitue la plus petite entité administrative iranienne. Il englobe une zone géographique particulière regroupant plusieurs villages et fermes voisines, ainsi que des hameaux et des bourgades, homogènes sur les plans de l’environnement naturel, culturel, économique et social. La gestion du village est assurée par le département dédié à cet effet.
Gens de la Demeure (Ahl al-Bayt), Quatorze Immaculés ou bien encore Sainte Famille, qui sont les Douze Imams du Chiisme ?
Lorsque l’on parle des Gens de la Demeure (Ahl al-Bayt), une interrogation se pose toujours : pourquoi le Coran ne suffit-il pas au croyant puisque qu’il est la parole de Dieu (Allâh) Lui-même ?
Pour le Shî’isme, la révélation du sens spirituel est encore à attendre, et c’est là la tâche herméneutique dont sont investis les Imâms. Cette révélation ne sera complète qu’une fois accomplie la parousie de l’Imâm caché, c’est-à-dire du XIIème Imâm qui reviendra de son occultation pour guider les croyants afin qu’ils ne s’égarent pas lors de la fin des temps.
La métaphysique shî’ite étant dominée par l’idée de Dieu inconnaissable, inaccessible et innommable dans son Essence, se dégage alors l’idée de son épiphanie dans un plérôme de quatorze entités de lumièremanifestées sur Terre : il s’agit des « Quatorze Immaculés », comprenant le Prophète Mohammad (590-633), sa fille Fâtemeh et les Douze Imâms, « Témoinsd’un autre monde et d’un monde autre. »[1]
Fatemeh Zahra, mère de la Sainte Famille
Fâtemeh al-Zahrâ (née vers 614 – 632), dont le nom al-Zharâsignifie l’« Éclatante », est la fille du Prophète et de son épouse Khadidja beit-Khuwaylid (née entre 555 et 560 – 619). Elle épouse ‘Ali en 624 et aura avec lui deux fils, Hassan et Hossein.
Première illustration de la présence des femmes dans l’Islam, elle n’hésite pas à prononcer un sermon dans la mosquée du Prophète pour dénoncer le premier calife Abou Bakr (573-634) qui venait de faire main basse sur Fadak. Elle décéda de ses blessures quelques jours après que les partisans d’Abou Bakr aient attaqué sa maison pour la forcer à lui prêter allégeance.[2] Conformément à ses dernières volontés, ‘Ali l’inhumera en secret pendant la nuit, sa tombe demeurant encore à ce jour inconnue.
Ali, le Ier Imam
‘Ali ibn Abi Tâlib (entre 600 et 605 – 661), Amir al-Mu’minin (« Émir des croyants »), cousin du Prophète devenu son gendre en épousant sa fille Fâtemeh, fut le premier homme à avoir cru Mohammad et s’être converti à l’Islam. Il est également le détenteur de la seule version intégrale du Coran qu’il rédigea au fur et à mesure que Mohammad révélait ce qui lui avait été enseigné.
C’est justement lors de l’assassinat du troisième calife Othman en 656 que la désignation d’Ali comme son successeur va provoquer une division au sein de la communauté des croyants : le gouverneurs de Syrie Mou’awiya (605-680) refuse de le reconnaître comme calife, et ce dernier, suivi par la majorité des musulmans, hérite du pouvoir politique à la faveur d’un arbitrage truqué – dit arbitrage « d’Adroh »[3] – et de plusieurs affrontements armés qui s’ensuivirent.
Estimant que « le jugement appartient à Dieu seul », les khâridjites[4] mènent alors une véritable guerre contre le califat nouvellement installé en se tournent vers la commission d’attentats terroristes, dont l’un coûta la vie à ‘Ali en janvier 661, mettant de la sorte un terme à son califat et ouvrant la voie à l’exercice du pouvoir califal de Mou’awiya et de la dynastie des Ommeyades.[5]
Hassan, IIème Imâm
Hassan al-Modjtabâ (l’« Élu » ou le « Choisi ») (624-669), fils aîné d’Ali et Fâtemeh, succède à son père comme calife mais finit par y renoncer au bout de six mois et trois jours après un accord avec Mou’awiya à qui il prête allégeance dans l’espoir de préserver la communauté des croyants. Retournant à Médine avec les siens, il y demeure dix ans jusqu’à son martyre, assassiné par le poison que son épouse Dja’da bint Ash’at avait dissimulé dans sa nourriture vraisemblablement sur ordre de Mou’awiya.
Hossein, le IIIème Imam et Prince des Martyrs
Hossein (626-680), deuxième fils d’Ali et de Fâtemeh honoré du titre de Seyed al-Shohadâ(« Prince des Martyrs »), est certainement l’Imâm le plus célèbre en raison de sa mort en martyr à Karbalâ’. Le matin du 10 moharam61 (correspondant au 10 octobre 680) s’engage la bataille de Karbalâ’ dans laquelle s’opposent le petit-fils du Prophète au calife Yazîd de la branche ommeyade qui lui ordonnait le serment d’allégeance (al-bay’ah), toujours refusé par celui-ci.
En début d’après-midi, plus de la moitié des partisans de Hossein sont déjà tués puis, lorsque tous sont tombés sous les coups, ‘Ali Akbar, l’un des fils de l’Imâm martyr rencontre à son tour le trépas. Vient un moment où, se retrouvant seul devant un tel spectacle, Hossein décide de sauver son dernier-né ; le prenant dans ses bras, il supplie pour le désaltérer d’un peu d’eau dont lui et les siens étaient privés depuis une semaine en raison de l’accès bloqué au fleuve, lorsque le nourrisson fut transpercé d’une flèche. Soudainement seul, Hossein reste sans défense.
Ses assassins s’approchent alors doucement de lui, hésitant à lui porter le moindre coup, quand l’un des assaillants le frappe subitement de son épée. Un second vient alors le poignarder dans le dos. Hossein s’effondre sur le ventre, le visage contre le sol – mort. L’un décide de lui trancher la tête et commande à vingt cavaliers de piétiner le corps qui sera abandonné sur place avec les autres dépouilles de ses compagnons, qui seront ensevelies le lendemain par les habitants d’un village voisin.
Le lendemain de la bataille, ses assassins qui avaient emporté avec eux en guise de trophées les têtes de Hossein et de ses compagnons les firent présenter au calife Yazîd résidant à Damas. Dans ce triste voyage se trouvèrent captifs les épouses et les enfants de la famille de Hossein, dont sa sœur Zeynab et son dernier fils survivant, ‘Ali Zayn al-‘Abidin, le IVème Imâm.
al-Sadjâd, le IVèmeImam
‘Ali Zayn al-‘Abidin al-Sadjâd (l’« Ornement des hommes de piété ») (656 ou 659 – 711 ou 714), dont l’imâmat dura 34 années qu’il passa à Médine après son retour de Karbalâ’. Il est l’auteur de deux livres, un traité de droit et le Sahifa as-Sadjâdiya, recueil de prières destinées à guider le croyant vers Dieu. Semblablement à ce martyre devenu une tradition pour le Shî’isme, le calife ommeyade Walid ibn ‘Abd al-Malik ordonnera son assassinat par empoisonnement.
al-Bâqir, le Vème Imam
Mohammad al-Bâqir (676-733), dont le titre al-Bâqirse rapporte à l’expression bâqir al-‘ilmsignifiant « celui qui fend la connaissance », témoignant par là du souvenir d’une âme emplie de connaissance et de piété.
al-Sâdeq, le VIème Imam
Dja’far al-Sâdeq (le « Véridique ») (699 ou 702 – 765), dont l’imâmat dura lui aussi 34 années jusqu’à son assassinat par empoissonnement, fut réputé pour sa connaissance de la théologie et des hadiths.
al-Kazim, le VIIème Imam
Mousâ al-Kazim (745-799), qui dut affronter les persécutions du califat abbaside au point d’user de la taqîyya, la dissimulation pieuse, ce qui ne l’empêcha pas d’être arrêté lors de sa prière dans la mosquée du Prophète. Il sera occis par empoisonnement durant sa détention.
Reza, le VIIIème Imam
‘Ali al-Rezâ (770-818), le célèbre « Emâm Rezâ » dont l’incontournable mausolée se situe à Mashhad, en Iran, où il trouva la mort lorsque le calife al-Ma’moun le fit empoisonner tandis qu’il se rendait dans le Khorâsân pour répondre à son invitation.
al-Djavâd, le IXème Imam
Mohammad al-Djavâd (le « Magnanime » ou le « Pieux ») (811-835), qui mourut à l’âge de 24 ans, semble-t-il sous le coup d’un empoisonnement par son épouse répondant aux ordres du calife abbaside al-Mou’tasim.
al-Hâdi, le Xème Imam
‘Ali al-Hâdi al-Naqi (le « Guide » ou le « Pur ») (827 ou 830 – 868) ne connaîtra quant à lui que la résidence surveillée ordonnée par les califes abbasides à Sâmarâ’, où il finit son existence terrestre non sans avoir laissé le merveilleux Ziyârah al-djâmi’at al-kabiraregroupant l’ensemble des prières shî’ites.
al-Askari, le XIème Imam
Hassan al-Zaki al-‘Askari (l’« Intègre ») (845-874), lui aussi interné à Sâmarâ’ tout comme son père. De son mariage avec la princesse byzantine et chrétienne Narcisse (en persan Nardjès) naquit en 869 un fils qui achève ce plérôme des Douze Imâms :
Le XIIème Imam, le Mahdi
Muhammad al-Qâ’im (le Résurrecteur), le XIIème Imâm, le Guidé (Mahdi), l’Attendu (Montazar), la Preuve ou le Garant de Dieu (Hodjat), le pôle mystique de ce monde, celui qui, selon les paroles du Prophète, « remplira la Terre de paix et de justice comme elle est aujourd’hui remplie de violence et de tyrannie. Il combattra pour reconduire au sens spirituel (ta’wîl), comme j’ai moi-même combattu pour la révélation du sens littéral. » Son importance est telle qu’il est dans la conscience shî’ite une « simultanéité de pessimisme radical et d’indomptable espoir » selon Henry Corbin ; « […] c’est le dernier Prophète lui-même qui a annoncé celui que l’on devait attendre : l’Imâm, Sceau de la walâyatmohammadienne, est l’Imâm attendu (montazar). »[6]
Le Shî’isme : une voie d’amour
Le Shî’isme se définit comme une religion d’amour spirituel initiant à la connaissance de soi dans laquelle le Prophète est le sceau de la prophétie et l’Imâm le sceau de la walâyat. Walâyatsignifie « amitié » en arabe et se rapporte à la dilection et l’amour que professent les adeptes à l’égard des Imâms. Ce cycle de la walâyatconstitue une initiation progressive au sens intérieur, spirituel, ésotérique (appelé bâtin) des Révélations divines. Puisqu’il existe de la sorte un lien personnel entre le croyant et les saints Imâms, il n’est donc guère nécessaire de se grouper en confréries (tarîqat) et de suivre l’enseignement de shaykhspour être guidé.
On pourrait penser que l’Imâmat est une simple succession de pouvoir et d’autorité – il n’en est rien. Il est important de comprendre que l’Imâmat ne se transmet pas parce que l’Imâm successeur est le fils, mais qu’il est justement le fils parce que l’Imâmat se transmet à lui. L’Imâm est en fait un pôle mystique duquel se transmet la lumière divine qui illumine l’âme depuis le monde de l’Amour, monde que le Sheykh al-Ishrâq(« Maître de l’Illumination ») Shihâb al-Din Yahya Sohravardî (1155-1191) décrit comme Nâ-kodjâ Abâd(littéralement le « pays du non-où »), le monde au-delà du « lieu » de ce monde. Ainsi Henry Corbin qualifierait l’Imâm comme le « (…) mystère du chaque-fois-unique de tous les Uniques, de l’Un multiplié à l’infini par lui-même et qui est toujours l’Un unique. »[7]
Les paroles prononcées par les Imâms shî’ites complètent donc celles de Dieu et de son prophète en devenant ce que Mohammad Ali Amir-Moezzi qualifie de « Qorân parlant ». Les Imâms, herméneutes de la Parole divine, révèlent le sens caché du Livre saint :
« Sans l’explication de l’imam, l’Écriture sainte ne demeure que lettre close puisqu’inintelligible et par conséquent inapplicable. »[8]
Cette situation n’annule point le respect des Shî’ites pour le Prophète, contrairement à ce que prétendent les diffamations sunnites. Christian Jambet rappelle que « L’imamat consiste donc dans le fait, pour l’imâm, d’être la « preuve de Dieu » (hojjat). De même qu’en son temps le prophète témoignait pour Dieu, l’imâm rend possible la connaissance gnostique, intérieure de la divinité, par la délivrance du sens caché de la parole divine. »[9]
La dévotion au Prophète, à sa fille Fâtemeh et aux Douze Imâms – les Quatorze Immaculés – qu’éprouve le cœur shî’ite est une éthique, une chevalerie, et, pour reprendre le mot de Nietzsche à propos du Bouddhisme, une « hygiène ». Le Shî’isme, c’est la religion positive (shari’at) qui s’efface devant la vérité gnostique (haqiqat), l’exotérique (zâhir) qui se trouve dépassé pour recevoir l’illumination de l’ésotérique (bâtin).
[1] Henry Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, col. Tel, 1991, tome I, p. 67.
[2] Alors que ‘Umar se voit refuser l’entrée du domicile de ‘Ali et Fâtemeh pour leur extorquer l’allégeance au premier calife Abou Bakr qui vient de prendre le pouvoir quelques jours après la mort du Prophète, il décide d’incendier la porte de leur demeure pour y entrer de force. La suite nous est narrée par Sulaym ibn Qays al-Hilâli, l’un des premiers chroniqueurs de l’Islâm, d’ailleurs contemporain des événements qu’il décrit. « Fâtima se dressa devant lui et se plaignit en s’écriant : ‘ô mon père, ô Envoyé de Dieu !’. ‘Umar brandit son sabre gardé dans étui et la frappa violemment sur les côtes. Fâtima cria encore une fois en invoquant son père. ‘Umar la frappa au bras avec son fouet. […] À ce moment, ‘Ali surgit, attrapa ‘Umar par le collet, le plaqua au sol et commença à le frapper violement au visage et au cou, cherchant réellement à le tuer. […] ‘Umar demanda de l’aide. Ses gens entrèrent. ‘Ali se précipita vers son sabre… Qunfudh et ses hommes l’attaquèrent le jetèrent à terre, l’immobilisèrent, le ligotèrent et lui passèrent une corde au cou. Fâtima barra la porte [pour les empêcher d’emmener son époux]. Le maudit Qunfudh lui asséna un violent coup de fouet de sorte qu’elle en porta la trace jusqu’à sa mort [survenue peu de temps après]. […] En effet, ‘Umar lui avait ordonné de frapper Fâtima si elle s’interposait pour défendre ‘Ali. C’est pourquoi [après l’avoir frappée] Qunfudh coinça violemment Fâtima au travers de la porte de sa maison de sorte qu’elle eut la côté brisée et perdit l’enfant qu’elle portait dans le ventre. À partir de ce jour, elle n’a pu quitter son lit et mourut en martyre… » Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, Éditions du CNRS, collection Biblis, 2020, pp. 46-47.
[3] Dominique Sourdel, L’Islam, PUF, col. Que sais-je ?, 1979, pp. 75-76.
[4] Appartenant à l’un des mouvements les plus sectaires, parfois considéré comme une troisième branche de l’Islâm, ils soutiennent d’abord ‘Ali en raison de leur récusation de l’arbitrage fallacieux d’Adroh mais finissent par s’opposer à lui et sont vaincus par les troupes alides lors d’une bataille rangée le 17 juillet 658.
[5] Gaston Wiet, Grandeur de l’Islam, éd. Kontre Kulture, 2014, p. 68.
[6] Henry Corbin, En Islam iranien, tome IV, p. 305.
[7] Henry Corbin, En Islam iranien, tome I, p. 290.
[8] Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, p. 124.
[9] Christian Jambet, La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Verdier, 1990, p. 299.
La géographie de l’Iran est des plus contrastée. Elle présente des paysages variés allant des montagnes de l’Elbourz aux forêts de feuillus de l’ancienne Hyrcanie, en passant par les vastes étendues de désert et de steppe des plateaux centraux et de l’est.
La géographie de l’Iran actuel constitue un territoire de 1 648 000 kilomètres carrés. Cela équivaut à une superficie trois fois plus grande que celle de la France. Les frontières sont demeurées presque identiques depuis la perte des régions caucasiennes annexées par l’Empire russe en 1828 consécutivement au traité de Tourkmantchaï.
Géographie terrestre de l’Iran
Une géographie de plateaux et de déserts
Le pays présente une grande diversité de paysages en raison de son relief varié et de ses différents climats. Depuis l’Antiquité, ces paysages furent aménagés ou transformés par l’homme. On peut distinguer un vaste haut plateau central entouré de barrières montagneuses, ainsi que des plaines dans la périphérie de l’Iran. Ces caractéristiques font de l’Iran un pays au carrefour de différents mondes.
Le plateau central de l’Iran occupe la majeure partie de la surface du pays avec une altitude moyenne de 900 mètres, se situant dans le centre et le centre-est du pays. Il est rare qu’il s’abaisse en dessous de 600 mètres. Principalement aride, cet immense espace presque vide d’hommes est constitué de vastes cuvettes sédimentaires désertiques dans lesquelles se perdent les rivières qui descendent des montagnes encadrant le plateau.
Le Dasht-é Kavir, ou « Grand désert », est l’un des deux déserts salés particulièrement inhospitaliers qui occupent les hauts plateaux centraux, s’étendant au nord-est sur 80 000 kilomètres carrés. Le deuxième désert, le Dasht-é Lout (« Désert du vide »), se situe quant à lui au sud-est du plateau. Couvrant une superficie de 50 000 kilomètres carrés, il est constitué de roches, de sable et de sel, en faisant l’un des milieux tropicaux les moins propices à la vie animale ou végétale. Les écarts thermiques quotidiens peuvent aller jusqu’à 70° : 50° la journée et jusqu’à -20° la nuit.
Une géographie de montagnes
L’Elbourz, une chaîne montagneuse qui se prolonge vers l’est avec le Kopet dagh et les monts du Khorassan, sépare le nord du plateau des rives méridionales de la mer Caspienne. L’Elborz (ou Alborz), situé dans la région proche-orientale, est la plus haute chaîne de montagnes de la région. La crête sommitale de cette chaîne dépasse rarement les 3 000 mètres dans sa partie centrale. Le massif du Takht-é Soleyman, situé au nord-ouest de Téhéran, est le centre de la chaîne et possède plusieurs glaciers. Les sommets granitiques, tels que le sommet de l’Alam Kuh qui s’élève à 4 850 mètres, possèdent des murs de pierre imposants, comparables à ceux des hautes Alpes centrales.
Les pics les plus élevés de l’Elbourz sont des volcans éteints, tels que le Sabala près d’Ardabil qui culmine à 4 811 mètres. Cependant, le point culminant du pays est le Damâvand qui se situe au nord de Téhéran et atteint l’altitude de 5 610 mètres. L’Elbourz, qui est une barrière imposante, marque une séparation climatique et humaine nette. Elle sépare le plateau aride (par exemple, Téhéran ne connaît que 27 jours de pluie par an) des plaines humides du Gilān et du Māzandarān qui bordent la mer Caspienne et ont un climat subtropical humide.
Vers l’ouest, la chaîne des monts Zagros, orientée du nord-ouest au sud-est, est un immense complexe montagneux de près de 1 500 kilomètres qui sépare le plateau iranien de la plaine mésopotamienne située à l’ouest. Les monts Zagros, constitués de hauts plateaux et de chaînes majoritairement calcaires, s’élèvent jusqu’à 4 547 mètres au Zarde Kuh, au sud d’Ispahan. En raison de cette longueur, les monts Zagros sont formés de plusieurs ensembles distincts.
