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Nature et Géographie

Géographie de l’Iran

La géographie de l’Iran est des plus contrastée. Elle présente des paysages variés allant des montagnes de l’Elbourz aux forêts de feuillus de l’ancienne Hyrcanie, en passant par les vastes étendues de désert et de steppe des plateaux centraux et de l’est.

géographie de l'Iran

La géographie de l’Iran actuel constitue un territoire de 1 648 000 kilomètres carrés. Cela équivaut à une superficie trois fois plus grande que celle de la France. Les frontières sont demeurées presque identiques depuis la perte des régions caucasiennes annexées par l’Empire russe en 1828 consécutivement au traité de Tourkmantchaï.

Géographie terrestre de l’Iran

Une géographie de plateaux et de déserts

Le pays présente une grande diversité de paysages en raison de son relief varié et de ses différents climats. Depuis l’Antiquité, ces paysages furent aménagés ou transformés par l’homme. On peut distinguer un vaste haut plateau central entouré de barrières montagneuses, ainsi que des plaines dans la périphérie de l’Iran. Ces caractéristiques font de l’Iran un pays au carrefour de différents mondes.

Le plateau central de l’Iran occupe la majeure partie de la surface du pays avec une altitude moyenne de 900 mètres. Celui-ci se situe dans le centre et le centre-est du pays et il est rare qu’il s’abaisse en dessous de 600 mètres. Principalement aride, cet immense espace presque vide d’hommes est constitué de vastes cuvettes sédimentaires désertiques. Les rivières qui descendent des montagnes qui encadrent le plateau se perdent dans ces cuvettes.

Le Dasht-é kavir, ou « Grand Désert », est l’un des deux déserts salés particulièrement inhospitaliers qui occupent les hauts plateaux centraux, s’étendant au nord-est sur 80 000 kilomètres carrés. L’autre désert, le désert de Sep, est situé au sud-est du plateau. Couvrant une superficie de 50 000 kilomètres carrés, il est constitué de roches, de sable et de sel, en faisant l’un des milieux tropicaux les moins propices à la vie animale ou végétale. Les écarts thermiques quotidiens peuvent aller jusqu’à 70° : 50° la journée et jusqu’à -20° la nuit.

Une géographie de montagnes

L’Elbourz, une chaîne montagneuse qui se prolonge vers l’est avec le Kopet dagh et les monts du Khorassan, sépare le nord du plateau des rives méridionales de la mer Caspienne. L’Elborz (ou Alborz), situé dans la région proche-orientale, est la plus haute chaîne de montagnes de la région. La crête sommitale de cette chaîne dépasse rarement les 3 000 mètres dans sa partie centrale. Le massif du Takht-é Soleyman, situé au nord-ouest de Téhéran, est le centre de la chaîne et possède plusieurs glaciers. Les sommets granitiques, tels que le sommet de l’Alam Kuh qui s’élève à 4 850 mètres, possèdent des murs de pierre imposants, comparables à ceux des hautes Alpes centrales.

Les pics les plus élevés de l’Elbourz sont des volcans éteints, tels que le Sabala près d’Ardabil qui culmine à 4 811 mètres. Cependant, le point culminant du pays est le Damâvand qui se situe au nord de Téhéran et atteint l’altitude de 5 610 mètres. L’Elbourz, qui est une barrière imposante, marque une séparation climatique et humaine nette. Elle sépare le plateau aride (par exemple, Téhéran ne connaît que 27 jours de pluie par an) des plaines humides du Gilān et du Māzandarān qui bordent la mer Caspienne et ont un climat subtropical humide.

Le mont Damavand, en Iran.
Deux années furent nécessaires pour réaliser ce film.

Vers l’ouest, la chaîne des monts Zagros, orientée du nord-ouest au sud-est, est un immense complexe montagneux de près de 1 500 kilomètres qui sépare le plateau iranien de la plaine mésopotamienne située à l’ouest. Les monts Zagros, constitués de hauts plateaux et de chaînes majoritairement calcaires, s’élèvent jusqu’à 4 547 mètres au Zarde Kuh, au sud d’Ispahan. En raison de cette longueur, les monts Zagros sont formés de plusieurs ensembles distincts.

Les régions du Kurdistan et du Sud de l’Azerbaïdjan présentent un relief confus propice à la persistance des irrédentismes en raison des hivers rigoureux des hautes terres. La partie centrale de la chaîne qui s’étend entre Ispahan et Chiraz, est la région la plus élevée avec des sommets dépassant souvent les 4 000 mètres. Cette zone fut pendant longtemps fréquentée par les nomades Bakhtiaris, Lors et Qashqaï qui y ont trouvé leurs pâturages d’été. L’altitude diminue dans la partie méridionale de la chaîne qui s’oriente ensuite de l’ouest vers l’est en direction des montagnes de Kerman puis du Makran dans la région du Baloutchistan.

Bien que les murailles méridionales du plateau soient généralement moins élevées, elles comprennent des sommets impressionnants tels que le Kuh-é Lalezar, qui culmine à 4 465 mètres d’altitude, ou le Kuh-é Taftan, un volcan de 3 941 mètres d’altitude situé au sud de Zahedan, près de la frontière afghane. Vers l’est, jusqu’à la province afghane de Herat qui fut longtemps une extension du monde iranien dans cette direction, le relief reste accidenté avec de multiples failles. Cela explique la forte sismicité de la région à l’origine de catastrophes comme le tremblement de terre survenu à Bam en 2003.

Géographie aquatique et fluviale de l’Iran

Des plaines et des lacs

Au-delà des barrières montagneuses qui encadrent le plateau central, on trouve les plaines. La plaine du Khouzistān, qui s’étend au sud-ouest, est géographiquement proche de la Mésopotamie arabe. Elle est riche en ressources en eau et en pétrole depuis un siècle. La plaine côtière, le long de la mer Caspienne, se situe à vingt-huit mètres en dessous du niveau de la mer. Elle correspond aux régions du Gilān et du Māzandarān et bénéficie d’un climat particulier qui en fait une région très favorable à l’agriculture. En revanche, le Makran, anciennement connu sous le nom de Gédrosie, qui s’étend à l’extrémité sud-est du pays le long de l’océan Indien, est très aride.

Certaines cuvettes intérieures laissent place à des étendues d’eau, notamment des lacs. Ainsi le Jaz Muriān dans le Makran au sud-est, les lacs de la région de Chiraz au sud-ouest, et le vaste lac d’Urmiah entre Tabriz et la frontière turque au nord-ouest. Ces lacs sont souvent marécageux. Les régions où ils se trouvent sont peu accueillantes et peu peuplées, voire totalement vides. Les anciens axes de communication les évitent. Le plateau est entouré de chaînes montagneuses élevées.

Les fleuves en Iran

Les régions situées de part et d’autre des grandes chaînes de montagnes connaissent une répartition des eaux qui en descendent et accueillent les principales agglomérations telles que Téhéran, Yazd, Chiraz, Mashhad et Ispahan, qui sont arrosées par la rivière Zâyand-é Rud. Ces régions ont toujours été le long des routes reliant les différentes villes entre elles, évitant ainsi les terres arides et inhospitalières des hauts plateaux.

La plupart des cours d’eau sont endoréiques et ne se jettent pas dans la mer. Seul le Sefid Rud qui se jette dans la mer Caspienne dans le Gilān est issu du plateau iranien. Dans le sud-ouest, le Karun traverse le Khouzistān, descend des Zagros et rejoint le Tigre au niveau du delta formé avec l’Euphrate. Environ 60% des eaux de surface se concentrent dans cette région limitrophe de l’Irak. Cela explique l’importance des enjeux de la guerre entre Iran et Irak de 1980 à 1988.

L’eau en Iran

Plus de la moitié du pays, notamment le centre, l’est et le sud-est, reçoit moins de 300 millimètres de précipitations par an. Cependant, contrairement à la péninsule arabe voisine, l’eau n’est pas rare en Iran. Certaines régions en sont même très bien pourvues. C’est notamment le cas des provinces riveraines de la mer Caspienne, qui bénéficient d’un climat subtropical humide propice à la culture du riz ou du thé, avec jusqu’à 1 200 millimètres de précipitations annuelles.