Les régions du Kurdistan et du Sud de l’Azerbaïdjan présentent un relief confus propice à la persistance des irrédentismes en raison des hivers rigoureux des hautes terres. La partie centrale de la chaîne qui s’étend entre Ispahan et Chiraz, est la région la plus élevée avec des sommets dépassant souvent les 4 000 mètres. Cette zone fut pendant longtemps fréquentée par les nomades Bakhtiaris, Lors et Qashqaï qui y ont trouvé leurs pâturages d’été. L’altitude diminue dans la partie méridionale de la chaîne qui s’oriente ensuite de l’ouest vers l’est en direction des montagnes de Kerman puis du Makran dans la région du Baloutchistan.
Bien que les murailles méridionales du plateau soient généralement moins élevées, elles comprennent des sommets impressionnants tels que le Kuh-é Lalezar, qui culmine à 4 465 mètres d’altitude, ou le Kuh-é Taftan, un volcan de 3 941 mètres d’altitude situé au sud de Zahedan, près de la frontière afghane. Vers l’est, jusqu’à la province afghane de Herat qui fut longtemps une extension du monde iranien dans cette direction, le relief reste accidenté avec de multiples failles. Cela explique la forte sismicité de la région à l’origine de catastrophes comme le tremblement de terre survenu à Bam en 2003.
Géographie aquatique et fluviale de l’Iran
Des plaines et des lacs
Au-delà des barrières montagneuses qui encadrent le plateau central, on trouve les plaines. La plaine du Khouzistān, qui s’étend au sud-ouest, est géographiquement proche de la Mésopotamie arabe. Elle est riche en ressources en eau et en pétrole depuis un siècle. La plaine côtière, le long de la mer Caspienne, se situe à vingt-huit mètres en dessous du niveau de la mer. Elle correspond aux régions du Gilān et du Māzandarān et bénéficie d’un climat particulier qui en fait une région très favorable à l’agriculture. En revanche, le Makran, anciennement connu sous le nom de Gédrosie, qui s’étend à l’extrémité sud-est du pays le long de l’océan Indien, est très aride.
Certaines cuvettes intérieures laissent place à des étendues d’eau, notamment des lacs. Ainsi le Jaz Muriān dans le Makran au sud-est, les lacs de la région de Chiraz au sud-ouest, et le vaste lac d’Urmiah entre Tabriz et la frontière turque au nord-ouest. Ces lacs sont souvent marécageux. Les régions où ils se trouvent sont peu accueillantes et peu peuplées, voire totalement vides. Les anciens axes de communication les évitent. Le plateau est entouré de chaînes montagneuses élevées.
Les fleuves en Iran
Les régions situées de part et d’autre des grandes chaînes de montagnes connaissent une répartition des eaux qui en descendent et accueillent les principales agglomérations telles que Téhéran, Yazd, Chiraz, Mashhad et Ispahan, qui sont arrosées par la rivière Zâyand-é Rud. Ces régions ont toujours été le long des routes reliant les différentes villes entre elles, évitant ainsi les terres arides et inhospitalières des hauts plateaux.
La plupart des cours d’eau sont endoréiques et ne se jettent pas dans la mer. Seul le Sefid Rud qui se jette dans la mer Caspienne dans le Gilān est issu du plateau iranien. Dans le sud-ouest, le Karun traverse le Khouzistān, descend des Zagros et rejoint le Tigre au niveau du delta formé avec l’Euphrate. Environ 60% des eaux de surface se concentrent dans cette région limitrophe de l’Irak. Cela explique l’importance des enjeux de la guerre entre Iran et Irak de 1980 à 1988.
L’eau en Iran
Plus de la moitié du pays, notamment le centre, l’est et le sud-est, reçoit moins de 300 millimètres de précipitations par an. Cependant, contrairement à la péninsule arabe voisine, l’eau n’est pas rare en Iran. Certaines régions en sont même très bien pourvues. C’est notamment le cas des provinces riveraines de la mer Caspienne, qui bénéficient d’un climat subtropical humide propice à la culture du riz ou du thé, avec jusqu’à 1 200 millimètres de précipitations annuelles.
De plus, l’altitude élevée des régions montagneuses de l’ouest et du nord entraîne la formation d’un important manteau neigeux, dont la fonte alimente les rivières qui descendent vers les régions voisines, même pendant l’été. La répartition des précipitations met en évidence deux régions très différentes. L’Iran septentrional et occidental, plus élevé et plus humide, abrite les deux tiers de la population sur un peu plus d’un quart du territoire.
En revanche, à l’est d’une ligne allant des rives du Gorgān, qui se jette dans la mer Caspienne au sud de la frontière du Turkménistan, jusqu’à Chiraz en passant par Ispahan, les précipitations sont toujours inférieures à 200 millimètres, ce qui définit la limite d’une région appartenant à la zone aride.
La structure géologique de l’Iran a toutefois permis l’existence d’importantes nappes d’eau souterraines exploitables grâce à des galeries, les qanât. Ceux-ci constituent des réseaux de plusieurs dizaines de kilomètres permettant l’irrigation de régions entières. Sans eux, ces territoires seraient condamnées à retourner au désert. Ces techniques ont une très longue histoire, probablement depuis l’ancien royaume d’Ourartou étendu au début du premier millénaire jusqu’à hauteur du lac de Van et de l’actuelle Arménie.
Climat et flore, une particularité de la géographie de l’Iran
Les régions peuvent connaître des températures élevées en été, allant jusqu’à 50°C dans le sud. Cependant, l’altitude et la sécheresse de l’air rendent le climat des grandes villes supportable. La température moyenne avoisine 29°C en juillet à Téhéran. En raison du caractère continental du pays, les amplitudes thermiques annuelles sont importantes et les hivers peuvent être froids à Téhéran ou Tabriz (3°C et -2°C respectivement en janvier).
Cependant, la température en janvier à Bandar Abbas, situé sur la côte du golfe Persique, au niveau du détroit d’Ormuz, est d’environ 18°C.
La géographie de l’Iran lui permet d’avoir une végétation naturelle qui varie d’une région à l’autre. Malheureusement, les magnifiques forêts de feuillus de l’Elbourz et de l’ancienne Hyrcanie ont subi une dégradation très importante en raison de la surexploitation des deux derniers siècles. Les anciennes chênaies du Zagros sont également un souvenir du passé. Les forêts ne couvrent actuellement plus que 11 % du territoire.
En revanche, la steppe et le désert dominent les plateaux du centre et de l’est, ainsi que le Baloutchistan au sud-est. Les cultures agricoles et les activités pastorales traditionnelles sont adaptées aux différentes conditions régionales. La géographie de l’Iran permet de trouver des pâturages dans les hautes terres de l’Ouest, des palmiers-dattiers du Sud, du Khouzistān au Baloutchistan, du riz et du thé dans le Gilān, et des orangers dans le Māzandarān.
La Seconde Guerre mondiale en Iran est très fortement méconnue en Occident, voire oubliée pour la plupart de ses aspects. Saviez-vous que des réfugiés polonais furent accueillis en Iran ? Que le consul d’Iran à Paris sauva plusieurs milliers de Juifs condamnés à la déportation ? Que ce même consul put compter sur l’aide d’un médecin ouzbèk et d’un avocat mulhousien ? Que des Iraniens s’engagèrent dans l’armée française en 1940 ?
Cet article commencera par présenter un résumé de la Première Guerre mondiale et étudiera brièvement l’évolution politique et historique de l’Iran au cours des années 1920 et 1930 pour mieux comprendre le contexte de la Seconde Guerre mondiale en Iran. Une première partie présentera l’invasion de l’Iran en 1941, une seconde ses aspects les plus méconnus et enfin une troisième présentera la période comprise entre 1942 et 1945.
Introduction :
Histoire et évolution de l’Iran de la Première à la Seconde Guerre mondiale
I – La Première Guerre mondiale en Iran
Afin de bien comprendre la politique iranienne pendant la Seconde Guerre mondiale, il est nécessaire de bien comprendre les raisons qui poussèrent Rezâ Shâh à choisir certains rapprochements diplomatiques ou motiver certaines décisions pour réformer le pays. L’Iran du début du 20ème siècle est dominé par la Russie tsariste et la Grande-Bretagne qui exercent une sorte de protectorat partagé allant pour les Britanniques du sud du Pakistan jusqu’à la moitié sud et est de l’Iran à travers ce qu’ils nommèrent l’ « Empire des Indes ».
Stratégiquement situé entre trois belligérants, les Ottomans, les Britanniques et les Russes, et doté d’importantes réserves de pétroles, l’Iran, officiellement neutre pendant la Première Guerre mondiale, a tout de même subi les velléités du conflit. Tentant de rallier à leur combat de nombreux chefs locaux dont la chute des Qâdjârs favorisait les désirs d’indépendance, cette campagne militaire dénommée « Campagne de Perse » verra s’affronter de décembre 1914 à octobre 1918 les troupes russes et britanniques principalement venues de l’Empire des Indes (le Raj britannique) et les troupes des Empires centraux, notamment les Empires ottoman et allemand.
Le principal affrontement consiste en l’avancement à travers l’ouest iranien des troupes russes pour rejoindre la garnison britannique de Kut, en Irak, alors assiégée en cette fin d’année 1915 par les Ottomans. Les troupes russes n’arriveront jamais à temps, positionnées à 90 kilomètres de la frontière irakienne lorsque la garnison de Kut capitule le 29 avril 1916. L’un des objectifs russes prévoyait d’atteindre le golfe Persique afin d’y établir une infrastructure portuaire, ce qui n’arrivera pas. Quelques accrochages se produisent toujours régulièrement dans le secteur d’Hamadân, située à l’ouest de l’Iran.
Parallèlement, Wilhelm Waßmuß, un fonctionnaire du consulat allemand en Perse surnommé « le Lawrence allemand », parvint à convaincre ses supérieurs de Constantinople – l’actuelle Istanbul, en Turquie – de sa capacité à fédérer les tribus iraniennes pour se révolter contre les Britanniques. Admirablement intégré à la culture iranienne, portant jusqu’aux vêtements des populations locales, il établit ses premiers contacts en 1915 et distribue des brochures incitant à la révolte jusqu’à sa capture par un chef local qui le remet aux Britanniques ; il parviendra finalement à s’échapper et à regagner son camp.
Prise par la Révolution bolchevique en 1917, la Russie n’est alors plus en mesure de défendre la région du Caucase devant l’avancée des armées ottomane et allemande. En janvier 1918, le général britannique Lionel Dunsterville est alors envoyé en Azerbaïdjân afin d’empêcher la prise des installations pétrolifères de Bakou. A la tête d’un groupement surnommé la « Dunsterforce », composée de véhicules blindés, de quatre avions et de 1000 soldats venant de Grande-Bretagne, d’Australie, du Canada et de Nouvelle-Zélande ainsi que de 300 cosaques « blancs », restés fidèle au Tsar, Dunsterville traverse l’Iran en contournant Tabriz. Les Britanniques gagnent l’Azerbaïdjân où débute la bataille de Bakou en juin 1918. Les combats éclatent dans la ville même le 26 août lorsque l’armée islamique du Caucase lance une offensive contre les forces britanniques stationnées dans la ville. Devant une situation s’aggravant, les Britanniques évacuent finalement la ville le 14 septembre pour se replier à Bandar-é Anzali, en Iran.
Les Iraniens sont aussi confrontés directement aux forces ottomanes : ainsi le commandant des forces ottomanes en Mésopotamie, Halil Pacha (1882-1957), gouverneur de la province de Baghdad et commandant de la 6ème armée turque à partir de 1915, va superviser le génocide des Arméniens et des Assyriens dans l’est de la Turquie mais aussi en Iran où des Iraniens seront également massacrés. Le chef kurde Simko Shikak (1887 – assassiné en 1930) va quant à lui mener le combat contre les Iraniens et prendre part aux massacres des Assyriens en Azerbaïdjân occidental dans les villes de Khoy et Salmas où il assassine le patriarche assyrien Simon XIX Benjamin en mars 1918.
Une délégation iranienne fut envoyée à la conférence de la paix de Paris en 1919 afin de réclamer le remboursement des dommages de guerre, ainsi que le rétablissement des frontières iraniennes avant l’invasion russe du 18ème siècle et l’annulation des avantages accordés aux étrangers. Malheureusement, le gouvernement britannique l’empêchera de se rendre à la conférence et aucune demande ne fut par conséquent portée à la connaissance des diplomates en charge du Traité de Versailles.
II – Contexte et évolutions historiques des années 1920 et 1930
1) La fin de la dynastie qâdjâre et l’avènement de la dynastie pahlavie (1925)
Depuis 1909, Ahmad Shâh Qâdjâr occupe le Trône du paon. Jugé peu puissant et incapable d’affronter les troubles internes en Iran et les intrusions étrangères, il ne parvient guère à faire cesser l’occupation de vastes étendues du territoire iranien par les troupes soviétique et britannique depuis le début de la Première Guerre mondiale.
La Révolution soviétique de 1917 n’avait rien changé à la situation iranienne. Un mouvement révolutionnaire voit le jour en 1920 dans la province du Gilân, située au nord du pays : dirigé par Mirzâ Koutchek Khân, les Jangalis sont assistés par l’Armée rouge et fondent au mois de mai 1920 la République socialiste soviétique de Perse, qui sera par la suite écrasée par Rezâ Shâh.
Craignant la contamination révolutionnaire bolchevique en Iran qui aurait représenté un danger pour le Raj britannique, les Anglais décident une action dont les conséquences s’avèreront bien plus importantes qu’ils ne l’eurent prévu. Ayant maintenu une mainmise depuis le 19ème siècle sur l’Iran, dont est imputable la mauvaise situation économique et le partage avec les Russes de nombreuses régions du territoire, les Britanniques tentent d’établir au moyen du traité anglo-persan de 1919 une zone tampon le long des zones frontalières irano-soviétiques et d’imposer un protectorat. Intrinsèquement refusé par les Iraniens, dont le souvenir d’une Perse bradée aux étrangers depuis plusieurs décennies les blessait, le Parlement refuse de ratifier le traité qu’Ahmad Shâh avait pourtant signé à contrecœur. Mécontents de cette situation, les Britanniques décident alors d’imposer par la force un nouveau chef de gouvernement qui saura satisfaire leurs exigences. Leur choix se porte sur le journaliste Seyyed Zia’eddin Tabâtabâi qui deviendra Premier ministre de février à juin 1921 et sur le général de brigade Rezâ Khân qu’ils eurent nommé commandant de la Brigade cosaque en 1918 en raison de sa popularité et de sa capacité à contrôler le pays devenu très instable, cela en dépit de leur préférence pour un officier anglophile. Hostile aux Britanniques et ne cautionnant aucunement le traité anglo-iranien de 1919, de même qu’il voit dans ce complot ourdi par la Grande-Bretagne la prolongation de leur contrôle et de la déchéance de l’Iran, Rezâ Khân voit en cette occasion l’opportunité de jouer un rôle d’envergure dans le pouvoir iranien.
Ainsi, dans la nuit du 20 au 21 février 1921, profitant d’une situation politique des plus confuses et désordonnées, Rezâ Khân parvient-il avec seulement 2000 hommes à prendre le contrôle de Téhéran sans qu’aucun combat n’éclate. Dépouillé de ses pouvoirs, Ahmad Shâh le nomme alors sardâr-é sepâh(c’est-à-dire « chef de l’armée ») le 1er mars et Ministre de la Guerre le 22 avril. Une célèbre affiche placardée sur les édifices publics le 21 février proclamant un message signé au nom de Rezâ Khân à la population sous le titre de « Moi, j’ordonne… » dévoile déjà son nouveau rôle d’homme fort à la tête du pays, réformateur de l’armée rétablissant l’ordre public et la sécurité nationale, animé d’un ardent nationalisme iranien. Il est nommé Premier ministre le 28 octobre 1923, fonction qu’il cumule avec celles de généralissime des armées et ministre de la Guerre jusqu’au 1er novembre 1925, lendemain du dépôt d’Ahmad Shâh par le Parlement. L’ancien shâh d’Iran avait déjà quitté le pays depuis deux ans pour des raisons de santé et vivait en France, où il mourut en 1930 à Neuilly-sur-Seine. Son décès marque la fin officielle de la dynastie qâdjâre en Iran : Rezâ Khân devient désormais le nouveau souverain, connu sous le nom de Rezâ Shâh Pahlavi.
2) Les réformes militaires de Rezâ Shâh et la modernisation de l’armée iranienne
La modernisation de l’armée iranienne entreprise par Rezâ Shâh Pahlavi dès sa prise de pouvoir va permettre à l’Iran de tisser des liens diplomatiques et commerciaux avec plusieurs puissances européennes. Bien que le projet de constituer une marine de guerre iranienne fut porté par Amir Kabir sous le règne de Nasseredin Shâh (1848–1896), son assassinat mit fin à ce projet, faute de poursuivant.
L’établissement d’une marine de guerre exigeait pour l’Iran un soutien étranger qu’il trouvera discrètement en Italie dans le courant des années 1920. Mussolini y voit la possibilité de contrer les Britanniques en développant une menace maritime dans la région du Golfe persique. Douze bâtiments dont deux croiseurs sont commandés et des ingénieurs iraniens sont envoyés en formation en Italie.
Des usines d’aviation militaire et d’armement sont créées dans la région de Téhéran sous l’emblème shâhbâz, signifiant « faucon royal ». L’Armée de l’Air persane est établie par Rezâ Shâh dès 1921 comme branche des Forces armées impériales : elle ne devient opérationnelle qu’en février 1925 avec l’achèvement des formations des pilotes. Les Etats-Unis ayant refusé de livrer du matériel militaire à l’Iran dans les années 1920 en invoquant un traité de 1918, Rezâ Shâh se tourne alors vers des fournisseurs européens, notamment la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui fourniront les avions nécessaires à l’Armée de l’Air. Prévoyant aussi la modernisation de son infanterie, Rezâ Shâh envoie les jeunes officiers en formation dans les académies militaires européennes ; ils reviendront en Iran dès 1930 pour intégrer l’Armée de terre impériale perse et former la nouvelle Académie militaire où trente officiers français viendront former les officiers iraniens, recevant un grade dans l’armée iranienne pour leurs services rendus.
3) La politique de modernisation de l’Iran menée par Rezâ Shâh
Inspiré par son voisin turc Mustapha Kemal Atatürk, Rezâ Shâh entreprend également la modernisation de l’Iran en appliquant une politique d’occidentalisation avec l’aide de pays européens comme la France, l’Allemagne et la Suède, prenant soin d’écarter l’URSS et l’Angleterre anciennement colonisateurs. Les Britanniques seront d’ailleurs fortement irrités par l’important partenariat commercial avec l’Allemagne – commencé dès la République de Weimar – qui devient en 1939 le premier partenaire commercial de l’Iran, exportant en échange près de 10 millions de tonnes de pétrole en 1938. En 1940, la moitié des importations iraniennes proviennent d’Allemagne, tandis que 42% des exportations iraniennes y sont destinées.
Cependant, les différents modèles fascistes se développant en Europe fascinent Rezâ Shâh qui y décèle une source d’inspiration pour son projet de moderniser l’Iran. Des organisations de jeunesses sont créées et se développent et des personnalités comme le général Mohammad Fazlollâh Zâhedi manifestent leur sympathie nazie en favorisant des rapprochements économiques et diplomatiques. La position de l’Iran demeure pourtant claire, le pays reste neutre.
4) Les relations entre l’Iran et l’Allemagne dans les années 1930
Sous le règne de Rezâ Shâh, l’Iran tisse de nombreux partenariats et échanges commerciaux avec des pays européens, en particulier la France, l’Allemagne et l’Italie. N’ayant guère de sympathie pour Mussolini, le souverain iranien ne cache cependant pas son admiration pour Hitler, dont les réussites économiques qui permirent à l’Allemagne de se redresser et de s’ordonner l’inspirent, semblablement à bon nombre de personnes dans les années 1930 au cours desquelles l’étendue des crimes nazis n’était pas encore réellement connue. Partenaire économique privilégié, l’Allemagne envoie en 1936 de nombreux industriels et universitaires en Iran. Détenant en exclusivité certaines exportations iraniennes, l’Allemagne équipe également l’armée iranienne et s’occupe de l’ingénierie des infrastructures ferroviaires.