De plus, l’altitude élevée des régions montagneuses de l’ouest et du nord entraîne la formation d’un important manteau neigeux, dont la fonte alimente les rivières qui descendent vers les régions voisines, même pendant l’été. La répartition des précipitations met en évidence deux régions très différentes. L’Iran septentrional et occidental, plus élevé et plus humide, abrite les deux tiers de la population sur un peu plus d’un quart du territoire.

En revanche, à l’est d’une ligne allant des rives du Gorgān, qui se jette dans la mer Caspienne au sud de la frontière du Turkménistan, jusqu’à Chiraz en passant par Ispahan, les précipitations sont toujours inférieures à 200 millimètres, ce qui définit la limite d’une région appartenant à la zone aride.

La structure géologique de l’Iran a toutefois permis l’existence d’importantes nappes d’eau souterraines exploitables grâce à des galeries, les qanât. Ceux-ci constituent des réseaux de plusieurs dizaines de kilomètres permettant l’irrigation de régions entières. Sans eux, ces territoires seraient condamnées à retourner au désert. Ces techniques ont une très longue histoire, probablement depuis l’ancien royaume d’Ourartou étendu au début du premier millénaire jusqu’à hauteur du lac de Van et de l’actuelle Arménie.

Climat et flore, une particularité de la géographie de l’Iran

Les régions peuvent connaître des températures élevées en été, allant jusqu’à 50°C dans le sud. Cependant, l’altitude et la sécheresse de l’air rendent le climat des grandes villes supportable. La température moyenne avoisine 29°C en juillet à Téhéran. En raison du caractère continental du pays, les amplitudes thermiques annuelles sont importantes et les hivers peuvent être froids à Téhéran ou Tabriz (3°C et -2°C respectivement en janvier).

Cependant, la température en janvier à Bandar Abbas, situé sur la côte du golfe Persique, au niveau du détroit d’Ormuz, est d’environ 18°C.

Levé de soleil durant une éclipse au-dessus du golfe Persique

La géographie de l’Iran lui permet d’avoir une végétation naturelle qui varie d’une région à l’autre. Malheureusement, les magnifiques forêts de feuillus de l’Elbourz et de l’ancienne Hyrcanie ont subi une dégradation très importante en raison de la surexploitation des deux derniers siècles. Les anciennes chênaies du Zagros sont également un souvenir du passé. Les forêts ne couvrent actuellement plus que 11 % du territoire.

En revanche, la steppe et le désert dominent les plateaux du centre et de l’est, ainsi que le Baloutchistan au sud-est. Les cultures agricoles et les activités pastorales traditionnelles sont adaptées aux différentes conditions régionales. La géographie de l’Iran permet de trouver des pâturages dans les hautes terres de l’Ouest, des palmiers-dattiers du Sud, du Khouzistān au Baloutchistan, du riz et du thé dans le Gilān, et des orangers dans le Māzandarān.

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Histoire

La Seconde Guerre mondiale en Iran

par Morgan Lotz

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La Seconde Guerre mondiale en Iran est très fortement méconnue en Occident, voire oubliée pour la plupart de ses aspects. Saviez-vous que des réfugiés polonais furent accueillis en Iran ? Que le consul d’Iran à Paris sauva plusieurs milliers de Juifs condamnés à la déportation ? Que ce même consul put compter sur l’aide d’un médecin ouzbèk et d’un avocat mulhousien ? Que des Iraniens s’engagèrent dans l’armée française en 1940 ?

Cet article commencera par présenter un résumé de la Première Guerre mondiale et étudiera brièvement l’évolution politique et historique de l’Iran au cours des années 1920 et 1930 pour mieux comprendre le contexte de la Seconde Guerre mondiale en Iran. Une première partie présentera l’invasion de l’Iran en 1941, une seconde ses aspects les plus méconnus et enfin une troisième présentera la période comprise entre 1942 et 1945.

Introduction :

Histoire et évolution de l’Iran de la Première à la Seconde Guerre mondiale

I – La Première Guerre mondiale en Iran

Afin de bien comprendre la politique iranienne pendant la Seconde Guerre mondiale, il est nécessaire de bien comprendre les raisons qui poussèrent Rezâ Shâh à choisir certains rapprochements diplomatiques ou motiver certaines décisions pour réformer le pays. L’Iran du début du 20ème siècle est dominé par la Russie tsariste et la Grande-Bretagne qui exercent une sorte de protectorat partagé allant pour les Britanniques du sud du Pakistan jusqu’à la moitié sud et est de l’Iran à travers ce qu’ils nommèrent l’ « Empire des Indes ».

Stratégiquement situé entre trois belligérants, les Ottomans, les Britanniques et les Russes, et doté d’importantes réserves de pétroles, l’Iran, officiellement neutre pendant la Première Guerre mondiale, a tout de même subi les velléités du conflit. Tentant de rallier à leur combat de nombreux chefs locaux dont la chute des Qâdjârs favorisait les désirs d’indépendance, cette campagne militaire dénommée « Campagne de Perse » verra s’affronter de décembre 1914 à octobre 1918 les troupes russes et britanniques principalement venues de l’Empire des Indes (le Raj britannique) et les troupes des Empires centraux, notamment les Empires ottoman et allemand.

Le principal affrontement consiste en l’avancement à travers l’ouest iranien des troupes russes pour rejoindre la garnison britannique de Kut, en Irak, alors assiégée en cette fin d’année 1915 par les Ottomans. Les troupes russes n’arriveront jamais à temps, positionnées à 90 kilomètres de la frontière irakienne lorsque la garnison de Kut capitule le 29 avril 1916. L’un des objectifs russes prévoyait d’atteindre le golfe Persique afin d’y établir une infrastructure portuaire, ce qui n’arrivera pas. Quelques accrochages se produisent toujours régulièrement dans le secteur d’Hamadân, située  à l’ouest de l’Iran.

Parallèlement, Wilhelm Waßmuß, un fonctionnaire du consulat allemand en Perse surnommé « le Lawrence allemand », parvint à convaincre ses supérieurs de Constantinople – l’actuelle Istanbul, en Turquie – de sa capacité à fédérer les tribus iraniennes pour se révolter contre les Britanniques. Admirablement intégré à la culture iranienne, portant jusqu’aux vêtements des populations locales, il établit ses premiers contacts en 1915 et distribue des brochures incitant à la révolte jusqu’à sa capture par un chef local qui le remet aux Britanniques ; il parviendra finalement à s’échapper et à regagner son camp.

Prise par la Révolution bolchevique en 1917, la Russie n’est alors plus en mesure de défendre la région du Caucase devant l’avancée des armées ottomane et allemande. En janvier 1918, le général britannique Lionel Dunsterville est alors envoyé en Azerbaïdjân afin d’empêcher la prise des installations pétrolifères de Bakou. A la tête d’un groupement surnommé la « Dunsterforce », composée de véhicules blindés, de quatre avions et de 1000 soldats venant de Grande-Bretagne, d’Australie, du Canada et de Nouvelle-Zélande ainsi que de 300 cosaques « blancs », restés fidèle au Tsar, Dunsterville traverse l’Iran en contournant Tabriz. Les Britanniques gagnent l’Azerbaïdjân où débute la bataille de Bakou en juin 1918. Les combats éclatent dans la ville même le 26 août lorsque l’armée islamique du Caucase lance une offensive contre les forces britanniques stationnées dans la ville. Devant une situation s’aggravant, les Britanniques évacuent finalement la ville le 14 septembre pour se replier à Bandar-é Anzali, en Iran.

Les Iraniens sont aussi confrontés directement aux forces ottomanes : ainsi le commandant des forces ottomanes en Mésopotamie, Halil Pacha (1882-1957), gouverneur de la province de Baghdad et commandant de la 6ème armée turque à partir de 1915, va superviser le génocide des Arméniens et des Assyriens dans l’est de la Turquie mais aussi en Iran où des Iraniens seront également massacrés. Le chef kurde Simko Shikak (1887 – assassiné en 1930) va quant à lui mener le combat contre les Iraniens et prendre part aux massacres des Assyriens en Azerbaïdjân occidental dans les villes de Khoy et Salmas où il assassine le patriarche assyrien Simon XIX Benjamin en mars 1918.