En 1935, les ambassadeurs iraniens demandent aux chancelleries étrangères de modifier l’intitulé de leur pays « Perse » par « Iran ». En effet, l’appellation « Perse » vient du mot parse, dérivation grecque du mot fârs, région située au sud de l’Iran d’où naquit le grand empire des Perses mondialement connu dans l’Antiquité. L’usage du mot Iran n’est donc pas un modernisme mais un retour au véritable nom du pays, que l’influence des historiens grecs avait fait oublier aux Occidentaux. Iran signifiant « pays des Aryens », une idée-reçue affirme que l’influence de l’Allemagne nazie poussa Rezâ Shâh à revenir au nom originel de la Perse ; en réalité, la Perse s’est toujours appelée l’Iran et les Iraniens se sont toujours eux-mêmes appelés Iraniens.
Les étudiants iraniens partant suivre leurs études en Allemagne sont appelés par la propagande nazie les « fils et filles de Zoroastre », en référence à leur identité aryenne qui motive un décret spécial stipulant leur « pur aryanisme » et les dispensant de l’application des lois raciales promulguées à Nuremberg en 1935.
A travers son analyse des races et de leur classification traitée dans son ouvrage Mein Kampf, Adolf Hitler décrit les races non-européennes comme inférieures aux races européennes ; comprenant la contre-productivité que ce discours peut entrainer dans leur travail de sape des empires coloniaux français et britannique, les autorités nazies minimisent ces références dans leurs prises de paroles publiques, particulièrement dans le monde musulman où les forces politiques et économiques pouvaient jouer en leur faveur. Par exemple, le département persan de la radiodiffusion allemande chargée de la propagande, Radio Zeesen, diffuse de nombreux programmes s’inspirant de thèmes religieux auxquels il mêle des éléments idéologiques nazis, notamment l’idée de la mission eschatologique d’Adolf Hitler, le comparant au prophète Mohammad dans son combat contre les Juifs ou le décrivant comme l’envoyé de Dieu venu détruire les forces juives et communistes considérées comme les forces du Mal. Ces programmes ne trouveront cependant aucune appréciation chez les Iraniens et susciteront la désapprobation de Rezâ Shâh et l’opposition de Mohammad Rezâ Pahlavi après son sacre en septembre 1941, refusant tous les deux la qualification messianique conférée à Hitler et décelant dans ces programmes l’empêchement de leur construction d’un régime laïc.
Les Iraniens de confession juive jouissaient en Iran de l’ensemble des droits civiques au même titre que n’importe quel autre Iranien, de même que leur liberté culturelle et religieuse était assurée et reconnue. Le gouvernement iranien informa les autorités allemandes durant toute la durée du conflit qu’il ne considérait aucune distinction entre les Iraniens juifs et les autres Iraniens : cet état d’esprit des Iraniens se révèle par l’accueil en Iran des réfugiés juifs de Pologne à partir de 1942 ou bien encore par le secours du consul d’Iran à Paris Abdol-Hossein Sardari (cf. deuxième partie de cet article, parties II et III).
Première partie :
La Seconde Guerre mondiale en Iran et son invasion en août 1941
I – L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’invasion de l’Iran (septembre 1939 – août 1941)
1) Le contexte géopolitique entre 1939 et 1941
Lorsqu’éclate en Europe le 1er septembre 1939 le conflit qui allait devenir la Seconde Guerre mondiale, l’Iran entretient des relations diplomatiques et commerciales avec la plupart des belligérants mais n’en demeure pas moins officiellement neutre. En effet, Rezâ Shâh voyait d’un mauvais œil et avec une certaine inquiétude les ambitions britanniques et soviétiques concernant l’Iran, de même qu’il se méfiait de l’expansionnisme allemand et de son idéologie. De plus, les Anglais sont fortement contrariés par l’attitude de Rezâ Shâh vis-à-vis des Allemands, cette situation étant renforcées par de vieux contentieux qui perdurent. Devant l’évidence qu’aucun de ces acteurs ne servirait véritablement les intérêts iraniens, il proclame le 4 septembre 1939 la neutralité de l’Iran et réaffirme cette neutralité le 26 juin 1941 à la suite de l’invasion de l’URSS par les armées allemandes. Berlin répond à la dépêche spéciale de Téhéran par le respect du choix iranien ; les Britanniques y voient quant à eux une connivence sans fard, renforçant ainsi leur méfiance à l’encontre de l’Iran et les motivant à renforcer leur influence dans un pays qu’ils considèrent encore comme leur chasse gardée.
Devant le risque d’une utilisation des infrastructures pétrolières iraniennes au profit de l’Allemagne, le Royaume-Uni avait conclut avec l’Iran en mai 1939 un accord concernant le règlement des livraisons de pétrole basé sur un mécanisme de crédit. Sur la scène politique intérieure, Ahmad Matin-Daftari[1] remplace Mahmoud Jâm[2] au poste de Premier ministre le 26 octobre 1939 ; réputé germanophile, il s’entoure dans son cabinet de nombreux conseillers antibritanniques et germanophiles. Alors qu’il est chargé de développer un partenariat économique avec l’Allemagne, Rezâ Shâh, craignant des représailles de la part des Britanniques, le remplace le 26 juin 1940 par Ali Mansour[3] dont les tendances et les conseillers sont l’exact inverse de son prédécesseur et le fait mettre aux arrêts.
L’éclatement du conflit et la situation de juin 1940 résultant de la défaite de la France réduisent les exportations anglaises vers l’Iran et entrainent un dangereux déséquilibre au détriment des Britanniques. Cependant, la mécanisation du conflit et l’utilisation massive d’armes mécaniques comme les blindées, ainsi que la nécessité d’utiliser l’aviation et la marine, essentialisent les ressources pétrolières en un atout stratégique s’avérant vital pour tous les belligérants. L’Iran est un important producteur de pétrole : en témoigne l’exemple de la raffinerie d’Abâdân, propriété de l’Anglo-Iranian Oil Company, qui produit à elle seule en 1940 plus de 8 millions de tonnes de produits pétroliers. De plus, les bases aériennes britanniques de la RAF (Royal Air Force) présentes au Moyen-Orient sont approvisionnées depuis Bakou, en Azerbaïdjan, et Abâdân, en Iran.
La Seconde Guerre mondiale au Moyen-Orient sera en grande partie basée sur l’enjeu pétrolier et la sape de l’appui que trouvent la Grande-Bretagne et la France dans leurs protectorats de Syrie et d’Irak. L’oléoduc traversant la Syrie devient un enjeu vital pour les Britanniques puisqu’il alimente leur flotte pour l’ensemble de la Méditerranée et se retrouve menacé par le gouvernement de Vichy nouvellement allié de l’Allemagne. Justifiant de la sorte l’invasion des territoires sur lesquels Français et Anglais détenaient des mandats, ces derniers envahissent l’Irak mais se retrouvent empêchés de poursuivre leur avancée en Iran en raison de la convention signée en 1921 et interdisant aux anciens occupants russes et anglais d’intervenir à l’intérieur des frontières iraniennes . Le contentieux entre l’Iran et le Royaume-Uni s’envenime lorsque Rezâ Shâh accepte d’accorder l’asile aux Irakiens vaincus, dont le Premier ministre déchu Rachid Ali al-Gilani, qui rejoindra rapidement Berlin.
2) Les enjeux stratégiques de l’Iran pour les Soviétiques et les Britanniques
En vertu de la loi prêt-bail signée avec l’URSS adoptée par le Congrès américain en mars 1941, les Etats-Unis livrent du matériel militaire aux Soviétiques ; cette participation leur permet d’intervenir de manière directe dans le conflit sans recourir à la participation militaire, du moins jusqu’en 1942. Les convois s’acheminent dès lors à destination des villes russes de Mourmansk, Arkhangelsk et Severodvinsk à travers l’océan Arctique où les sous-marins de la Kriegsmarine et les chasseurs de la Luftwaffe exercent une pression considérable en coulant un nombre important de bâtiments alliés. Devant cette situation qui devient pour les Alliés un problème de plus en plus important en raison de son coût humain et matériel, l’Iran et son réseau de chemins de fer suscitent l’intérêt des Soviétiques qui décèlent son importance en raison de son éloignement des champs de bataille européens. L’Iran, en maintenant sa neutralité, empêche le moindre convoi de circuler sur son territoire, qu’il soit destiné à l’URSS ou bien qu’il relie les Indes britanniques à l’Egypte. De plus, l’offensive allemande au cours de l’opération Barbarossa en juin 1941 démontre la possibilité allemande de rejoindre rapidement le Caucase et de poursuivre son avancée en Azerbaïdjân, coupant ainsi efficacement l’approvisionnement du pétrole pour les Alliés en s’emparant des champs pétroliers de Bakou sous contrôle britannique.
L’opération Barbarossa est déclenchée le 22 juin 1941 : la Wehrmacht envahit l’URSS. Les villes de Minsk et Smolensk tombent rapidement, la seconde dès le 16 juillet, et Kiev est rapidement menacée en Ukraine, de même que les villes de Léningrad et Odessa. Les forces anglaises sont quant à elles confrontées à l’Afrika Korpsdu Général Rommel qui atteint la frontière égyptienne dans le courant du mois de juin 1941. Devant le risque de voir les forces allemandes se rejoindre au Moyen-Orient, les Britanniques prennent son contrôle en renversant les gouvernements qu’ils jugent non serviteurs de leurs intérêts : c’est le cas en Irak où le Premier ministre Rachid Ali al-Gillani est déchue en avril 1941 au terme d’une campagne militaire qui aura duré un mois et demi et s’achèvera par la signature d’un armistice le 31 mai. Durant le mois de juin, les Anglais aident les Forces Françaises Libres du Général de Gaulle à reconquérir le Liban et la Syrie, alors protectorats français sous les ordres de l’État français que gouverne le Maréchal Pétain à Vichy.
Le jour même de l’invasion allemande de l’URSS, l’ambassadeur britannique en poste à Moscou, Sir Stafford Cripps, demande au ministre soviétique des Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, de pénétrer militairement sur le territoire iranien. Dès lors, les consultations entre les deux nouveaux alliés vont rapidement convaincre Staline de passer à l’action, notamment devant le risque d’une menace portée par des agents allemands sur le transit du matériel américain à travers l’Iran. De même qu’il refuse ces convois, le Shâh refuse également d’expulser les résidents allemands présents en grand nombre en Iran.
Devant l’empressement diplomatique et la menace militaire des Anglais et des Soviétiques, Rezâ Shâh réaffirme le 26 juin 1941 la neutralité de l’Iran devant les ambassadeurs soviétique Andrey Andreyevich Smirnov et britannique Sir Reader Bullard qui le solliciteront encore le 19 juillet et le 16 août. Ces pressions renforcent les tensions et provoquent des rassemblements pro-allemands à Téhéran. Se heurtant au refus catégorique du souverain iranien d’engager l’Iran dans le conflit, les Soviétiques et les Britanniques n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’option militaire : le 13 août 1941 est décidée l’invasion de l’Iran.
L’ambassade soviétique à Téhéran annonce 5000 Allemands présents sur le territoire iranien tandis que les autorités iraniennes dénombrent 2500 Britanniques, 390 Soviétiques contre 690 Allemands et 310 Italiens (les chiffres iraniens semblent le plus correspondre à la réalité). Devant la menace d’une attaque désormais imminente, le gouvernement décide le 19 août d’annuler les permissions et de mobiliser 30 000 réservistes. Les journaux et la radiophonie diffusent dès lors des discours patriotiques. Disposant d’une armée de 200 000 hommes répartis en une dizaine de divisions d’infanterie, près de 70 chars légers et moyens fournis par l’armée tchèque ainsi que d’une force aérienne composée de 80 avions, l’Iran n’est pas en mesure de faire face aux armées soviétiques et anglaises.
L’expulsion immédiate de l’ensemble des ressortissants allemands présents en Iran est enfin annoncée le 25 août par les autorités iraniennes mais il est trop tard : le Premier ministre Ali Mansour reçoit une note soviétique et une note anglaise l’informant des « mesures de protection » prises en « conformité avec le sixième paragraphe du traité de Moscou de 1921 » par leurs nouveaux envahisseurs face aux agissements des agents allemands présents en Iran.
II – L’invasion de l’Iran en août 1941 : l’opération Countenance
Le 25 août 1941 est déclenchée l’opérationCountenance, dont l’objectif est d’envahir l’Iran et de contrôler son territoire afin d’empêcher l’Allemagne de s’emparer des ressources pétrolières présentes en Azerbaïdjân et en Iran et de convoyer le matériel militaire américain en URSS. S’achevant le 17 septembre, cet évènement constitue l’un des épisodes de la Seconde Guerre mondiale parmi les plus ignorés en Occident. Son importance est pourtant capitale pour les Soviétiques et les Anglais, qui scellent par la même occasion leur première action militaire commune.
1) Préparatifs de l’invasion
Les Britanniques informent les Soviétiques de leur complète préparation le 21 août 1941. Les Soviétiques étaient quant à eux particulièrement motivés par la nécessité de contrer l’arrivée éventuelle d’agents de renseignement et d’action allemands en Iran, comme en témoigne une directive prise le 8 juillet par le NKVD, le service de police politique soviétique. La planification des opérations est confiée au général Fiodor Tolboukhine, commandant du district militaire de Transcaucasie. Son dispositif est complété par le groupe britannique Iraq Force rebaptisé Paiforce pour Persian and Iraq Force et placé sous le commandement du lieutenant-général Sir Edward Quinan, également chargé de préparer le plan d’attaque.
La Paiforce est constituée des 8th et 10thIndian Infantry Division (8ème et 10ème Divisions d’Infanterie Indienne) du général William Slim, de la 2nd Indian Armoured Brigade (2ème Brigade Blindée Indienne) du général John Aizlewood, de la 1ème Brigade de Cavalerie du général James Kingstone et enfin de la 21st Indian Infantry Brigade (21ème Brigade d’Infanterie Indienne). De plus, les No. 94 Squadron RAF, No. 244 Squadron RAF et No. 261 Squadron RAF (94ème, 244ème et 261ème escadrons de la Royal Air Force) viennent compléter ce dispositif, composés respectivement de chasseurs Hurricane, de bombardiers Blenheim IV et d’avions biplans.
Quant aux troupes soviétiques, le général Dimitri Kozlov commande sur le front de Transcaucasie les 44ème, 47ème et 53ème Armées soviétiques, représentant un total de 150 000 hommes, accompagnés dans les airs par les 36ème et 265ème régiments de chasse, ainsi que le 336ème régiment de bombardier. Les forces aériennes représentent plus de 500 appareils dont 225 avions de chasse, 207 bombardiers et 90 avions de reconnaissance.
2) Offensive anglaise
L’offensive débute le 25 août 1941 à cinq heures avec le bombardement dans le port d’Abâdân du navire iranien Palang (signifiant « panthère » en persan) par le bâtiment britannique HMS Shoreham. Les autres navires iraniens, pour la plupart des patrouilleurs des garde-côtes de faible tonnage, sont soit coulés soit capturés par des navires britanniques et australiens. Pendant ce temps, une partie des forces britanniques débarque à Bandar-é Shahpour depuis le croiseur HMAS Kanimbladans le but d’investir et contrôler les installations pétrolières locales. La résistance iranienne ne dispose pas du temps nécessaire pour s’organiser, de plus que deux bataillons de la 8th Indian Infantry Division et 21th Indian Infantry Brigade partis de Bassorah traversent le fleuve Chatt-el-Arab qui délimite en partie la frontière avec l’Iran pour investir Abâdân. Ils ne rencontrent aucune résistance et occupent rapidement les infrastructures pétrolières, ainsi qu’ils contrôlent les nœuds de communication de la ville, protégés par les appareils de la RAF qui attaquent depuis l’aube les bases aériennes iraniennes et les infrastructures de communication.
Les terminaux pétroliers et les infrastructures pétrolières étant rapidement sécurisés, la 8th Indian Infantry Division(formées de 18th et 25th Indian Infantry Brigade placées sous le commandement de la 10th Indian Infantry Division) peut poursuivre son avancée dans le Khouzistân en direction de Qasr Shiekh qui sera prise le jour même et vers Ahvâz qu’elle atteindra le 28 lorsque Rezâ Shâh ordonnera la cessation des hostilités. Le soir du 25 août, l’armée iranienne est contrainte par le harcèlement aérien de la RAF de se battre en retraite en direction du nord-ouest ; l’aérodrome d’Ahvâz qui abrite une part importante de la flotte aérienne iranienne est détruit, empêchant de la sorte une réplique aérienne iranienne. Dès lors, les Britanniques contrôlent les villes d’Abâdân et Khorramshahr où la 6ème division iranienne opposa une forte résistance.
Le plan d’attaque britannique prévoit également un second axe plus au nord, où huit bataillons, dont la 2nd Indian Armoured Brigade, commandés par le major-général William Slim font route depuis Khânaqîn (situé en Irak à seulement 12 kilomètres de la frontière iranienne) en direction des gisements de pétrole de Naft-é Shahr. Traversant le col Paytak, à proximité du village de Sarpol-é Zahab dans les monts Zagros, ils se heurtent le 27 août aux forces iraniennes qui y sont retranchées. Les Iraniens se rendent finalement dans la nuit du 29, demandant une trêve afin de négocier une reddition après leur bombardement et celui de Kermânshâh, où ils se replient.
3) Offensive soviétique
L’offensive soviétique a été minutieusement préparée par les généraux de l’Armée rouge : commandée par le général Vladimir Novikov, la 47ème Armée est positionnée le long de la frontière irano-soviétique. Composée de 37 000 hommes répartis dans les 63ème et 76ème divisions de montagne, le 236ème régiment d’infanterie, la 23ème division de cavalerie, les 6ème et 54ème régiments blindés et deux bataillons motocyclistes, elle est l’armée la mieux entraînée en raison de sa préparation sur un terrain présentant les mêmes caractéristiques géographiques et climatiques que le nord de l’Iran. La 44ème Armée est quant à elle basée près d’Astara, le long de la mer Caspienne et regroupe 30 000 hommes.
La 53ème Armée soviétique, sous le commandement du général Sergei Trofimenko, est constituée de forces issues du district militaire soviétique d’Asie centrale. Stationnée à Achgabat, au Turkménistan, elle est chargée de rejoindre Téhéran par le nord-est de l’Iran.
Le 24 août 1941, les 44ème et 47ème Armées prennent position le long de la frontière iranienne. Le 25, les gardes-frontières soviétiques coupent dès l’aube les lignes de communication iraniennes, tandis que les forces aériennes soviétiques pénètrent dans le ciel iranien pour larguer des tracts en plus de mener des opérations de reconnaissance et de bombardement. La ville iranienne de Makou, proche de la frontière turque, est bombardée dans le but de neutraliser ses défenses. Les chasseurs soviétiques sillonnent le ciel iranien afin d’éliminer toute menace iranienne supposée atteindre la ville de Bakou, en Azerbaïdjân. Le président du parlement iranien déclare dans un premier temps le bombardement des villes de Tabriz, Ardabil, Rasht et Mashhad, avant que ces informations ne soient démenties. Dans le même temps, l’offensive terrestre se scinde en deux groupes, le premier partant de Tbilissi (située en Géorgie) pour rejoindre Tabriz et le second partant de Bakou pour rejoindre les troupes débarquées à Bandar-é Pahlavi (dénommé aujourd’hui Bandar-é Anzali), plus importante ville portuaire située au nord-ouest de la capitale. Les mauvaises conditions météorologiques perturbent le débarquement du 563ème bataillon d’artillerie qui doit retarder son arrivée ; seul le 105ème régiment d’infanterie de montagne parvient à gagner la côte iranienne. L’opération soviétique connaît des difficultés lorsque qu’un bâtiment soviétique est victime d’un tir ami résultant d’une confusion avec une vedette iranienne.