Une délégation iranienne fut envoyée à la conférence de la paix de Paris en 1919 afin de réclamer le remboursement des dommages de guerre, ainsi que le rétablissement des frontières iraniennes avant l’invasion russe du 18ème siècle et l’annulation des avantages accordés aux étrangers. Malheureusement, le gouvernement britannique l’empêchera de se rendre à la conférence et aucune demande ne fut par conséquent portée à la connaissance des diplomates en charge du Traité de Versailles.

II – Contexte et évolutions historiques des années 1920 et 1930

1) La fin de la dynastie qâdjâre et l’avènement de la dynastie pahlavie (1925)

Depuis 1909, Ahmad Shâh Qâdjâr occupe le Trône du paon. Jugé peu puissant et incapable d’affronter les troubles internes en Iran et les intrusions étrangères, il ne parvient guère à faire cesser l’occupation de vastes étendues du territoire iranien par les troupes soviétique et britannique depuis le début de la Première Guerre mondiale.

Ahmad Shâh Qâdjâr

La Révolution soviétique de 1917 n’avait rien changé à la situation iranienne. Un mouvement révolutionnaire voit le jour en 1920 dans la province du Gilân, située au nord du pays : dirigé par Mirzâ Koutchek Khân, les Jangalis sont assistés par l’Armée rouge et fondent au mois de mai 1920 la République socialiste soviétique de Perse, qui sera par la suite écrasée par Rezâ Shâh.

Craignant la contamination révolutionnaire bolchevique en Iran qui aurait représenté un danger pour le Raj britannique, les Anglais décident une action dont les conséquences s’avèreront bien plus importantes qu’ils ne l’eurent prévu. Ayant maintenu une mainmise depuis le 19ème siècle sur l’Iran, dont est imputable la mauvaise situation économique et le partage avec les Russes de nombreuses régions du territoire, les Britanniques tentent d’établir au moyen du traité anglo-persan de 1919 une zone tampon le long des zones frontalières irano-soviétiques et d’imposer un protectorat. Intrinsèquement refusé par les Iraniens, dont le souvenir d’une Perse bradée aux étrangers depuis plusieurs décennies les blessait, le Parlement refuse de ratifier le traité qu’Ahmad Shâh avait pourtant signé à contrecœur. Mécontents de cette situation, les Britanniques décident alors d’imposer par la force un nouveau chef de gouvernement qui saura satisfaire leurs exigences. Leur choix se porte sur le journaliste Seyyed Zia’eddin Tabâtabâi qui deviendra Premier ministre de février à juin 1921 et sur le général de brigade Rezâ Khân qu’ils eurent nommé commandant de la Brigade cosaque en 1918 en raison de sa popularité et de sa capacité à contrôler le pays devenu très instable, cela en dépit de leur préférence pour un officier anglophile. Hostile aux Britanniques et ne cautionnant aucunement le traité anglo-iranien de 1919, de même qu’il voit dans ce complot ourdi par la Grande-Bretagne la prolongation de leur contrôle et de la déchéance de l’Iran, Rezâ Khân voit en cette occasion l’opportunité de jouer un rôle d’envergure dans le pouvoir iranien.

Rezâ Khân Pahlavi

Ainsi, dans la nuit du 20 au 21 février 1921, profitant d’une situation politique des plus confuses et désordonnées, Rezâ Khân parvient-il avec seulement 2000 hommes à prendre le contrôle de Téhéran sans qu’aucun combat n’éclate. Dépouillé de ses pouvoirs, Ahmad Shâh le nomme alors sardâr-é sepâh(c’est-à-dire « chef de l’armée ») le 1er mars et Ministre de la Guerre le 22 avril. Une célèbre affiche placardée sur les édifices publics le 21 février proclamant un message signé au nom de Rezâ Khân à la population sous le titre de « Moi, j’ordonne… » dévoile déjà son nouveau rôle d’homme fort à la tête du pays, réformateur de l’armée rétablissant l’ordre public et la sécurité nationale, animé d’un ardent nationalisme iranien. Il est nommé Premier ministre le 28 octobre 1923, fonction qu’il cumule avec celles de généralissime des armées et ministre de la Guerre jusqu’au 1er novembre 1925, lendemain du dépôt d’Ahmad Shâh par le Parlement. L’ancien shâh d’Iran avait déjà quitté le pays depuis deux ans pour des raisons de santé et vivait en France, où il mourut en 1930 à Neuilly-sur-Seine. Son décès marque la fin officielle de la dynastie qâdjâre en Iran : Rezâ Khân devient désormais le nouveau souverain, connu sous le nom de Rezâ Shâh Pahlavi.

2) Les réformes militaires de Rezâ Shâh et la modernisation de l’armée iranienne

La modernisation de l’armée iranienne entreprise par Rezâ Shâh Pahlavi dès sa prise de pouvoir va permettre à l’Iran de tisser des liens diplomatiques et commerciaux avec plusieurs puissances européennes. Bien que le projet de constituer une marine de guerre iranienne fut porté par Amir Kabir sous le règne de Nasseredin Shâh (1848–1896), son assassinat mit fin à ce projet, faute de poursuivant.

Rezâ Shâh passant ses troupes en revue

L’établissement d’une marine de guerre exigeait pour l’Iran un soutien étranger qu’il trouvera discrètement en Italie dans le courant des années 1920. Mussolini y voit la possibilité de contrer les Britanniques en développant une menace maritime dans la région du Golfe persique. Douze bâtiments dont deux croiseurs sont commandés et des ingénieurs iraniens sont envoyés en formation en Italie.

Marins iraniens durant les années 1930

Des usines d’aviation militaire et d’armement sont créées dans la région de Téhéran sous l’emblème shâhbâz, signifiant « faucon royal ». L’Armée de l’Air persane est établie par Rezâ Shâh dès 1921 comme branche des Forces armées impériales : elle ne devient opérationnelle qu’en février 1925 avec l’achèvement des formations des pilotes. Les Etats-Unis ayant refusé de livrer du matériel militaire à l’Iran dans les années 1920 en invoquant un traité de 1918, Rezâ Shâh se tourne alors vers des fournisseurs européens, notamment la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui fourniront les avions nécessaires à l’Armée de l’Air. Prévoyant aussi la modernisation de son infanterie, Rezâ Shâh envoie les jeunes officiers en formation dans les académies militaires européennes ; ils reviendront en Iran dès 1930 pour intégrer l’Armée de terre impériale perse et former la nouvelle Académie militaire où trente officiers français viendront former les officiers iraniens, recevant un grade dans l’armée iranienne pour leurs services rendus.

3) La politique de modernisation de l’Iran menée par Rezâ Shâh

Inspiré par son voisin turc Mustapha Kemal Atatürk, Rezâ Shâh entreprend également la modernisation de l’Iran en appliquant une politique d’occidentalisation avec l’aide de pays européens comme la France, l’Allemagne et la Suède, prenant soin d’écarter l’URSS et l’Angleterre anciennement colonisateurs. Les Britanniques seront d’ailleurs fortement irrités par l’important partenariat commercial avec l’Allemagne – commencé dès la République de Weimar –  qui devient en 1939 le premier partenaire commercial de l’Iran, exportant en échange près de 10 millions de tonnes de pétrole en 1938. En 1940, la moitié des importations iraniennes proviennent d’Allemagne, tandis que 42% des exportations iraniennes y sont destinées.

Char léger de 38 tonnes acheté par l’Iran à la République tchèque

Cependant, les différents modèles fascistes se développant en Europe fascinent Rezâ Shâh qui y décèle une source d’inspiration pour son projet de moderniser l’Iran. Des organisations de jeunesses sont créées et se développent  et des personnalités comme le général Mohammad Fazlollâh Zâhedi manifestent leur sympathie nazie en favorisant des rapprochements économiques et diplomatiques. La position de l’Iran demeure pourtant claire, le pays reste neutre.