Le franchissement de la rivière Astarachay située au sud de la ville azérie d’Astara est retardé en raison de la pluie qui s’abat sur cette ville frontalière. Constituant l’opération la plus délicate, l’avancée des troupes terrestres est soutenue par la flotte soviétique. Devant l’avancée de la 44ème Armée, la 15ème division d’infanterie iranienne est obligée de battre en retraite ; les soviétiques parviennent de la sorte à s’emparer de Ahmadâbâd et Ardabil, dans laquelle ils font prisonniers les autorités civiles et militaires qui n’ont pas eu le temps d’évacuer la ville.
Du côté arménien, la 47ème Armée suit la route de Djoulfa (en Azerbaïdjân) jusqu’à Khoy et Tabriz et progresse sur une distance de 70 kilomètres dans le territoire iranien. La 76ème division de montagne entre dans Tabriz le 26 août sans rencontrer de résistance. Le jour même, les soldats de la 47ème Armée longent le chemin de fer trans-iranien en direction du sud avec l’objectif de rejoindre Qazvin.
Le 27 août, alors que les Soviétiques contrôlent une ligne Khoy-Tabriz-Ardabil, la 53ème Armée stationnée au Turkménistan pénètre à son tour le territoire iranien, le 58ème corps d’infanterie à l’ouest, quatre corps de cavalerie à l’est et la 8ème division de montagne au milieu. Face à eux, les 9ème et 10ème divisions d’infanterie iraniennes défendent le nord-est de Téhéran : la 9ème bat en retraite pour rejoindre les lignes défensives fixées dans les montagnes de Mashhad, à l’est, et Gorgân, à l’ouest, tandis que la 10ème ne peut demeurer opérationnelle en raison d’importantes désertions. Mashhad tombera aux mains des Soviétiques le soir même.
4) Réaction iranienne et demande d’aide auprès des États-Unis
Les ambassadeurs anglais Bullard et soviétique Smirnov se présentent à Sa’ad Abâd le 25 août 1941 à 6 heures chez le premier ministre Ali Mansour afin de lui remettre la déclaration de guerre provoquée selon eux par l’intransigeance de Rezâ Shâh à demeurer neutre. Mansour refuse de céder et montre sa fermeté face aux deux ambassadeurs. Dans la foulée de leur départ, un Conseil des ministres est réuni afin de rendre compte de la situation.
Constatant la violation de la neutralité iranienne, Rezâ Shâh s’adresse au président américain Franklin D. Roosevelt en lui envoyant le jour même une lettre l’exhortant à prendre la défense d’un Etat neutre, invoquant la Charte de l’Atlantique déclarée le 14 août 1941 :
« […] sur la base des déclarations que votre Excellence a faites à plusieurs reprises concernant la nécessité de défendre les principes d’une justice internationale et le droit des peuples à la Liberté. Je demande à votre Excellence de prendre des mesures humanitaires efficaces et urgentes pour mettre un terme à cet acte d’agression. Cet incident a lieu dans un pays neutre et pacifique qui n’a d’autre objectif que la sauvegarde de sa tranquillité et de ses réformes. »
Roosevelt lui adresse la réponse suivante :
« Voyant que la question dans son intégralité ne repose pas seulement sur la question vitale à laquelle votre Majesté Impériale fait référence, mais aussi sur d’autres considérations de base soulevées par les ambitions de conquêtes mondiales de Hitler, il est certain que le mouvement de conquête de l’Allemagne se poursuivra et va s’étendre de l’Europe à l’Asie, à l’Afrique, et même aux Amériques, à moins d’être stoppé par la force militaire. Il est également certain que les pays qui veulent garder leur indépendance doivent s’engager dans un grand effort commun s’ils ne veulent pas être engloutis un par un, comme cela est arrivé à un grand nombre de pays en Europe. En reconnaissance de ces vérités, le Gouvernement et le peuple des États-Unis d’Amérique, comme on le sait, ne sont pas seulement en train de développer les défenses de ces pays avec toute la vitesse possible, mais ils sont aussi entrés dans un énorme programme extensif d’assistance matérielle aux pays qui sont activement engagés dans la résistance aux ambitions allemandes de domination du monde. »
Cette réponse est jugée décevante, mais Roosevelt tente de rassurer Rezâ Shâh en affirmant le désintérêt soviétique et britannique concernant le territoire iranien en citant « la déclaration faite au gouvernement iranien par les gouvernements britannique et soviétique, précisant qu’ils n’ont aucun dessein sur l’indépendance ou l’intégrité territoriale de l’Iran ». L’Histoire montrera que ces promesses ne seront pas tenues, ni par les Américains et les Britanniques avec le coup d’État de 1953, ni par Staline qui soutiendra la politique expansionniste du premier secrétaire du parti communiste d’Azerbaïdjân Bagirov Jafar, qui souhaitait annexer les provinces du nord de l’Iran.
5) L’offensive anglo-soviétique vue par les Iraniens
Devant l’évidente situation de défaite, à laquelle s’ajoute les combats de Khorramshahr qui furent un véritable massacre pour les Iraniens, le Shâh n’est guère dupe de l’évolution de la situation pour l’Iran, et ce en dépit des preuves de bonne volonté qu’il témoigne devant les Britanniques et les Soviétiques en intensifiant les expulsions des citoyens allemands, roumains et italiens. Le Premier ministre Ali Mansour est contraint de remettre sa démission qui sera effective lorsqu’un successeur présentant les compétences nécessaires pour gérer au mieux cette catastrophe nationale sera trouvé.
Rezâ Shâh consulte durant toute la journée du 25 août de nombreux conseillers ou personnages centraux de l’Etat ; il songe même à rappeler son vieil ennemi qu’il fit chuter en 1925 pour s’emparer du pouvoir, Ghavam os-Saltâneh, qui se trouve bloqué dans le nord tombé aux mains des Soviétiques. Devant l’impasse qui s’impose à lui, le souverain n’a d’autre choix que de consulter un ancien compagnon qu’une fâcherie avait séparé, Mohammad Ali Foroughi, qui sera nommé Premier ministre le 27 août à l’issue d’un entretien auquel il se fit attendre. Pour ce dernier, tous les moyens permettant de sauvegarder l’indépendance de l’Iran et son intégrité territoriale doivent être mis en œuvre, même s’ils doivent entraîner la chute de Rezâ Shâh.
Principalement conçue pour maintenir l’ordre interne et régler les incidents frontaliers ou sécessionnistes, l’armée iranienne ne peut s’opposer aux armées soviétiques et anglaises, beaucoup mieux équipées et entraînées. La Marine iranienne est presque entièrement détruite dès le premier jour de l’offensive. Cependant, les troupes iraniennes parviennent tout de même à immobiliser un certain temps l’avancée anglaise à Ahvâz et Kermânshâh, profitant de cette favorable opportunité pour demander un cessez-le-feu. L’armée de l’air iranienne est complètement anéantie par la Royal Air Forcedès le 28 août, privant ainsi les forces terrestres d’un soutien aérien qui les pousse à se replier vers Téhéran afin d’en organiser la défense. L’Iran est coupé en deux, d’une part par l’avancée britannique renforcée et concentrée depuis les prises de Kermânshâh et Ahvâz, et d’autre part par l’Armée rouge dont l’avancée constitue une ligne passant par les villes de Mahâbâd, Qazvin, Sâri, Dâmghân et Sabzevâr, reliant le nord-ouest du pays jusqu’à la frontière afghane et menaçant le nord de Téhéran. Alors que les 3ème, 4ème, 11ème et 15ème divisions sont hors de combat, seule la 9ème division d’infanterie demeure en état de défendre la capitale, dernière grande ville d’Iran qui n’est pas encore occupée.
Ce 29 août, alors que les Britanniques occupent depuis la veille les villes de Khorramshahr et Ahvâz, le général Ahmad Nakhadjavân, alors ministre de la guerre, ordonne la dissolution de l’armée et la démobilisation des troupes avec l’objectif incertain de préserver les soldats iraniens. Apprenant la nouvelle par la radiophonie nationale au cours d’une réunion d’état-major, Rezâ Shâh explose littéralement de colère et exige l’exécution du général et d’un officier au motif de connivence avec l’ennemi. Son assistance parvient à le calmer et le général Nakhadjavân est finalement destitué. Devant la débâcle, le général Ahmad Amir Ahmadi et la gendarmerie, placée sous le commandement du général Mohammad Fazlollâh Zâhedi, maintiennent l’ordre dans Téhéran où déambulent des cohortes de soldats désarmés et confus.
Dès sa prise de fonction, le Premier ministre Foroughi envoie aux Soviétiques et Britanniques les clauses d’un armistice qui sera signé le 29 août avec les Britanniques et le 30 avec les Soviétiques. Les deux armées alliées se rencontrent à Senna (nom kurde de Sanandaj) le 30 août, puis à Qazvin le 31. Cependant, en raison d’une insuffisance de moyens de transport, les Britanniques ne peuvent s’établir entre Hamadân et Ahvâz.
6) Bilan de l’opération Countenance en Iran
Concernant le bilan matériel, l’Iran perd au cours de cette invasion deux bâtiments tandis que quatre autres sont endommagés ; six avions de chasse sont également abattus. Les Britanniques perdent quant à eux un char qui fut détruit par les défenseurs iraniens et les Soviétiques trois avions de chasse.
Concernant le bilan humain, les Britanniques dénombrent 22 morts et 50 blessés et les Soviétiques 40 morts et une centaine de blessés. Le plus lourd tribut est payé par les Iraniens : plus de 800 soldats perdent la vie, dont l’amiral Gholâmali Bâyandor[4], et 200 civils sont tués au cours des raids aériens menés par l’armée de l’air soviétique au Gilân.
Cette offensive s’avère être un succès pour les Soviétiques, durement éprouvés par l’attaque allemande du mois de juin : leurs objectifs sont atteints en grande partie grâce à l’efficacité du génie et des pontonniers, en dépit du débarquement compliqué des unités de l’Armée rouge le long des côtes de la mer Caspienne. Leur gain est triple : non seulement l’URSS peut recevoir son matériel plus sûrement et développer son alliance nouvellement conclue avec la Grande-Bretagne, mais elle met également la main sur les importantes réserves pétrolifères iraniennes nécessaires à l’alimentation de son effort de guerre. Cependant, la victoire est de courte durée pour la majorité des soldats puisqu’ils sont rapidement renvoyés sur le front allemand. Les Britanniques récupèrent quant à eux leurs intérêts économiques et territoriaux leur permettant le contrôle du Moyen-Orient ainsi que la liaison des Indes britanniques jusqu’à l’Afrique du Nord. Les grands gagnants de l’invasion de l’Iran sont les Etats-Unis, qui peuvent désormais écouler en plus grande quantité encore la production de leur machine industrielle, parmi les facteurs de la victoire des Alliés. De plus, les trois puissances sont libres d’exploiter à leur guise les ressources iraniennes.
Les raisons invoquées pour justifier cette invasion sont largement discutables : il n’y a guère plus d’agents allemands dans ce pays que dans d’autres et les convois de matériel via le Corridor perse ne prennent leur importance qu’après le renforcement de la présence allemande en Mer du Nord en juin 1942.
III – L’occupation de l’Iran par les armées britannique et soviétique et ses conséquences
1) L’abdication de Rezâ Shâh et l’investiture de Mohammad Rezâ Pahlavi
Alors que les troupes ennemies sont aux portes de Téhéran, l’ambassadeur allemand est prié par le Premier ministre Foroughi de quitter le territoire iranien en compagnie du personnel diplomatique, tandis que les ambassades hongroise, italienne et roumaine sont fermées. Les citoyens allemands présents en Iran sont alors déférés aux administrations militaires britannique et soviétique.
L’accord entérinant le partage de l’Iran en deux zones d’occupation est signé le 8 septembre : les rives de la Caspienne et le nord-ouest du pays, correspondant à l’Azerbaïdjân iranien, passent sous la domination soviétique tandis que les zones pétrolifères de Kermânshâh et Abâdân sont contrôlées par les Anglais, dont les concessions pétrolières sont renouvelées à des conditions plus avantageuses que précédemment pour l’Anglo-Persian Oil Companydurant une période correspondant à la durée de la présence étrangère en Iran.
L’ambassadeur britannique Sir Reader Bullard rencontre le Premier ministre Foroughi le 11 septembre pour lui notifier l’exigence de la déposition de Rezâ Shâh et la succession de son fils Mohammad Rezâ Pahlavi, plus en accord avec les Britanniques que son père. Son homologue à Moscou, Sir Richard Stattford Cripps, obtient l’approbation de Staline le 12 pour ce projet décidé en dépit de l’acceptation du souverain iranien des conditions imposées par les Alliés. Prétextant le motif de l’assertion d’agents allemands présents en Iran et susceptibles de commettre des actions de guérilla à l’encontre des troupes d’occupation, ces dernières font route vers la capitale le 15. Oyant les radios de Londres, New Dehli et Moscou qui l’attaquent sans cesse, Rezâ Shâh comprend qu’il est dès lors acculé et n’a d’autre solution que d’abdiquer et de quitter la capitale sous deux jours, les Alliés lui ayant signifié qu’il règlerait le problème eux-mêmes en cas de refus de sa part de se soumettre à leur dictat. Les représentations diplomatiques allemande, italienne et roumaine sont donc renvoyées, tandis que les Soviétiques enjoignent l’instauration d’une république dont le dessein à peine voilé de sa maniabilité ne contrarie guère les Britanniques, songeant au rétablissement de la dynastie qâdjâre. Soltân Hamid Mirzâ, le fils de Mohammad Hassan Mirzâ et neveu du dernier souverain qâdjâr Ahmad Shâh déposé en 1925, est approché en raison de son caractère anglophile et de sa réputation d’homme cultivé et raffiné, qualités qui aux yeux des Anglais sont nécessaires à la fonction d’un souverain ; ils sont cependant obligés d’abandonner cette hypothèse puisque Soltân Hamid Mirzâ, ayant quitté l’Iran à quatre ans, ne parle pas le persan.
Les Britanniques n’avaient vraisemblablement pas envisagé l’investiture de Mohammad Rezâ Pahlavi, au contraire de Foroughi et Rezâ Shâh. Le jeune héritier, alors âgé de vingt-et-un ans, hésite devant ses craintes d’un coup de force allié pour le déposer à son tour. Le matin du 16 septembre 1941, Rezâ Shâh reçoit une dernière fois au Palais de Marbre Foroughi venu rédiger l’acte d’abdication[5] qu’il lira immédiatement après devant le Parlement réuni, conférant ainsi le pouvoir au Premier ministre jusqu’au serment de son successeur. Selon Yves Bomati et Houchang Nahâvandi[6], à la question de Mohammad Rezâ saluant son père devant le Palais « Et si les Russes entrent dans la capitale, ce sera la révolution ? », Rezâ Shâh répliqua d’un ton sarcastique « Il ne se passera rien, ils veulent seulement ma peau. Et ils l’ont eu. ». Le souverain déchu gagne ensuite les jardins où l’attend avec ses enfants, à l’exception du prince héritier, une automobile qui le conduira sur le chemin de l’exil.
Foroughi retourne au Palais de Marbre l’après-midi pour retrouver Mohammad Rezâ Pahlavi et le convaincre de prêter serment, condition nécessaire pour devenir roi exigée par la Constitution de 1906. Ils gagnent alors le Parlement situé dans le quartier du Baharestân, sécurisé par le général Amir-Ahmadi, afin de prêter serment sur la Constituion de 1925 : Mohammad Rezâ Pahlavi devient roi à 15 heures et 10 minutes. A peine le nouveau souverain et le Premier ministre ont-ils quitté le Parlement à 16 heures que les soldats britanniques et soviétiques investissent la capitale. La situation en reste cependant là, les Alliés ne voulant aucunement courir le risque d’une insurrection populaire en destituant Mohammad Rezâ Pahlavi.
Rezâ Shâh est arrêté par les Britanniques et envoyé dans un premier temps à Ispahan. Les quelques agents allemands présents à Téhéran, comprenant que la situation est irrémédiablement perdue pour leur cause, quittent la capitale pour gagner comme ils le peuvent des zones plus sûres pour eux. Les troupes soviétiques et britanniques quittent à leur tour Téhéran le 17 octobre pour rejoindre leurs cantonnements dans leurs zones d’occupation respectives qui divisent le pays en deux. Ce qui demeure de l’armée impériale dans le nord est interdit de déploiement par les Soviétiques qui prennent désormais le contrôle du nord de l’Iran au détriment du gouvernement central.
2) L’exil de Reza Shah et son décès en 1944
Rezâ Shâh vit d’abord reclus à Ispahan en compagnie notamment de sa fille Ashrâf qui constate le soudain vieillissement de son père et suspecte quelques attaques cardiaques consécutives aux évènements et à sa prédisposition sanitaire. Les Alliés le considèrent toujours comme un potentiel danger, aussi décident-ils de lui faire quitter définitivement l’Iran. Initialement prévu pour l’Argentine, son voyage est subitement dérouté pour l’Ile Maurice, et ce, en dépit des protestations du souverain déchu. Il sera par la suite transféré à Johannesburg, en Afrique du Sud, en fin d’année 1942 ; vivant auprès des siens, sa fille Shams lui tient compagnie et décrit un homme abattu dont les photographies témoignent d’un vieil homme amaigri et ne souriant jamais, rongé par l’ennui et la rancœur, qui conservera jusqu’à ses derniers jours une poignée de terre ramassée avant son départ en exil. Même la visite de sa fille Ashrâf durant l’hiver 1942-1943 et les présents de sa petite-fille Shahnâz ne parviennent à changer son état, dont les problèmes cardiaques s’aggravent.
Il reçoit le 25 juillet 1944, la veille de sa mort, un disque provenant de Téhéran et sur lequel son fils avait enregistré un message à son intention. En réponse, il part enregistrer sa réponse qu’il enverra à son héritier : « Ne crains rien et va de l’avant ! J’ai posé de solides fondations pour un Iran nouveau. Poursuis mon œuvre. Et n’accorde jamais ta confiance aux Anglais. »[7] Rezâ Shâh est découvert mort le lendemain 26 juillet par son majordome Izadi ; il succomba d’un arrêt cardiaque durant son sommeil.
Deuxième partie :
Aspects méconnus de la Seconde Guerre mondiale dans l’histoire de l’Iran
I – Un soldat français nommé Shâpour Bakhtiâr
Né en 1914 dans le village de Shahrekord, à proximité d’Ispahan, Shâpour Bakhtiâr va très tôt tisser des liens avec la France en fréquentant des écoles françaises à Ispahan et à Beyrouth, au Liban, où il poursuit ses études. Titulaire d’un baccalauréat français, il part en 1935 terminer ses études en France, où il vivra finalement onze années.
Au cours de ses années d’études en sciences politiques à la Sorbonne, Shâpour Bakhtiâr découvre les différents courants politiques qui traversent l’Europe dans les années 1930. Etudiant le nationalisme allemand, il se rend à l’invitation d’amis allemands à l’un des rassemblements de Nuremberg où il sera assis à seulement trente mètres d’Adolf Hitler[8]. Cependant, porté par son refus du totalitarisme, il participe aux collectes de fond au profit des Brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Il fréquente aussi des personnalités littéraires comme le philosophe Henry Bergson ou le poète Paul Valéry.
En 1939, Shâpour Bakhtiâr épouse Madeleine Hervo, une jeune bretonne avec qui il aura quatre enfants, Guy, Viviane, France et Patrick. Ils divorceront en 1954.
Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale en Europe, Shâpour Bakhtiâr choisit de s’engager comme volontaire au 30ème régiment d’artillerie d’Orléans plutôt que dans la Légion étrangère. Son unité finira en poste près de la frontière espagnole lorsque sera signé le traité d’armistice le 22 juin 1940. Il sera condamné à 15 jours de prison après en être venu aux mains avec un autre officier français faisant preuve de défaitisme. Ayant effectué ses 18 mois de service dans le corps des officiers, il est démobilisé en 1941. Bakhtiâr rassembla ses souvenirs dans son autobiographie qu’il intitula Ma fidélité et dont nous rapportons un extrait :
« J’étais à Juan-les-Pins lorsque la guerre éclata. On trouve dans la région plus d’oliviers que de baïonnettes et pourtant je pouvais faire mienne la réflexion écrite dans son Journal par André Gide, près d’un an plus tôt : «Aujourd’hui, dès le lever, me ressaisit l’angoisse à contempler l’épais nuage qui s’étend affreusement sur l’Europe, sur l’univers entier… La menace me paraît si pressante qu’il faille être aveugle pour ne la point voir et continuer d’espérer. » […]
Le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne et la France avaient déclaré la guerre à l’Allemagne, ce qui lui avait donné une excuse. J’avais pris ma décision – je savais que je n’étais pas étranger à cette aventure et tout m’indiquait la voie à suivre : je voulais rejoindre l’Armée française en tant que volontaire. Pour cela, je suis allé à Nice. Personne ne voulait de moi. On m’a répondu : « Vous habitez Paris, alors allez là-bas et débrouillez-vous ! » C’était fantastique : nous venions offrir notre vie pour la Patrie et c’est ainsi qu’on nous traitait !
Discipliné, je suis rentré à Paris, j’ai frappé à toutes les portes. Un beau jour, l’administration militaire m’a fait connaître sa réponse : « Engagez-vous dans la Légion étrangère. »
Cette réponse n’était pour moi pas acceptable. Marié à une Française depuis plus d’un an, étant dans ma cinquième année de séjour en France, diplômé des universités françaises, je pensais avoir le droit d’être assimilé aux Français. Les autorités ont fini par se ranger à mes arguments. Elles m’ont néanmoins fait languir encore de longs mois avant de me convoquer pour un examen médical. J’avais vingt-six ans, j’étais très sportif, le médecin me déclara bon pour le service.
On a qualifié de « drôle de guerre » la période allant de la déclaration de guerre à mai 1940. C’était effectivement une drôle de guerre ; il m’a fallu attendre le mois de mars pour être enfin affecté à Orléans, au 30ème Régiment d’artillerie. Etant volontaire, j’avais pu choisir mon arme… Je me souviens d’avoir été versé dans la 98e batterie, puis à la 99e. Nous sommes partis à l’entraînement dans un petit village, près d’un vieux moulin, dans une campagne retirée. Un entraînement à la façon d’alors ; nous avions envie, à force de marcher, de retirer nos « godillots » et d’aller pieds nus.
Notre artillerie était décorée du mot avantageux d’« auto-tractée ». Pendant la retraite, nous serons obligés, sur l’ordre du capitaine qui, évidemment, obéissait au colonel du régiment, de brûler trois voitures qui ne pouvaient plus suivre. Elles avaient fait Verdun, elles dataient de 1915. Trente ans pour des voitures, avec l’entretien que cela comporte ! L’armement ne le cédait en rien aux véhicules pour la vétusté. Nous n’étions certainement pas un régiment d’élite, mais les régiments d’élite n’étaient pas mieux lotis. Aucune comparaison avec ce qu’avaient les Allemands, ni avec l’équipement qui sera celui des Américains. Une fois débrouillés, nous avons été envoyés comme troupe de couverture derrière la ligne Maginot. Je n’avais pas terminé mes classes d’élève-officier ; on a considéré opportun de m’affecter tout de suite à la conduite des véhicules. Pour les galons, on devait me les remettre plus tard, ce n’était d’ailleurs pas ce qui m’intéressait. Nous sommes restés cantonnés environ un mois, n’ayant rien à faire, dans une tranquillité désespérante. A droite, la ligne Maginot, à gauche l’armée du général Huntziger. On évoquait régulièrement devant nous les percées auxquelles nous allions procéder dans le dispositif ennemi. Puis, un jour, on nous apprit que nous allions rejoindre un théâtre d’opérations situé à l’autre bout de la France : l’Italie venait de faire son entrée dans la guerre. Trop tard, les Panzerdivisions déferlaient déjà, la limite était indécise entre le repli stratégique et la débandade. Je ne sais pas par quel miracle nous avons un soir échappé aux Allemands. Encerclés dans un bois obscur par une unité ennemie, nous nous croyions prisonniers, mais au petit matin, fait extraordinaire, il n’y avait plus personne. Nous avaient-ils déconsidérés ? Avaient-ils mieux à faire que de s’occuper de nous ? Je n’en connais pas la raison.
Dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle cite le cas de troupes françaises qu’ils désarmèrent avant de leur dire : « Prenez la route du sud comme les autres, nous n’avons pas le temps de vous faire prisonniers. » Peut-être étions-nous dans la même situation, à part que le temps, manquant encore davantage, n’avait même pas permis le contact entre eux et nous.
Nous sommes arrivés à Clermont-Ferrand, puis avons obliqué vers l’ouest, non loin de Carcassonne, pour aboutir à Lannemezan où se trouve une gare de triage ; une des voies qui s’en échappent nous a déposés à Tri-sur-Baïse, dans les Pyrénées. Impossible d’aller plus loin, après c’était l’Espagne.
Nous sommes restés dans ce village deux mois, tandis que l’armistice était signé et la ligne de démarcation entre France libre et France occupée mise en place. Deux mois d’un profond ennui ; nous organisions des excursions. J’ai envisagé de passer la frontière pour continuer la lutte ailleurs ; je crois qu’au fond de moi-même je n’y étais pas disposé.
Il y a une chose, en tout cas, dont j’étais sûr, dont je n’ai jamais douté une seconde : la défaite allemande. A l’époque, on plaisantait de l’affirmation du pauvre Reynaud : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » Eh bien, il disait vrai, cela s’est réalisé plus tard. Mon premier contact avec la prison s’est effectué en France, sous l’uniforme. Je me suis battu avec un camarade défaitiste qui prédisait comme inéluctable la domination définitive de la France, de l’Angleterre par Hitler. J’avais la conviction du contraire. Nous avons écopé de quinze jours d’arrêts chacun. »[9]
Shâpour Bakhtiâr s’installe alors avec sa famille en Bretagne dans le village de Saint-Nicolas-du-Pélem et vit entre son village et Paris, où il poursuit ses études et transmet le courrier pour le compte de la Résistance. De plus, il met à disposition son appartement parisien afin de cacher un parachutiste américain et manquera plusieurs fois d’être arrêté par la Gestapo.
« Ma démobilisation me permit de rentrer à Paris et de m’inscrire de nouveau à la Sorbonne et à la faculté de droit pour passer deux thèses de doctorat. L’une ne fut jamais terminée, elle était consacrée au « potentiel de l’intellect ». L’autre absorba tous mes soins ; elle avait pour sujet « Les rapports entre le pouvoir politique et la religion dans la société antique ».
Mon président était Georges Scelle, un socialiste centre gauche, brillant juriste que nous retrouverons comme conseiller de l’Iran dans le litige opposant notre pays à l’Anglo-Iranian Oil Company. Il avait à ses côtés Olivier Martin, dont j’ai déjà parlé, et Lévy-Bruhl, le fils du célèbre sociologue.
Ma vie va se passer alors entre Paris et la Bretagne. J’avais fait la connaissance en 1939 d’une jeune Française qui était devenue ma femme. Au début de l’Occupation, nous avions deux enfants, que je voulus mettre à l’abri des bombardements et des restrictions alimentaires. Cette double condition était remplie par la très petite ville de Saint-Nicolas-du-Pélem, sur la route qui va de Saint-Brieuc à Rostrenen.
« Le diplôme, disait Valéry, est l’ennemi mortel de la culture. » Ce que j’avais fait jusqu’ici avait pour finalité le diplôme, je m’étais astreint à une discipline pour suivre l’itinéraire que les autres avaient suivi pour aboutir à la même fin. Le travail personnel commençait avec la préparation de thèse. Cette période m’a permis de me former réellement et si je sais quelque chose en philosophie et en poésie, voire en droit, c’est de ces années-là que je le tiens.
J’allais fréquemment à Paris pour consulter divers ouvrages ; c’est ainsi que je rencontrai Félix Gaillard, un de mes camarades de Sciences-Po et de la faculté de droit. Il étudiait les finances privées et moi les finances publiques. Félix Gaillard d’Aimé m’a laissé une grande impression. A Sciences-Po, il dominait le reste de la classe par sa distinction et sa façon élégante de s’exprimer. Pour ma dernière conférence, ayant la possibilité de faire lire des textes par un camarade, ce fut lui que je choisis. Il récita de l’Anatole France avec une diction digne de la Comédie-Française. Je ne fus point surpris plus tard de le voir devenir président du Conseil à trente-sept ans et sa mort prématurée m’affecta beaucoup.
Il se trouva que Gaillard s’occupait de Résistance et que Saint-Nicolas-du-Pélem allait devenir un centre de lutte contre l’Occupant. C’était un lien de plus entre nous. Il me demanda si je pouvais lui trouver un ou deux appartements disponibles et absolument sûrs. Je lui en proposai un qui répondait à cette définition, puisqu’il s’agissait du mien, rue de l’Assomption. Je le présentai à la concierge comme un ami qui ne trouvait pas à se loger et dont les parents, vivant en zone libre, viendraient de temps en temps passer quelque temps ici. Gaillard venait d’être nommé inspecteur des Finances ; sa fonction l’autorisait à se déplacer librement jusqu’à la ligne de démarcation.
Il me présenta une seconde requête : accepterais-je de lui servir de correspondant entre Paris et les réseaux bretons de Résistance ? C’est ainsi que je devins son facteur. Je recevais des plis de lui ou de son homme de confiance, Fontaine. Un jour j’appris incidemment l’existence, dans cette affaire, d’un autre inspecteur des Finances, un certain Chaban, qu’on appelait parfois Delmas.
Un beau matin, en ouvrant les persiennes, j’aperçois des casques allemands et des canons de mitraillette luisant dans le soleil levant. J’ai feint de n’avoir rien remarqué et, rentrant dans la pièce, j’ai dit à ma femme de jeter dans le feu tous les papiers. L’investissement des maisons était général, nous nous sommes retrouvés, tous les hommes de quinze à soixante ans, réunis sur la place publique, devant la fontaine dédiée à saint Nicolas. Il fallut décliner les identités et répondre à un interrogatoire. Ma présence ne manqua pas de surprendre :
– Vous êtes Iranien ? Que faites-vous ici ?
C’était, ma foi, simple à expliquer, mais pas à un occupant méfiant : dans un village de Bretagne on n’aurait dû trouver que des Bretons, à la rigueur un ou deux Français d’une autre province, certainement pas un sujet du Shâh d’Iran !
– Vous vous expliquerez à la Kommandantur.
Se trouvait parmi nous le directeur d’un hôtel, Monsieur Bertrand, celui à qui je remettais les lettres que me donnait Gaillard. Si on arrivait à le faire parler, mon compte était bon, mais il ne prononça aucun mot.
Il fut déporté avec son fils âgé de dix-sept ans et une douzaine d’autres personnes. On ne les a jamais revus. Il semble que ce soit un jeune Américain de vingt ans, Donald, lequel avait opté pour la nationalité française, qui eût révélé aux Allemands les activités de résistance se déroulant à Saint- Nicolas-du-Pélem. Elles étaient intenses ; il avait même été nécessaire à un certain moment de cacher un parachutiste américain qui était resté accroché sur le clocher de l’église. Comme il était du plus beau noir, le dissimuler au reste de la population tenait de la performance !
Il arriva aussi qu’un de mes contacts fût pris par la Gestapo ; il ne connaissait pas mon nom mais pouvait facilement me désigner ou indiquer mon signalement, ce qu’il ne fit pas. Je n’affirme pas que j’aurais été fusillé, mais on m’aurait certainement envoyé dans un camp, comme Monsieur Bertrand. En participant à ces travaux clandestins, je me suis initié aux règles du jeu ; elles me serviront plus tard en Iran et même sous la dictature de Khomeiny. S’il me faut faire une comparaison, les agissements de la Gestapo étaient plus corrects que ceux de Khomeiny : si un résistant était fusillé, elle ne s’en prenait pas à son frère. Tel n’est pas le cas en République islamique[10].
Comme on le constate, c’est très naturellement que j’ai donné dans ce combat des ombres. Je ne pouvais pas être pétainiste car je suis anti-défaitiste. Cela dit, j’ai la ferme conviction qu’on ne peut prononcer le mot de trahison à propos de Pétain. Il a voulu sauver ce qui pouvait l’être, il est très difficile de le juger. Mon jugement n’a rien à voir avec les opinions politiques, c’est un jugement d’homme examinant sereinement le comportement d’un autre homme. Je pense aussi qu’à plus de quatre-vingts ans, on ne se met pas en tête de donner une nouvelle Constitution à son pays.[11] Une de mes voisines de la rue de l’Assomption, Madame Martin, me disait à propos du Maréchal : « Ce n’est pas un vieillard, c’est un vieillard vieux. » Elle en avait, elle, soixante-quinze.
Vers la fin de la guerre, les activités de résistance avaient atteint, à Saint-Nicolas-du-Pélem, un degré inimaginable. J’ai cru ma dernière heure arrivée un jour que je revenais de Saint-Brieuc, 80 kilomètres à pied aller-et-retour. Chemin faisant, j’avais bu une bolée de cidre dans un café ; peu après j’étais interpellé par un grand brun armé de pied en cap, qui surgit d’un talus, disposé à m’abattre séance tenante. On m’avait vu parler, disait-il, dans le bistrot, avec un personnage sur lequel on avait plus que des soupçons. Si je ne livrais pas son nom, j’étais un homme mort.
N’ayant pas le souvenir d’avoir parlé à quiconque ni fait le moindre clin d’œil même à une jolie Bretonne, je ne voyais pas comment me tirer d’affaire. Heureusement ce matamore de chemin creux avait un camarade plus âgé et plus sensé, qui débucha tout à coup :
– Viens par ici.
Je dus répondre à un flot de questions, ils estimèrent que Bakhtiar était un nom italien, ce qui apparemment aggravait mon cas. Ma valise était remplie de chaussettes d’enfant destinées à être détricotées pour un nouvel usage. Ceci me servit de circonstance atténuante ; le traître se transformait en père de famille cherchant à survivre. Nous pûmes dialoguer d’une façon plus détendue et j’appris que mes agresseurs n’étaient pas des miliciens de Vichy, comme je l’avais supposé, mais des Résistants. Après avoir échappé à la Gestapo, j’avais manqué de périr d’une balle parachutée par les Alliés.
– Très bien, tire-toi. Si tu es arrêté par les nôtres, tu diras : « Récolte 43 ».
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le mot de passe.
J’ai toujours retenu ce mot de passe ; dans des circonstances difficiles de ma vie, il m’est arrivé de me murmurer à moi-même, pour chasser les idées noires : « Récolte 43 ». »[12]
Il obtient en 1945 à la Sorbonne plusieurs diplômes de droit et de philosophie et un doctorat de sciences politiques avec une thèse sur les relations entre l’Église et l’État dans le monde classique, avant de retourner en Iran en 1946 et d’entamer une carrière politique qui le conduira à devenir plus tard Premier ministre, comme son grand-père maternel Najaf Gholi Khân Bakhtiâri Samsam os-Saltâneh avant lui, en 1912 et 1918.
II – Un Juste parmi les Nations oublié et méconnu : Abdol-Hossein Sardari, le « Schindler iranien »
1) Abdol-Hossein Sardari, consul d’Iran à Paris
Né à Téhéran en 1914, Abdol-Hossein Sardari, d’origine azérie, appartient à la famille royale qâdjâre. Cependant, les évènements qui portent Rezâ Shâh Pahlavi au trône d’Iran laissent sombrer la famille qâdjâre dans une situation sociale des plus quelconques. Abdol-Hossein Sardari se tourne alors vers des études de droit à l’université de Genève et obtient son diplôme en 1936. Il poursuit une carrière de diplomate qui le conduira à assumer les fonctions de consul d’Iran à Paris en 1940.
Devant l’avancée de l’armée allemande et leur entrée dans Paris, de nombreuses ambassades sont transférées dans les villes où se replie le gouvernement français pour finalement s’installer à Vichy lorsque les zones de démarcation seront établies. L’ambassadeur iranien Anoushirvân Sepâhbodi reconstitua l’ambassade d’Iran à Vichy et laissa Sardari responsable des affaires consulaires à Paris. A partir de novembre 1941, consécutivement à l’invasion de l’Iran par les Soviétiques et les Britanniques en août, les intérêts iraniens dans l’ensemble des pays occupés par les forces allemandes seront représentés par les diplomates suisses, chargés de la sorte des recours déposés par les Iraniens de confession juive.
Une importante communauté d’Iraniens de confession juive habitait Paris sans que les lois nazies ne puissent les concerner : en effet, la doctrine nationale-socialiste considérait les Iraniens comme des « Aryens de sang pur » depuis les lois de Nuremberg proclamées en 1935. De la sorte, les Juifs iraniens furent sauvés de la déportation et de l’extermination consécutive. Insistant sur ces lois raciales, Sardari parvint à convaincre nombre d’officiels nazis que les Juifs iraniens n’appartenaient guère à la « race ennemis » des Aryens et qu’ils devaient être traités de manière égale aux musulmans. Sardari peut ainsi aider dans un premier temps plus de 1000 familles juives iraniennes à quitter la France pour se réfugier en Iran ou dans d’autres pays plus sûrs.
2) Le sauvetage des Djougoutes à Paris
Devant la menace se profilant à l’encontre des Juifs iraniens, Abdol-Hossein Sardari intervient auprès des autorités françaises en octobre 1940 afin de protéger les Djougoutes en adressant le 29 octobre une lettre portant l’en-tête du Consulat impérial d’Iran aux autorités françaises de Vichy leur rappelant que les Djougoutes ne devaient point être considérés semblablement aux Juifs :
« Selon une étude ethnographique et historique relative aux communautés religieuses juives de race non-juive en Russie reçue par le présent consulat et validée par l’Ambassade allemande à Paris le 28 octobre 1940, les Juifs autochtones (djougoutes) des territoires des anciens khanats de Boukhara, de Khiva et de Khokand (qui font actuellement partie des Républiques soviétiques d’Ouzbékistan et du Tadjikistan) doivent être considérés comme étant de même origine ethnique que ceux de Perse.
Selon cette étude, les Djougoutes d’Asie centrale appartiennent à la communauté juive uniquement en raison de leur observance des principaux rites du judaïsme. En vertu de leur sang, de leur langue et de leurs coutumes, ils sont assimilés à la race autochtone et proviennent de la même souche biologique que leurs voisins, les Perses et les Sartes (Ouzbeks). »
Les Djougoutes sont des descendants d’Iraniens juifs convertis de force à l’Islam en 1838 mais continuant secrètement la pratique du culte judaïque. Les papiers d’identités officiels les assimilent à des musulmans, des Iraniens non-juifs en raison de leur culture et de la mixité de leurs mariages.
Dirigée par le docteur Asaf Atchildi, médecin originaire de Samarcande, en Ouzbékistan, la communauté djougoute de Paris est régulièrement confondue et visée par la police avec les Juifs, comme Atchildi le rappelle dans ses mémoires publiées en 1965. La plupart de ces confusions proviennent de l’enregistrement par les services de police français de certains Djougoutes comme étant juifs. Beaucoup craignent alors d’être arrêtés, tel les six Djougoutes arrêtés et internés au camp de Drancy en été 1941 ; Atchildi déclare d’ailleurs dans ses mémoires que certains d’entre eux seront retenus en otages en représailles à des actes de résistance à l’encontre des Allemands. Au début du mois de février 1942, les autorités allemandes adressent à la Préfecture de Police de Paris un document attestant l’exemption des Djougoutes aux lois sur le statut des juifs décrétées par l’Etat français. Le docteur Atchildi obtient en conséquence la libération de deux Djougoutes, avec l’aide de Julien Kraehling, avocat au Barreau de Mulhouse. Ce dernier fait parvenir un courrier aux chefs des familles boukhariotes de Paris le 23 août 1941, trois jours après les premières rafles. Cette lettre nous est rapportée dans l’ouvrage Journal de Nathan Davidoff. Le Juif qui voulait sauver le Tsar[13] :
« Monsieur Mayer Davidoff
Monsieur,
J’ai l’honneur, en vous joignant la copie de la lettre der Beauftracte des Militarbefehlshaber in Frankreich auprès du Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires du 22 août – Az : II/41 A/P., de vous confirmer que d’après l’entretien que j’ai eu le 22 août 1941 avec le Délégué du Militarbefehlshaben in Frankreich près le Commisariat aux Affaires Juives, le dossier de la communauté djougoutes a été envoyé à l’Institut Racial de Berlin pour une décision motivée et définitive tendant à établir que les Djougoutes soient considérés comme non-juifs. En attendant cette décision, il a ordonné qu’aucune mesure grave ne soit appliquée aux membres de la communauté djougoute à Paris.