4) Les relations entre l’Iran et l’Allemagne dans les années 1930

Sous le règne de Rezâ Shâh, l’Iran tisse de nombreux partenariats et échanges commerciaux avec des pays européens, en particulier la France, l’Allemagne et l’Italie. N’ayant guère de sympathie pour Mussolini, le souverain iranien ne cache cependant pas son admiration pour Hitler, dont les réussites économiques qui permirent à l’Allemagne de se redresser et de s’ordonner l’inspirent, semblablement à bon nombre de personnes dans les années 1930 au cours desquelles l’étendue des crimes nazis n’était pas encore réellement connue. Partenaire économique privilégié, l’Allemagne envoie en 1936 de nombreux industriels et universitaires en Iran. Détenant en exclusivité certaines exportations iraniennes, l’Allemagne équipe également l’armée iranienne et s’occupe de l’ingénierie des infrastructures ferroviaires.

En 1935, les ambassadeurs iraniens demandent aux chancelleries étrangères de modifier l’intitulé de leur pays « Perse » par « Iran ».  En effet, l’appellation « Perse » vient du mot parse, dérivation grecque du mot fârs, région située au sud de l’Iran d’où naquit le grand empire des Perses mondialement connu dans l’Antiquité. L’usage du mot Iran n’est donc pas un modernisme mais un retour au véritable nom du pays, que l’influence des historiens grecs avait fait oublier aux Occidentaux. Iran signifiant « pays des Aryens », une idée-reçue affirme que l’influence de l’Allemagne nazie poussa Rezâ Shâh à revenir au nom originel de la Perse ; en réalité, la Perse s’est toujours appelée l’Iran et les Iraniens se sont toujours eux-mêmes appelés Iraniens.

Seconde Guerre mondiale lien Iran Allemagne
Adolf Hitler fit parvenir à Rezâ Shâh Pahlavi une photographie dédicacée pour lui présenter ses vœux à l’occasion de Norouz 1936, le Nouvel An iranien.

Les étudiants iraniens partant suivre leurs études en Allemagne sont appelés par la propagande nazie les « fils et filles de Zoroastre », en référence à leur identité aryenne qui motive un décret spécial stipulant leur « pur aryanisme » et les dispensant de l’application des lois raciales promulguées à Nuremberg en 1935.

A travers son analyse des races et de leur classification traitée dans son ouvrage Mein Kampf, Adolf Hitler décrit les races non-européennes comme inférieures aux races européennes ; comprenant la contre-productivité que ce discours peut entrainer dans leur travail de sape des empires coloniaux français et britannique, les autorités nazies minimisent ces références dans leurs prises de paroles publiques, particulièrement dans le monde musulman où les forces politiques et économiques pouvaient jouer en leur faveur. Par exemple, le département persan de la radiodiffusion allemande chargée de la propagande, Radio Zeesen, diffuse de nombreux programmes s’inspirant de thèmes religieux auxquels il mêle des éléments idéologiques nazis, notamment l’idée de la mission eschatologique d’Adolf Hitler, le comparant au prophète Mohammad dans son combat contre les Juifs ou le décrivant comme l’envoyé de Dieu venu détruire les forces juives et communistes considérées comme les forces du Mal. Ces programmes ne trouveront cependant aucune appréciation chez les Iraniens et susciteront la désapprobation de Rezâ Shâh et l’opposition de Mohammad Rezâ Pahlavi après son sacre en septembre 1941, refusant tous les deux la qualification messianique conférée à Hitler et décelant dans ces programmes l’empêchement de leur construction d’un régime laïc.

Les Iraniens de confession juive jouissaient en Iran de l’ensemble des droits civiques au même titre que n’importe quel autre Iranien, de même que leur liberté culturelle et religieuse était assurée et reconnue. Le gouvernement iranien informa les autorités allemandes durant toute la durée du conflit qu’il ne considérait aucune distinction entre les Iraniens juifs et les autres Iraniens : cet état d’esprit des Iraniens se révèle par l’accueil en Iran des réfugiés juifs de Pologne à partir de 1942 ou bien encore par le secours du consul d’Iran à Paris Abdol-Hossein Sardari (cf. deuxième partie de cet article, parties II et III).