Je vous prie de croire Monsieur, à l’assurance de mes sentiments distingués.
Signé : Julien Kraehling, Avocat au Barreau de Mulhouse »
Le 11 février 1942, Atchildi reçoit une lettre de Abdol-Hossein Sardari lui demandant d’insérer dans la liste des Djougoutes présents en France les noms de Juifs iraniens avant de remettre cette dernière aux autorités françaises. De son côté, Sardari s’adresse directement aux autorités allemandes en leur adressant deux lettres le 29 septembre 1942 et le 17 mars 1943 concernant le statut des Juifs iraniens : l’objectif est de les préserver de toute arrestation pouvant conduire à une déportation. Pour cela, le consul n’hésite pas à reprendre les termes de la propagande nazie, en déclarant dans sa seconde lettre que les Djougoutes détiennent en Iran « tous les droits et les devoirs civils, légaux et militaires au même titre que les musulmans » et en expliquant avec maints détails l’assimilation de cette minorité parmi la population iranienne et leur utilisation de la langue persane plutôt que le yiddish ou l’hébreu.
Le 4 mai 1943, Atchildi remet au Commissariat général aux questions juives une liste comprenant les noms de 41 Iraniens parmi les 91 personnes répertoriées comme des Djougoutes originaires d’Iran, d’Afghanistan et de Boukhara et résidant en région parisienne. Les Djougoutes seront définitivement exemptés de l’application des lois sur le statut des Juifs au printemps 1943 par les Allemands, puis par l’Etat français quelques semaines après, récompensant ainsi les efforts du consul Sardari, du docteur Atchildi, du maître Kraehling et des diplomates helvètes. Presque tous les Djougoutes survivront jusqu’à la fin de la guerre.
3) Délivrance de passeports
A partir de 1942 se dessine le projet de la « solution finale », à savoir l’extermination des Juifs par des méthodes de mise à mort industrialisées comme les chambres à gaz. Abdol-Hossein Sardari, prenant conscience de l’ampleur du dispositif, décide de délivrer des passeports iraniens à plusieurs familles juives mais non iraniennes sans mentionner sur les documents leur religion et sans avoir reçu la moindre autorisation légale de son gouvernement. Il va même jusqu’à cacher les biens d’un antiquaire dans les caves de l’ambassade ; les Allemands partis, le consul contactera cet antiquaire pour qu’il vienne récupérer ses biens. Sardari refusera d’ailleurs de rentrer en Iran lorsque le ministère iranien des Affaires étrangères le rappellera et restera en poste en France jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avant d’être chargé d’affaire à Bruxelles jusqu’en 1952. Plus de 2000 familles juives obtiendront un passeport grâce à ses efforts et pourront être sauvées.
4) Après la guerre
L’Histoire va oublier Abdol-Hossein Sardari qui va peu à peu sombrer dans l’anonymat. Fiancé à la chanteuse d’opéra chinoise Tchin Tchin, il doit supporter sa mort tragique en 1948 alors qu’elle se rend en Chine en proie à la guerre civile pour demander à ses parents l’autorisation de l’épouser. Lorsqu’il retourne à Téhéran en 1952, Sardari est accusé de faute pour la délivrance sans autorisation de nombreux passeports iraniens durant son consulat parisien. Il ne réussit à clarifier sa situation qu’en 1955, avant de prendre sa retraite du Corps diplomatique et de rejoindre la Compagnie nationale iranienne du pétrole.
Interrogé par le musée Yad Vashem en avril 1978 à propos de son action à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, Sardari répondra : « Comme vous le savez peut-être, j’ai eu le plaisir d’être le consul iranien à Paris sous l’Occupation allemande de la France et, à ce titre, il était de mon devoir de sauver tous les Iraniens, y compris les Juifs iraniens ».
Abdol-Hossein Sardari était également l’oncle du Premier ministre Amir Abbas Hoveyda, qui sera fusillé lors de la Révolution de 1979, et de l’ancien ambassadeur iranien aux Nations-Unies Fereydoun Hoveida, qui vécut d’ailleurs à ses côtés en 1942 et témoigna du rôle de son oncle. Sardari décède à Nottingham, près de Londres, en 1981.
III – Les réfugiés polonais en Iran durant la Seconde Guerre mondiale
1) Le contexte historique en Pologne
L’armée allemande envahit la Pologne le 1er septembre 1939, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale en Europe. Suivie par l’armée soviétique qui pénètre en Pologne le 17 septembre, l’armée polonaise, incapable de contenir les armées allemande et soviétique malgré quelques îlots d’héroïque résistance, est vaincue le 6 octobre. Dès lors, en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop, du nom des ministres des Affaires étrangères soviétique et allemand, la Pologne est partagée : la moitié occidentale, dont certains territoires sont annexés au Reich allemand, est gouvernée par un gouvernement général sous contrôle allemand et la moitié orientale est annexée par l’Union soviétique. Ainsi plusieurs millions de Polonais passent sous les autorités allemandes ou soviétiques.
Durant cette occupation, les Soviétiques ne déportent pas moins de 1,25 million de Polonais partout en Union soviétique. Cependant, ce chiffre n’est qu’une estimation puisque le nombre exact des victimes d’exécutions, notamment politiques, n’est pas connu. Parmi les Polonais déportés, environ 500 000 civils sont considéré par les autorités communistes comme « éléments antisoviétiques » et « socialement dangereux » ; ces derniers seront déportés vers des camps de travail situés au Kazakhstan ou en Sibérie. Il s’agit souvent de fonctionnaires, de juges, de membres des forces de police, de travailleurs forestiers, de colons, de petits agriculteurs, de commerçants, mais également de réfugiés venus de Pologne occidentale, d’enfants de camps de vacances et d’orphelinats, des membres de famille de personnes arrêtées, disparues ou évadées à l’étranger. Leur situation dans les camps soviétiques s’avérait terrifiante et nombre de ces déportés désormais emprisonnés mouraient d’épuisement au travail ou de malnutrition qu’aucune aide médicale ne pouvait endiguer.
Les Soviétiques vont occuper leur partie de la Pologne pendant presque deux ans, jusqu’à l’offensive allemande Barbarossa lancée le 22 juin 1941 dans le but d’envahir l’Union soviétique. Cette attaque allemande qui rompt en conséquence le pacte germano-soviétique va permettre aux Polonais de se réorganiser. Le 30 juillet 1941, le général Wladyslaw Sikorski, alors Premier ministre polonais en exil, et l’ambassadeur soviétique au Royaume-Uni Ivan Mayski signent un accord baptisé Sikorski-Mayski qui invalide les dispositions territoriales émises par le pacte Molotov-Ribbentrop. Cet accord permet le rétablissement de l’État polonais, l’amnistie des prisonniers de guerre polonais en Union soviétique et surtout la création d’une armée polonaise sur le sol soviétique que commandera le général polonais Wladyslaw Anders, nouvellement libéré de la prison Loubianka à Moscou en août 1941. Cependant, l’armée polonaise reconstituée manque de nourriture et ses soldats sont pour la plupart d’anciens déportés que l’emprisonnement a fortement affaiblis lorsqu’ils ne sont pas morts.
2) L’évacuation des réfugiés polonais en Iran
La situation en Iran n’est guère des plus agréables après l’invasion anglo-soviétique de 1941 : les Soviétiques ayant interdit le transfert de riz dans les parties centrale et méridionale du pays, provoque de la sorte une famine et une inflation croissante du prix des denrées alimentaires dans un pays déjà souffrant économiquement, les ressources nécessaires à l’effort de guerre comme les chemins de fer, les transports, les industries manufacturées ayant été placées sous le contrôle des Britanniques. Les Soviétiques décident de déplacer les Polonais combattants, pour la plupart abandonnés à leur sort, et les Polonais non-combattants, c’est-à-dire les réfugiés polonais non-militaires, les femmes et les enfants, dans des zones lointaines des combats, après la mer Caspienne.
Les premiers réfugiés polonais arrivent en Iran en mars 1942 par la ville portuaire de Pahlevi, connue aujourd’hui sous le nom d’Anzali. Devenue le point de débarquement le plus important, Pahlevi accueille jusqu’à 2500 réfugiés par jour. Au total, plus de 116 000 réfugiés polonais rejoindront l’Iran en 1942, dont environ 74 000 soldats et 41 000 civils parmi lesquels 5000 à 6000 étaient Juifs. Ayant souffert pendant deux années durant lesquelles se côtoyèrent la famine, les maladies causées par la malnutrition ou d’autres comme le paludisme, les fièvres et le typhus, les Polonais passent plusieurs jours en quarantaine dans des entrepôts portuaires de Pahlevi avant d’être envoyés à Téhéran. Le manque de nourriture laissant place à une nourriture enfin accessible, plus d’une centaine de réfugiés dont beaucoup d’enfants mourront de dysenterie aiguë consécutive à une soudaine alimentation excessive. De nombreux autres décèderont des suites de leurs maladies et de leur malnutrition à peine arrivés en Iran ; ils sont inhumés au cimetière arménien de Pahlevi.
Devant l’affluence des réfugiés polonais à Téhéran, les autorités durent réquisitionner des centres gouvernementaux pour les accueillir. Les militaires polonais furent quant à eux envoyé dans les centres de formation de Kirkouk et Mossoul, tous deux situés en Irak, avant de rejoindre les forces alliées dans la campagne d’Italie lancée en juin 1943.
Plusieurs milliers d’enfants orphelins ou ayant été séparés de leurs parents pendant les déportations successives seront envoyés dans des orphelinats iraniens, principalement à Mashhad et Ispahan en raison des conditions climatiques propices à la convalescence et au rétablissement. On estime à environ 2000 le nombre d’enfants polonais ayant séjourné entre 1942 et 1945 à Ispahan, se parant en cette période du surnom de « ville des enfants polonais ».
Cependant, l’Iran ne disposait pas des ressources et des infrastructures nécessaires pour accueillir durablement autant de réfugiés. La Grande-Bretagne canalisa à partir de l’été 1942 cet afflux migratoire massif en envoyant des réfugiés polonais dans ses diverses colonies : l’Inde, l’Ouganda, le Kenya et l’Afrique du Sud furent les principales destinations ; le gouvernement mexicain accepta également d’accueillir plusieurs milliers de Polonais.
3) La présence polonaise en Iran et l’accueil exemplaire des Iraniens
Certains réfugiés polonais choisirent de rester en Iran après la guerre, ayant retrouvé un équilibre de vie en travaillant ou en se mariant avec des Iraniens ou des Iraniennes. En dépit des nombreuses difficultés économiques qui touchaient l’Iran depuis son invasion par les Soviétiques et les Britanniques, les Iraniens ont chaleureusement accueilli les Polonais venus trouver refuge et le gouvernement iranien mit en place diverses mesures afin de leur fournir les soins et les provisions nécessaires. De plus, il développa une politique d’accueil pour que les Polonais puissent se sentir à leur aise, qui se manifesta par la construction d’écoles et d’organisations éducatives et culturelles dans lesquelles le persan aussi bien que le polonais furent enseignés, de même que l’histoire et la géographie iraniennes et polonaises. Des magasins, des boulangeries, des entreprises ainsi que des agences de presse polonaises furent créés.
Avec le temps, la plupart des vestiges de cette présence polonaise en Iran se sont estompés. Cependant, avec les décès de près de 3000 réfugiés au cours des premiers mois suivant leur arrivées, de nombreux cimetières abritent des sépultures aujourd’hui encore entretenues et sur lesquelles les noms sont inscrits en polonais. Par exemple, le cimetière catholique de Doulab, à l’est de Téhéran, comporte 1937 tombes polonaises, ainsi que 56 tombes juives sur lesquelles figure l’étoile de David.
En 1983, le réalisateur iranien Khosrow Sinâï[14] présenta un documentaire intitulé Le Requiem perduconsacré aux 300 000 réfugiés polonais en Iran pendant la Seconde Guerre mondiale.
Troisième partie :
La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre en Iran (1942-1947)
I – Le « Corridor perse », objectif de l’invasion de l’Iran
Une fois l’Iran conquis et contrôlé par les Soviétiques et les Britanniques, le matériel militaire américain peut enfin être acheminé depuis les ports du golfe Persique jusqu’en Union soviétique à travers un cheminement qui est surnommé le « Corridor perse ». Les États-Unis décident de renforcer leur implantation avec l’envoi d’une force militaire, dont la principale mission est de maintenir les voies de chemin de fer iranienne et d’assurer l’efficacité des convois. De leur côté, les Soviétiques déploient des troupes au Moyen-Orient afin de soutenir les Britanniques.
Les troupes américaines participent à l’acheminement sous le commandement du Persian Gulf Service Command, dénommé dans un premier temps Iran-Irak Service Command, et placé sous les ordres du général de brigade Donald H. Connolly. Il succède en octobre 1942 à la mission militaire américaine commandée par le colonel Son G. Shingler déployée avant l’entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941.
Provenant des États-Unis ou du Canada, le matériel était acheminé par voie maritime jusqu’aux ports irakiens de Bassorah et Umm Qasr et iraniens de Bandar Abbas, Bandar-é Shahpour (aujourd’hui Bandar Imâm Khomeyni), Tshâbahâr, Khorramshahr, Boushehr, Assalouveh, Mahshahr. Le matériel est ensuite affrété en convois ferroviaires ou routiers en direction d’Achgabat ou Bakou via Téhéran pour être ensuite convoyé soit par route, soit par transport maritime vers les ports de Bakou et Makhatchkala (en Russie) depuis les ports de Bandar Anzali, Noshahr, Bandar-é Shâh (aujourd’hui renommé Bandar Torkoman), port Amir Abad et Fereydoun Kenar, situés sur les côtes de la mer Caspienne au nord de l’Iran.
D’autres convois reliaient directement Qazvin en partant de Basorah et Beslan depuis Dzhulfa sans passer par la capitale. Les convois remontent du sud vers le nord en passant par les villes de Andimeshk, Shiraz, Malâyer au sud, Ispahan, Khorram Abâd, Hamadân, Qom et Kâshân au centre, Karadj, Téhéran, Semnân, Shahroud et Sâri au centre-nord, avant de se diriger soit vers Mashhad au nord-est pour rejoindre le port de Türkmenbachi et les villes d’Achgabat et Serdar au Turkménistân, soit vers Zandjân, Miâneh, Tabriz au nord-ouest pour rejoindre les villes de Lankaran (Azerbaïdjân), Erevan (Arménie), Tbilissi (Géorgie) et Beslan (Ossétie du Nord).
Les moyens déployés par les Alliés pour acheminer le matériel par le corridor iranien fut véritablement colossal : avec l’aide du Commonwealth britannique, les Etats-Unis livrèrent aux Soviétiques plus de 5 millions de tonnes de matériel et de ravitaillement destiné aux troupes d’occupation en Iran. Une partie du matériel rejoignait le front nord-africain après août 1943, année durant laquelle l’Afrique du Nord fut libérée des Allemands, permettant ainsi la navigation des convois alliés dans la Méditerranée en passant notamment par le canal de Suez. Il faut cependant attendre l’entrée en guerre de la Turquie contre l’Allemagne le 25 février 1945 pour qu’elle autorise les convois de ravitaillement à circuler sur son territoire ou à franchir la mer Noire.
Les convois étaient répartis entre le Quatermaster Corps américain et le Royal Army Service Corpsbritannique, suppléés tous deux par un personnel civil regroupant des manœuvres, des comptables et des ingénieurs. Les Américains sont en cette période appréciés de la population en raison de l’inexistence d’un passé colonial en Iran, contrairement aux Russes et aux Anglais. Des conseillers américains furent d’ailleurs détachés auprès du gouvernement iranien ou des forces armées, à l’image du colonel Herbert Norman Schwarzkopf, ancien commissaire de police du New Jersey, qui fut chargé de 1942 à 1946 de la formation de la gendarmerie impériale[15].
II – Évolution politique de l’Iran entre 1942 et 1945
1) Conséquences immédiates de la Seconde Guerre mondiale pour l’Iran
Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale seront des plus désastreuses pour l’Iran, non seulement en raison de l’irrespect des Occidentaux envers sa neutralité, mais également en raison de la perte soudaine et brutale de son indépendance.
La mainmise sur les ressources iraniennes par les Britanniques, les Soviétiques et nouvellement les Américains, provoquent des conséquences des plus préjudiciables pour les Iraniens : les principales routes du pays, ainsi que le réseau ferré, sont sous leur contrôle, la main-d’œuvre utilisées pour l’effort de guerre étant bien entendu des ouvriers iraniens forcés de travailler et sous-payés. Le peu de ressources disponibles pour l’agriculture entraîne une mauvaise récolte en 1942, provoquant une famine dont mourront plusieurs milliers d’Iraniens, déjà éprouvés par l’important afflux de réfugiés venus d’Europe qu’ils reçurent du mieux possible compte tenu des circonstances et du manque de nourriture partout dans le pays. L’instabilité politique est la plus totale et le nouveau souverain doit son pouvoir au soutien d’abord britannique, puis américain, dont il n’est qu’une simple marionnette à laquelle n’est conféré qu’un pouvoir sobrement protocolaire.
En janvier 1942 est signé entre l’Iran, l’URSS et la Grande-Bretagne un traité reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de l’Iran, ainsi que son intégrité, en échange de sa pleine coopération logistique, mais non militaire, avec ses occupants. De plus, les envahisseurs promettent de sauvegarder l’économie iranienne des conséquences de la conflagration, ainsi que de quitter le territoire iranien « pas plus de six mois après la cessation des hostilités », conformément au cinquième article de l’accord. Au printemps, l’Iran n’entretient définitivement plus aucune relation avec les puissances de l’Axe et l’ensemble de leurs ressortissants sont expulsés. L’Allemagne mène toutefois durant l’été l’opération Fall Blau, destinée à s’emparer des zones pétrolifères de Bakou[16].
2) La Conférence de Téhéran (28 novembre – 1er décembre 1943)
L’Iran déclare officiellement la guerre à l’Allemagne le 9 septembre 1943, peu de temps avant la conférence dite des « Trois Grands » qui se tint à Téhéran du 28 novembre au 1er décembre 1943, au cours de laquelle Franklin D. Roosevelt, Winston Churchill et Joseph Staline, respectivement président des États-Unis, Premier ministre britannique et secrétaire général du Parti communiste soviétique, délibérèrent et adoptèrent l’action politique et militaire convenue à l’égard du IIIème Reich et de l’Empire du Japon. C’est également au cours de cette conférence que Roosevelt présente à Staline le projet des Nations Unies à travers l’idée d’une organisation internationale regroupant les Etats afin d’exposer et de résoudre leurs différents.
L’entrée de l’Iran dans le conflit mondial fut surtout la condition préalable à la disposition d’un siège iranien au futur Conseil des Nations Unies, dont la Déclaration est signée par le Shâh. Les historiens occidentaux n’ont retenu de cette conférence que cette décision ; pourtant, c’est durant cette conférence de Téhéran qu’est signée la « Déclaration des trois puissances concernant l’Iran », attribuant la fourniture d’une assistance économique jusqu’au terme du conflit et au-delà. De plus, cette déclaration engage les trois protagonistes à respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Iran. Nous verrons dans un autre article que cela ne fut pas le cas pour les Soviétiques qui ne quittèrent l’Iran qu’en mai 1946 sous la pression de l’ONU nouvellement créée (les Britanniques et les Américains s’étaient quant à eux retirés en janvier 1946). Le sort de la Turquie et de l’Iran sont âprement discutés et donne lieu à la signature le 1er décembre par les trois puissances alliées d’un protocole reconnaissant les préjudices subis par l’Iran et la nécessité d’instaurer une aide économique pour la reconstruction du pays.
Téhéran est également durant cette période la scène d’un affrontement plus secret et plus mythique entre les services de renseignements alliés et allemands. Des rapports du NKVD, les services de contre-espionnage soviétiques, attestent du projet d’assassinat des trois dirigeants par des commandos allemands conduits par Otto Skorzeny, officier SS dont la légende s’est forgée autour de son audace lors de missions particulièrement périlleuses, comme ce fut par exemple le cas lors de l’opération Eiche[17]. Le responsable de la sécurité de Roosevelt, Mike Reilly, informé plusieurs jours avant la tenue de la conférence, est chargé de sécuriser la capitale et la légation américaine où Roosevelt est sensé s’installer le 27. Avant son retour au Caire, le NKVD l’informe du parachutage la veille de plusieurs dizaines de commandos allemands sur Téhéran. En réalité, la situation fut moins dangereuse que voulurent bien le faire croire les Soviétiques : en effet, bien que les services de renseignement britannique et américain nient l’existence d’une telle opération, Otto Skorzeny confirmera que cette dernière fut envisagé mais immédiatement rejetée par Hitler avant toute planification puisque jugée irréalisable.
III – Conclusion
Les troupes américaines et britanniques quittent l’Iran en janvier 1946, conformément à leurs engagements. Cependant, les Soviétiques, qu’animent d’expansionnistes desseins en Azerbaïdjan iranien, refusent de se retirer du nord-ouest du pays, en proie depuis novembre 1945 à des révoltes sécessionnistes menées par des gouvernements séparatistes soviético-communistes proclamant l’indépendance de cette région. Débute alors la crise irano-soviétique, considérée comme le commencement de la Guerre froide entre les puissances américaine et soviétique. Nous retracerons dans un autre article cet épisode de l’Histoire moderne de l’Iran, parmi les plus importants pour comprendre le nationalisme iranien et l’influence qu’eurent les États-Unis sur la politique intérieure iranienne durant le règne de Mohammad Rezâ Shâh Pahlavi.
En 2009, le président de la République islamique d’Iran Mahmoud Ahmadinejad adresse une lettre au secrétaire général de l’ONU afin de réclamer une indemnisation pour l’occupation de l’Iran et les préjudices subis par le peuple iranien de 1941 à 1946. Il déclare publiquement :
« Nous réclamerons des compensations pour les dommages de la Seconde Guerre mondiale qu’a subi notre pays. J’ai désigné une équipe pour le calcul des coûts, j’écrirai une lettre au secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon demandant à ce que l’Iran soit dédommagé. Pendant cette période la population iranienne a subi une lourde pression et le pays de lourds dégâts mais l’Iran n’a jamais reçu aucune compensation à ce jour. »
L’ONU se distinguera par l’élégance de son absence de réponse… L’Iran n’a à ce jour jamais été indemnisé pour son invasion et son occupation durant la Seconde Guerre mondiale.
[1] Ahmad Matin-Daftari (1897-1971) fut également sénateur. Il était titulaire d’un doctorat passé en France.
[2] Mahmoud Jâm (1884-1969) fut Premier ministre du 3 décembre 1935 au 26 octobre 1939. Francophone autodidacte, il occupa diverses fonctions comme professeur de français, traducteur, ministre des Affaires étrangères, ministre des Finances, ministre de l’Intérieur, sénateur et ambassadeur en Égypte et en Italie. Son fils Fereydoune épousera Shams Phalavi, la sœur de Mohammad Rezâ Pahlavi.
[3] Ali Mansour (1890-1974) fut également ambassadeur en Italie, au Vatican et en Turquie, ainsi que Premier ministre à deux reprises (une seconde fois du 23 mars au 26 juin 1950).
[4] Après des études primaires et secondaires à Téhéran, Gholâmali Bâyandor (né le 13 décembre 1898) est admis à l’École de l’Armée en 1920, d’où il sort avec le grade de second lieutenant. Il participe en 1921 aux opérations de pacification dans la province du Mâzandarân qui lui vaudront la médaille d’or des opérations militaires remise par Rezâ Pahlavi, alors sardâr-é sepâh. Bâyandor part ensuite se spécialiser en France à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et à l’École de Guerre de Paris. Il fera également partie des premiers officiers envoyés en formation en Italie en 1931 afin de composer la Marine impériale iranienne dont il prend le commandement. L’amiral Bâyandor est tué le matin du 25 août 1941, refusant de quitter son bâtiment qui est en proie aux tirs britanniques.
[5] Nous reproduisons ici cette déclaration, en date du 25 shahrivar 1320, correspondant au 16 septembre 1941 :
« Pahlavi, Chah d’Iran,
Considérant le fait, que j’ai dépensé toute mon énergie dans les affaires du pays durant toutes ces années et m’y suis affaibli, je sens que maintenant le temps est venu pour une jeune personne énergique et habile de prendre en charge les affaires du pays, qui nécessitent de constantes attentions, et de s’en donner les moyens, pour la prospérité et le bien-être de la nation. Ainsi, j’ai confié la charge monarchique au Prince Héritier, mon successeur, et me suis résigné. À partir de ce jour, le 25 shahrivar 1320, la nation entière, à la fois les civils et les militaires, doivent reconnaître en la monarchie mon Prince Héritier et successeur légal, et faire pour lui tout ce qu’ils ont fait pour moi, protégeant les intérêts du pays.
[6] Yves Bomati et Houchang Nahâvandi, Mohammad Réza Pahlavi : le dernier shah / 1919-1980, Perrin, 2013.
[7] Cette anecdote est rapportée par Amir Aslan Afshar et Ali Mirfatrous dans leur ouvrage Mémoires d’Iran : complots et trahisons, Mareuil Editions, 2016.
[8] Shâpour Bakhtiâr, Yekarnagi (Ma Fidélité), éditions Khâvarân, Téhéran, 1982, p. 31.
[9] Shâpour Bakhtiâr, extraits de Ma fidélité, éditions Albin Michel, 1982, pour la France et éditions Khâvarân, 1982, pour l’Iran.
[10] Nous pouvons déceler dans ces propos une certaine rancœur vis-à-vis de la révolution qui l’a chassé du pouvoir seulement trois années avant la parution de son ouvrage.
[11] Il nous a paru intéressant de souligner cette citation : serait-ce un tacle adressé à l’ayatollah Khomeyni, justement âgé de 77 ans en 1979 et prenant le pouvoir pour instaurer une nouvelle Constitution en Iran ?
[13]Journal de Nathan Davidoff. Le Juif qui voulait sauver le Tsar, éditions Ginkgo, 2002, p. 171.
[14] Né le 19 janvier 1941, Khosrow Sinâï décède de la covid-19 le 1er août 2020. Il fut élevé au rang de chevalier de l’ordre du mérite de la République de Pologne en 2008.
[15] Le colonel Schwarzkopf sera en 1953 l’un des organisateurs de l’opération AJAX et durant plusieurs années l’un des formateurs de la tristement célèbre Savak. Son fils, Norman Schwarzkopf, ancien élève de la Community High School de Téhéran, deviendra célèbre en menant la guerre du Golfe dans les années 1990.
[16] Dernière phase de l’offensive, l’opération Edelweiss conduite de juin à septembre 1942 sera un échec pour les Allemands qui ne parvinrent à conquérir l’Azerbaïdjân et à conséquemment rompre le Corridor perse.
[17] L’opération Eiche, menée le 12 septembre 1943, permit de libérer Benito Mussolini retenu prisonnier au Campo Imperatore, en Italie.
Durant la seconde moitié du 19ème siècle, la situation des bazaris s’est considérablement dégradée et la mainmise étrangère sur l’économie iranienne confisque au pays des ressources essentielles et freine considérablement son développement. Les étrangers présents en Iran au cours de cette période témoignent d’un mécontentement croissant vis-à-vis des souverains, dont les pertes territoriales importantes entretiennent mécontentement de la population, de même qu’un comportement qui est ressenti comme désintéressé envers le peuple de la part des souverains qâdjârs. Les Britanniques voient dans leurs multiples interventions, de même que celles des Russes, les raisons du maintien de la dynastie qâdjâre jusqu’au 20ème siècle.
La révolte du tabac constitue l’événement déclencheur et témoigne d’une situation s’aggravant pour la dynastie régnante. Tout commence en 1872, lorsque Nâsseraddine Shâh Qâdjâr négocie avec le baron de Reuter de multiples concessions, dont celle du tabac, lui octroyant le contrôle sur la croissance, la vente et l’exportation du tabac persan. L’attribution de ces concessions provoque une indignation générale parmi la population iranienne et suscite également la désapprobation du gouvernement russe. Le gouvernement britannique se montra quant à lui réticent devant des ambitions qu’il juge irréalistes. Dès lors, la pression nationale contraint l’année suivante Nâsseraddine Shâh à annuler cet accord, duquel il espérait tirer des ressources censées redresser l’économie iranienne déjà mal au point en raison de la mauvaise gestion perdurant depuis plusieurs années. Les bases d’une révolte nationale à l’encontre de l’appropriation étrangère des ressources iraniennes sont désormais actées, la population iranienne témoignant de son profond désir de sauvegarder sa souveraineté aussi bien économique que politique, de même qu’une telle idée d’impérialisme exacerbe les rivalités que se vouent les puissances européennes.
Cependant, Nâsseraddine Shâh ne retient pas l’enseignement que cette première fronde lui avait appris : le 20 mars 1890, il choisit d’accorder en l’échange de 15 000 livres sterlings la concession du tabac iranien au major britannique Gérald F. Talbot, désormais détenteur pour cinquante années du monopole sur la production, la vente et l’exportation du tabac iranien. De plus, l’état iranien perçoit un quart des bénéfices annuels nets ainsi qu’un dividende sur le capital fixé à 5%. Il est nécessaire de souligner que le tabac iranien est à l’époque un tabac très prisé des marchés étrangers en raison de son unicité et de sa qualité, de même que la demande intérieure ne cessait de croître. Le gouvernement russe émis dès septembre 1890 de retentissantes objections au motif que l’attribution de cette concession violait les règles de libre commerce stipulées par le traité de Turkmanchaï. N’y prétend guère d’attention, Nâsseraddine Shâh poursuivit son attribution.
Durant l’automne, le major Talbot vend la concession à l’Imperial Tobacco Corporation of Persia, établissant de la sorte une régie unique propriétaire du tabac iranien dont l’actionnaire principal n’était autre que le major Talbot lui-même. Cette régie détentrice du monopole ne laissait d’autre possibilité aux cultivateurs iraniens que de lui vendre leur production à un prix qu’elle seule pouvait fixer. Cette lucrative industrie employait à cette époque plus de 200 000 Iraniens pour qui le tabac garantissait un moyen de subsistance sûr, qu’ils soient bazaris ou agriculteurs. Désormais, la production de tabac et la permission de le produire sont réglementées par la Régie qui fixe l’offre et la demande au détriment des producteurs et des vendeurs iraniens : une telle situation a pour conséquence de briser l’équilibre économique instauré de longue date et de fragiliser des emplois qui furent jusqu’à présent garantis pour nombre d’Iraniens.
Le major Talbot se rendit en Iran en février 1891 afin de superviser l’installation de sa régie ; peu de temps s’écoule après sa venue que le souverain publie officiellement l’acte de concession, qui déclenche immédiatement des vitupérations à travers tout le pays. Bien que la colère gronde et que l’indignation se fait entendre, notamment par le biais de pancartes affichées dans les grandes agglomérations, le Premier ministre Amin Al-Soltân reçoit au mois d’avril le directeur Julius Ornstein pour lui assurer du soutien plénier que lui témoigne le gouvernement iranien, dont certains membres réceptionnent des missives anonymes rapportant le mécontentement populaire.
Des manifestations éclatent en ce printemps 1891, menées par les bazaris, avec en tête le riche marchand Hadji Mohammad Malek al-Todjar, pour qui cette concession menace directement les intérêts ; cherchant le soutien des moudjtahid[1], dont le rôle a toujours été d’une grande importance dans la vie religieuse shî’ite iranienne. Les manifestants sont dès lors rapidement rejoints par le clergé désireux de protéger les intérêts iraniens de la mainmise étrangère qui menacerait ce qu’ils considèrent être une communauté nationale religieuse. Cette notion peut paraître floue pour des Occidentaux du 21ème siècle ; elle est cependant à rapprocher de la chrétienté médiévale dans sa conception d’un univers où le domaine du divin a toute son importance et exerce par sa présence la raison même de l’existence et l’ordonnance de cet univers. De plus, une telle concession menace directement les intérêts détenus par le clergé à travers le waqf[2] et viole la loi islamique qui considère l’interdiction d’achat et de vente du tabac de plein gré par un individu comme illégale.
La contestation s’enracine rapidement à Téhéran, Tabriz et Shirâz. Les religieux, désireux pour certains de consolider leur pouvoir, sont rapidement rejoints par les intellectuels qui souhaitaient comme eux combattre la domination de l’Iran par des puissances étrangères, de même qu’ils espéraient l’obtention de droits civiques et l’affaiblissement d’une monarchie qu’ils jugeaient décadente dans ses devoirs. Lors des récoltes de 1891, plusieurs cultivateurs de la région de Kâshân vont sous l’égide de Mahmoud Zaim brûler leurs récoltes afin de manifester leur farouche opposition à ce monopole britannique. La situation s’envenime lorsque le shâh décrète en mai 1891 l’expulsion du pays du mollâ[3] Seyed ‘Ali Akbar, dont les prêches dirigés contre la concession sont parmi les plus écoutés à Shirâz. Ce dernier rencontre lors de son départ Djamal al-Din al-Afghâni qui s’empresse à sa demande d’adresser un courrier à l’ayatollah Mirzâ Hassan Shirâzi[4] dans lequel il l’appelle à défendre l’Iran contre un souverain qu’il n’hésite pas à qualifier de « criminel ». L’ayatollah envoie au shâh un télégramme pour l’avertir des troubles que l’octroi de la concession de tabac occasionne, sans succès. L’éviction de Seyyed Ali Akbar n’empêche guère les autres régions d’Iran de connaître une mobilisation sans précédent, fortement soutenue par les bazaris de Téhéran qui multiplient les lettres de protestation directement adressées au monarque. La contestation s’organise à travers tout le pays : à Ispahân est organisé le boycott (trouver mot français) du tabac avant même la promulgation de la fatwa de l’ayatollah Shirâzi, tandis que des manifestations ont lieu dans les villes de Mashhad, Kermân, Qazvin, Yazd et Kermânshâh. A Tabriz, ville azérie située dans une région qui n’est pourtant pas productrice de tabac, les bazaris ferment le bazar et les clercs leurs madrasas.
L’ayatollah Shirâzi décide en décembre 1891 d’émettre une fatwa[5] déclarant l’usage du tabac illégale aux yeux de la loi islamique. D’abord perçue avec scepticisme quant à la justesse de son fondement, les opposants se rangent très rapidement derrière cette fatwa lorsque l’homme de Science la confirme : dès lors, nombre d’Iraniens refusent de fumer à travers tout le pays, tandis que les bazaris s’associent à la fronde en fermant les bazars. Le Shâh et son Premier ministre Amin Al-Soltân ne peuvent enrayer le mouvement et se retrouvent dans une position fort délicate, allant même jusqu’à craindre une intervention russe. La fatwa est très largement suivie, tant par la population qui raffole du tabac jusqu’au point de le consommer dans les mosquées que par les femmes du harem royal qui cessent de fumer, alors que les domestiques du shâh refusent de lui préparer son narguilé. Devant les hésitations du gouvernement britannique de soutenir l’Imperial Tobacco Corporation of Persia, Nâsseraddine Shâh décide finalement d’annuler la concession en janvier 1892. Les problèmes ne sont pourtant pas résolus puisque l’annulation de la concession entraîne irrémédiablement le versement d’indemnités à l’entreprise lésée ; de difficiles négociations s’ouvrent alors et aboutissent finalement au versement de 500 000 livres prélevées des finances publiques iraniennes, ce qui laisse les finances du pays dans une situation des plus délicates, obligeant l’Iran à contracter un prêt auprès de la Russie.
Les conséquences pour l’autorité du shâh sont désastreuses, tant au point de vue politique que moral ; il n’en ressortira que plus hostile à l’encontre des Occidentaux, refusant désormais toute contribution européenne en Iran. Les manifestations démontrent quant à elle la détermination populaire d’entraver toute tentative d’appropriation des ressources iraniennes par des entités étrangères et le pouvoir du clergé dans le jeu politique iranien, pouvoir qui ne cessera dès lors de croître. Ce protectionnisme va s’enraciner dans les fondements intellectuels des Révolutions constitutionnelle de 1906 et islamique de 1979 et perdure encore aujourd’hui en Iran comme une véritable volonté d’émancipation de souveraineté nationale.
[1] Un moudjtahid est un savant musulman compétent pour prononcer une interprétation personnelle sur un élément de droit islamique, interprétation dénommée idjtihâd. Ses principes émanent de quatre sources : le Qorân, la Sunna du Prophètes et des Imâms pour les shî’ites, l’Ejmâ (c’est-à-dire le consensus unanime) et le Aql (l’organe de la connaissance dans notre monde pouvant se traduire par l’Intellect ou la Raison). Trois sortes de moudjtahid existent : 1) les moudjtahid fil-madh’hab, élaborant une synthèse dans le cadre d’une école juridique interprétative nommée madh’hab ; 2) les moudjtahid al-mutlaq al-muntasib, élaborant leur synthèse à travers des textes divergents toujours dans le cadre d’une école juridique interprétative ; 3) les moudjtahid al-mutlaq, dont les compétences leur permettent d’élaborer une synthèse issue de textes divergents sans se référer à une école juridique quelconque. Cette dernière catégorie est considérée comme exceptionnelle.
[2] Le waqf désigne les donations qu’un particulier offre à une œuvre pieuse et charitable pour une durée perpétuelle et dont les usufruits sont inaliénables et placés sous séquestre.
[3] La lettre h en fin de mot n’existe pas en persan ; son rajout en langue française provient peut-être de l’influence de l’orthographe des mots Allah et ayatollah. À noter que le mot mollâ est très peu usité en Iran, principalement utilisé dans les traductions ou dans les surnoms de certaines célébrités iraniennes, le mot désignant les religieux étant âkhound. Son équivalent sunnite est ouléma.
[4] Mohammad-Hassan al-Husseyni al-Shirâzi (né à Shirâz le 25 avril 1815 et décédé à Samarra, en Irak, le 20 février 1895) représentait l’autorité shî’ite suprême en Iran. Il entame ses études dès l’âge de quatre ans et les poursuit plus tard dans les villes d’Ispahân en 1832, puis en Irak, à Karbala et Nadjaf en 1845 aux côté du Sheikh Morteza Ansari. Il lui succède à sa mort en 1864. En 1874, il s’installe à Samarra et fonde le premier séminaire shî’ite de la ville, avant de revenir en Iran quelques années plus tard. Le doute plane concernant la mort de son fils Mohammad qui aurait été assassiné par des mercenaires britanniques.
[5] Une fatwa, signifiant en arabe « réponse », « éclairage », constitue un avis juridique rendu par un faqih dans le cadre d’une demande individuelle ou judiciaire concernant un point de jurisprudence. Elle est un avis religieux n’incluant pas forcément une condamnation et ne peut être appliquée qu’en cas d’adoption dans un cadre législatif islamique. Un faqih est nécessairement un ayatollah mais tous les ayatollahs ne sont pas forcément des faqih.
La dynastie des Qâdjârs régna sur l’État sublime d’Iran (Dowlat-é elliyé-yé Irân) de 1786 à 1925. D’origine turkmène, elle est issue des tribus qizilbash, servante de la dynastie safavide depuis sa fondation par Shâh Ismâïl en 1501.
1) Agha Mohammad Khân Zâdeh, premier shâh qâdjâr.– Fils de Mohammad Hassan Khân (1715-1758 ou 1759), descendant de Genghis Khân, né le 14 mars 1742 à Esterabad, le jeune Mohammad Khân est castré à l’âge de sept ans par Adel Shâh Afshar, vassal des Zand. Dans son livre Les Rois oubliés – L’épopée de la dynastie radjare, le prince Ali Qâdjâr déclare que seules ses testicules furent sectionnés conciliant les ordres reçus et la pitié de leur exécutant pour une enfant qu’il ne souhaitait pas priver du plaisir des femmes. Cette castration influence le futur souverain, dont le règne est marqué par une extrême sévérité toutefois non exempte d’une vue visionnaire.
Ce chef eunuque de la tribu turkmène qâdjâre, originaire du nord de l’Iran, est capturé et envoyé à Shirâz, alors capitale des Zand, en 1762. Il parvint à s’enfuir en 1779, période marquée par l’instabilité consécutive au décès de Karim Khân Zand[1] qui lui profite pour être intronisé roi en 1789 et mener une rébellion qui se terminera par la capture en 1794 du dernier roi zand Lotf-Ali Khân Zand[2], à qui il fit crever les yeux avant de l’exécuter. Ordonnant également l’aveuglement de plusieurs milliers d’habitants de Kermân qui l’avaient pourtant soutenu, il est considéré pour ces châtiments comme un souverain cruel ; cette souvenance contraste pourtant avec son caractère pieux rongé par la culpabilité de ses actes et recherchant chaque soir dans le secret de ses appartements la miséricorde divine. Il fut le premier souverain à s’établir à Téhéran en 1783, alors petit village à côté de l’antique ville de Rey.
En 1795, il attaque la Géorgie, vassal de la Russie dirigé par l’impératrice Catherine II de Russie, dite la Grande-Catherine. Il fait incendier Tiflis et rétablit la souveraineté perse sur la Géorgie, provoquant ainsi une réplique militaire de la Russie qui se conclut par la guerre russo-persane de 1796. Le conflit terminé et après avoir déposé la dynastie des Afsharides[3] en s’emparant de Mashhad en 1796, Agha Mohammad Khân est couronné shâhanshâh de Perse le 21 mars 1796. Durant son règne, ilreconquiert la majeure partie des dépendances iraniennes situées dans la région du Caucase, réunifiant de la sorte un empire morcelé depuis la fin de la dynastie des Safavides.
Alors qu’il demeure dans son camp après la prise de Choucha, ville située dans la région du Karabagh, l meurt assassiné le 17 juin 1797 par deux valets condamnés à la peine capitale en raison d’une dispute mais demeurés libres pour la nuit. Bâbâ Khân, son neveu gouverneur du Fârs, lui succède sous le nom de Fath-Ali Shâh Qâdjâr.
2) Fath-Ali Shâh Qâdjâr, deuxième shâh qâdjâr. – Né le 25 septembre 1772 à Damghan sous le nom de Bâbâ Khân, ce fils de Hossein Qoli Khân Qâdjâr, puissant chef qâdjâr et frère de Agha Mohammad Khân, succède à son oncle le 17 juin 1797 jusqu’à sa mort survenue le 23 octobre 1834 à Ispahan. D’abord gouverneur du Fârs, il tente après son couronnement de reconquérir la Géorgie mais ne parvint à soumettre le prince Georges dont la Russie vient au secours. L’Iran connaît ses premières défaites de l’époque moderne à l’issue de cette guerre russo-persane qui se déroule de 1804 jusqu’en 1813. Historiquement proche de l’Iran, la région du Caucase passe sous l’influence russe et les pertes territoriales iraniennes s’avère importantes : le khanat de Bakou et le khanat de Kouba, tout deux situés en Azerbaïdjân et le khanat de Derbent, situé en Russie, sont désormais sous la gouvernance russe. Devant la supériorité de son adversaire, Fath-Ali Shâh tente de s’allier avec des puissances européennes, notamment la France. Une alliance franco-iranienne est conclue en 1805 lors du traité de Finkenstein ; elle sera abandonnée par la France dès lors que Napoléon conclura avec la Russie le traité de Tilsitt en 1807. L’Iran tente alors de s’allier aux Britanniques, sans succès. Fath-Ali Shâh Qâdjâr déclare la guerre à la Russie ; l’armée conduite par son second fils Abbas Mirza essuie une défaite iranienne face à l’armée russe beaucoup plus moderne.
Le conflit se conclut en 1813 par la signature du traité de Golestân, considéré par les Iraniens comme le plus humiliant qu’ils eurent à signer en raison des importantes amputations territoriales au profit de la Russie qu’il exigeait : la Géorgie est annexée et la perte du nord du Caucase est inévitable. Ainsi les provinces géorgiennes de l’Iméréthie et de la Mingrélie, la province caucasienne du Daghestân, la province arménienne de Karabakh, les provinces azéries du Chirvân, du Gandjâ ainsi que les trois massifs montagneux du Talych, situés aujourd’hui en Azerbaïdjân.
En 1813, il conquiert la province afghâne de Hérat, appartenant au roi de Kaboul, mais ne peut la conserver en raison de l’absence de compréhension entre ses fils Abbas-Mirza et son aîné Mohammet-Ali qui conduit à un mauvais commandement des troupes iraniennes. Fath-Ali Shâh Qâdjâr poursuit sa politique guerrière en déclarant la guerre à l’Empire ottoman en 1821, qui conduira à la signature en 1823 un traité à l’avantage de la Perse. A la mort de l’empereur russe Alexandre en 1825, le Shâh tente de reconquérir les territoires perdus mais est défait après une première victoire par le général russe Ivan Fiororovitch Paskevitch. En 1828, une seconde défaite face à la Russie entraîne la signature du traité de Turkmanchaï le 21 février : l’Iran perd l’Arménie iranienne, composée du khanat d’Erevân, du khanat de Nakhitchevân et du siège du patriarcat arménien de Sainte-Etchmiadzin et la frontière est fixée le long de la rivière de l’Araxe. Malgré l’alliance conclue avec les Britanniques, ceux-ci ne porteront aucune assistance à leur allié iranien. Des émeutes populaire éclatent au début de l’année 1829, protestant contre la dominante influence russe et l’intensification du Grand Jeu entre la Russie et la Grande-Bretagne, au cours desquelles la légation russe à Téhéran est saccagée et Alexandre Sergueïevitch Griboïedov assassiné[4].
Très fier de sa barbe, apparemment la plus longue d’Iran, Fath-Ali Shâh laisse aussi dans l’Histoire le souvenir de son harem, composé d’une centaine de femmes qui lui donneront plus de deux cents enfants selon les estimations. Son règne témoigne également d’un retour aux arts persans, illustré par ses portraits qu’exécuta le peintre Mihr Ali, offerts notamment aux cours de France, d’Autriche et de Grande-Bretagne et les fresques à sa gloire inspirée des fresques sassanides qu’il fit graver. Son fils Abbas-Mirza, qui occupait le poste de gouverneur de l’Azerbaïdjân iranien, décède en 1833 ; héritier désigné pour lui succéder, sa disparition ne laisse d’autre choix au souverain vieillissant que de désigner pour lui succéder le fils de son enfant disparu, Mohammad Mirza.
3) Mohammad Shâh Qâdjâr, troisième shâh qâdjâr. – Né à Tabriz le 5 janvier 1808, Mohammad Mirzâ Shâh Qâdjâr exerce d’abord la fonction de gouverneur d’Azerbaïdjân avant de succéder à son grand-père en se faisant couronner le 23 octobre 1834. Sa succession fut compliquée en raison de la tentative de prise de pouvoir de son oncle Ali Mirza qui ne pourra régner seulement quarante jours avant de transmettre le pouvoir au chancelier Mirzâ Abolqâsem Qâem Maqâm Farâhani[5] que Mohammad Shâh Qâdjâr trahira par la suite, conformément aux désir de son vizir Hâdji Mirzâ Âqâsi[6].
Durant son règne, il doit faire face aux Britanniques qui souhaitent asseoir leur domination sur l’Afghânistân et tente de prendre Hérat en 1838. Tentant de tisser des liens avec de grandes puissances européennes, il envoie un officier à la Cour du roi de France Louis-Philippe afin de gagner le soutien français qui s’ensuit en 1839 avec l’envoi à Tabriz de deux instructeurs militaires français. En parallèle est menée l’ambassade du comte Edouard de Sercey[7], qu’accompagnent le peintre Eugène Flandin (1809-1889) et l’architecte Pascal Coste (1787-1879). Quelques mois avant son décès, survenu le 5 septembre 1848, des suites de la goutte dont il souffrit toute sa vie durant, il reçoit à Téhéran Xavier Hommaire de Hell[8], conduisant une expédition scientifique française. La mémoire de Mohammad Shâh Qâdjâr, bien qu’il dût également s’occuper du mouvement politico-religieux du babisme, s’efface devant le souvenir de son épouse Mahd-é ‘Oliâ[9], la mère de son héritier Nâsseraddine Shâh Qâdjâr. Mohammad Shâh Qâdjâr est inhumé au sanctuaire de Fâtemeh Masoumeh de Qom.
4) Nâsseraddine Shâh Qâdjâr, quatrième shâh qâdjâr. – Né à Tabriz le 16 juillet 1831, Nâsseraddine Shâh Qâdjâr demeure le souverain qâdjâr le plus fameux, dont le règne dura quarante-huit ans. Informé du décès de son père alors qu’il se trouve à Tabriz, il est soutenu par Amir Kabir[10] dont l’aide lui permet d’être couronné le 5 septembre 1848. Il tente sous son règne de récupérer la Perse orientale et les territoires perdues sous les derniers Safavides désormais passée sous influence anglaise, notamment la ville de Hérat, entraînant de la sorte la guerre anglo-persane de 1856 à 1857, qui se soldera à la suite d’un débarquement anglais et de la bataille de Boushehr par le traité de Paris (1857) imposant aux Iraniens le retrait d’Afghânistân et l’acceptation contrainte d’un traité commercial, en plus d’être assujettis à présenter leurs excuses aux Britanniques. Ce traité conférant à ces derniers la suprématie sur les anciens territoires iraniens est ressenti comme profondément humiliant par les Iraniens et pèsera sur les relations futures entre les deux pays. Bien que sa gouvernance paraisse plutôt celle d’un dictateur, il n’en manifeste pas moins des tendances réformatrices. La persécution des baha’is et des babis pousse l’un d’eux à tenter d’assassiner le shâh en 1852.
Nâsseraddine Shâh Qâdjâr fut le premier monarque iranien qui visita l’Europe en 1871, 1873 et 1889. Son assistance à une manœuvre militaire russe en 1873 lui inspire l’idée de fonder la brigade cosaque persane, qui jouera un rôle des plus essentiels au cours de la Révolution constitutionnelle et dans l’accession au pouvoir de Rezâ Shâh Pahlavi ; il fait composer cette même année 1873 un hymne national par le compositeur français Alfred Lemaire[11]. Il est également le premier souverain iranien à être fait chevalier de l’ordre de la Jarretière par la reine Victoria en 1873 lors de sa visite à Londres. Il voue une véritable fascination pour les technologies qu’il découvre, notamment la photographie : premier iranien à se faire photographier, ses portraits exécutés par Nadar demeurent célèbres.
Sa rencontre avec le britannique Gerald Talbot en 1890 et la signature d’un contrat lui accordant la propriété de l’industrie du tabac en Iran provoque la révolte du tabac, révolte qui pèsera lourdement dans la suite de l’histoire moderne iranienne au même titre les trop nombreux avantages accordés aux Européens, à l’exemple des propriétés des revenus attribuées en 1872 à Paul Julius Reuter[12] : celles-ci comprenaient les routes et chemins de fer, le télégraphe, les moulins, la presque totalité des mines et des extractions terrestres, les réseaux fluviaux, l’ensemble des forêts iraniennes ainsi que les industries présentes et futures du pays, comme les travaux publics, en l’échange d’un intérêt durant cinq années ainsi que 60% des revenus net pour une durée de vingt années. Ces concessions durent être annulées devant la fronde commune des milieux d’affaires associés au clergé et aux nationalistes. D’autres innovations occidentales telles que la poste, les transports ferroviaires, les banques, la presse sont importées durant son règne, toujours au détriment des Iraniens qui ne participent guère aux bénéfices, tous reversés aux Occidentaux.
Nâsseraddine Shâh Qâdjâr est assassiné le 1er mai 1896 par Mirzâ Rezâ Kermâni[13], un partisan de Djamal al-Din al-Afghâni[14], lorsqu’il vint prier au mausolée de Shâh Abdol Azim ; situé à Rey, le souverain y est inhumé. Cet assassinat, le premier exécuté par un homme lambda, va dès lors encourager les forces d’oppositions. En effet, dans la pensée iranienne, le monarque est d’origine divine et tous les précédents assassinats résultaient de luttes fratricides ou de prise de pouvoir par d’autres dynasties émergentes. De dignité divine, la fonction royale devient un poste contestable par le brisement de ce tabou.
Parmi ses proches sont couramment retenues les figures de ses enfants Zell-é Soltan et Tadj Saltâneh. Zell-é Soltân signifiant « l’ombre du roi », Massoud Mirzâ Zell-é Soltân[15], fils aîné du souverain, n’obtint jamais le titre de Prince parce que sa mère Effat-os Saltâneh n’était pas qâdjâre. Il fut toutefois gouverneur d’Ispahân de 1874 jusqu’à la révolution constitutionnelle. Fille préférée de son père, Tadj Saltâneh[16] figure quant à elle parmi les personnages historiques de l’Iran moderne en raison de ses qualités exceptionnelles dans divers domaines qu’elle étudia de manière autodidacte : littérature iranienne, arabe et française, histoire, philosophie, musique et peinture trouvèrent ses préférences. Femme de lettre, elle publia ses Mémoires tout comme son père – qui fut le premier souverain iranien à écrire les siennes. Appréciant particulièrement la Révolution française et les philosophes dits des « Lumières », elle critiqua les choix de son demi-frère Mozaffaraldin Shâh, n’hésitant pas à le juger despotique et lui prédire une révolution.
[1] Karim Khân Zand (1705-1779), fondateur de la dynastie Zand et Shâh de Perse de 1760 à 1779.
[3] La dynastie des Âfshâriyân régna sur l’Iran entre 1736 et 1749. Cette tribu originaire du Turkestân s’installa en Âzerbaïdjân après la conquête mongole et furent déplacés par Shâh Ismâïl (1487-1524, fondateur de la dynastie des Safavides en 1501) vers le Khorâsân dans le but de contrer l’offensive ouzbèke.
[4] Diplomate russe, également compositeur et homme de lettre, Alexandre Sergueïevitch Griboïedov (né en 1795), décoré par le shâh de l’Ordre du Lion et du Soleil pour son rôle d’importance durant la guerre turco-persane de 1821 à 1823, dirigea les pourparlers avec les chefs de clans iraniens après la guerre russo-persane de 1826-1828. Renvoyé à Téhéran en 1829, il est assassiné le 30 janvier lors du saccage de la légation, très certainement commandité par le docteur John McNeil, diplomate de la Couronne britannique, qui redoutait l’influence russe en Perse.
[5] Mirzâ Abolqâsem Qâem Maqâm Farâhani (né à Arak en 1779 – mort à Téhéran le 28 juin 1835), est le fils de Mirzâ Isâ Qâem Maqâm Farâhani, serviteur de la Cour qâdjâre pendant une vingtaine d’année. Il fut assassiné selon les ordres de Mohammad Shâh Qâdjâr Il est également l’auteur de plusieurs livres, dont Monsha’at.
[6] Hâdji Mirzâ Âqâsi (né à Mâkou vers 1783), fut vizir (Sadr-é Âzam) de 1835 jusqu’à son décès survenu vers 1848. Initié au soufisme dès son plus jeune âge, il saura utiliser avec intelligence ces connaissances pour contrer le clergé shî’ite traditionnel. L’Histoire retient un personnage antipathique et manipulateur dont la gouvernance permit l’enrichissement d’une aristocratie renforcée. Pour Shoghi Effendi et les babistes, il est l’« Antéchrist » de leur Révélation.
[7] Le comte Edouard de Sercey (1802-1881) fut diplomate et chef de mission. Il nous laisse ses souvenirs d’Iran dans La Perse en 1840, publié dans La Revue contemporaine en mars et mai 1854.
[8] Ignace Xavier Hommaire de Hell (né à Altkirch en 1812 et mort à Ispahân en 1848) fut un géographe et voyageur en Russie et en Perse. Sa veuve Adèle Hommaire de Hell nous laisse le témoignage de sa mission dans son ouvrage posthume Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français pendant les années 1846, 1847 et 1848, Paris, P. Bertrand, 1854-1860, 3 volumes.
[9] Maleké-Djahân Khânom (1805-1873), titrée Mahd-é ‘Oliâ (« Sublime Berceau »), exerça un rôle considérable dans les premières années de règne de son fils.
[10] La figure historique du grand réformateur que fut Amir Kabir (1807-1852) mériterait de s’y attarder plus longuement mais ne rentre malheureusement pas dans le cadre de cette étude. Nous pouvons résumer en quelques lignes son œuvre : Premier ministre en 1835, il est l’instigateur des réformes de l’armée et de la réorganisation intégrale de l’administration, contribuant à moderniser l’Iran en fondant le premier établissement d’enseignement supérieur iranien Dar-ol Fonoun, en réformant le système fiscal et en encourageant le développement du commerce et de l’industrie. Il fut condamné à mort par des membres de la Cour en 1852. Nous invitons le lecteur désireux à lire l’article de notre confrère Behrouz Geravand : Amir Kabir, le premier réformateur de la société iranienne sous les Qâdjârs, traduction de Poupak Shirvani Mahdavi, https://faceiran.fr/amir-kabir-reforme-iran/.
[11] Alfred Jean-Baptiste Lemaire (né à Aire-sur-la-Lys le 15 janvier 1842 et décédé à Téhéran le 24 février 1907) fut le compositeur nommé en 1873 directeur général des musiques de l’armée perse par Nâsseraddine Shâh Qâdjâr. C’est sous son ordre qu’il composa l’hymne national royal, en vigueur entre 1873 et 1909.
[12] Le baron Paul Julius von Reuter (1816-1899), homme d’affaire britannico-allemand fondateur de l’agence de presse Reuters.
[13] Mirzâ Rezâ Kermâni fut très tôt orphelin de père et hérita de lui la ferme familiale et les dures conditions l’accompagnant, qu’il finit par abandonner pour suivre des études coraniques à Yazd. Il fut pendu le 12 août 1896 sur la place Toup Khâneh à Téhéran (aujourd’hui place Imâm Khomeyni) pour l’assassinat du shâh.
[14] Sid Djamâl al-Din al-Afghâni (né à Hamadân en 1837 ou 1839 et décédé à Istanbul le 9 mars 1897, est un penseur considéré comme l’un des principaux théoriciens du panislamisme. Son œuvre, celle d’un rationaliste à la fois pourfendeur de l’impérialisme européen dirigé contre les nations musulmanes et défenseur d’une constitutionnalisation des pouvoirs politiques musulmans en régimes parlementaires, présente une tentative de conciliation des principes coraniques avec la modernité très grandement inspirée par le soufisme et la philosophie shî’ite. Il fonda en Égypte d’une loge maçonnique associée plus tard au Grand Orient de France. Sa controverse avec le philosophe français Ernest Renan, à l’occasion d’un voyage à Paris en mars 1883, est restée fameuse : il y défend un islam ouvert à une raison qui fut selon lui submergée par les traditions et parfaitement compatible avec l’essor scientifique que connaît le monde moderne en cette époque. Son œuvre mériterait plusieurs études qui, nous l’espérons, verront le jour afin d’apporter à notre connaissance de l’Orient islamique et de sa philosophie une lumière nouvelle et ô combien salutaire.
[15] Né à Tabriz le 5 avril 1850 et décédé à Ispahân le 2 juillet 1918.
[16] Née à Téhérân le 14 février 1883 et décédée dans la même ville le 25 janvier 1936.