Première partie :

La Seconde Guerre mondiale en Iran et son invasion en août 1941

I – L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’invasion de l’Iran (septembre 1939 – août 1941)

1) Le contexte géopolitique entre 1939 et 1941

Lorsqu’éclate en Europe le 1er septembre 1939 le conflit qui allait devenir la Seconde Guerre mondiale, l’Iran entretient des relations diplomatiques et commerciales avec la plupart des belligérants mais n’en demeure pas moins officiellement neutre. En effet, Rezâ Shâh voyait d’un mauvais œil et avec une certaine inquiétude les ambitions britanniques et soviétiques concernant l’Iran, de même qu’il se méfiait de l’expansionnisme allemand et de son idéologie. De plus, les Anglais sont fortement contrariés par l’attitude de Rezâ Shâh vis-à-vis des Allemands, cette situation étant renforcées par de vieux contentieux qui perdurent. Devant l’évidence qu’aucun de ces acteurs ne servirait véritablement les intérêts iraniens, il proclame le 4 septembre 1939 la neutralité de l’Iran et réaffirme cette neutralité le 26 juin 1941 à la suite de l’invasion de l’URSS par les armées allemandes. Berlin répond à la dépêche spéciale de Téhéran par le respect du choix iranien ; les Britanniques y voient quant à eux une connivence sans fard, renforçant ainsi leur méfiance à l’encontre de l’Iran et les motivant à renforcer leur influence dans un pays qu’ils considèrent encore comme leur chasse gardée.

Devant le risque d’une utilisation des infrastructures pétrolières iraniennes au profit de l’Allemagne, le Royaume-Uni avait conclut avec l’Iran en mai 1939 un accord concernant le règlement des livraisons de pétrole basé sur un mécanisme de crédit. Sur la scène politique intérieure, Ahmad Matin-Daftari[1] remplace Mahmoud Jâm[2] au poste de Premier ministre le 26 octobre 1939 ; réputé germanophile, il s’entoure dans son cabinet de nombreux conseillers antibritanniques et germanophiles. Alors qu’il est chargé de développer un partenariat économique avec l’Allemagne, Rezâ Shâh, craignant des représailles de la part des Britanniques, le remplace le 26 juin 1940 par Ali Mansour[3] dont les tendances et les conseillers sont l’exact inverse de son prédécesseur et le fait mettre aux arrêts.

Pilotes de chasse iranien dans les années 1930

L’éclatement du conflit et la situation de juin 1940 résultant de la défaite de la France réduisent les exportations anglaises vers l’Iran et entrainent un dangereux déséquilibre au détriment des Britanniques. Cependant, la mécanisation du conflit et l’utilisation massive d’armes mécaniques comme les blindées, ainsi que la nécessité d’utiliser l’aviation et la marine, essentialisent  les ressources pétrolières en un atout stratégique s’avérant vital pour tous les belligérants. L’Iran est un important producteur de pétrole : en témoigne l’exemple de la raffinerie d’Abâdân, propriété de l’Anglo-Iranian Oil Company, qui produit à elle seule en 1940 plus de 8 millions de tonnes de produits pétroliers. De plus, les bases aériennes britanniques de la RAF (Royal Air Force) présentes au Moyen-Orient sont approvisionnées depuis Bakou, en Azerbaïdjan, et Abâdân, en Iran.

La Seconde Guerre mondiale au Moyen-Orient sera en grande partie basée sur l’enjeu pétrolier et la sape de l’appui que trouvent la Grande-Bretagne et la France dans leurs protectorats de Syrie et d’Irak. L’oléoduc traversant la Syrie devient un enjeu vital pour les Britanniques puisqu’il alimente leur flotte pour l’ensemble de la Méditerranée et se retrouve menacé par le gouvernement de Vichy nouvellement allié de l’Allemagne. Justifiant de la sorte l’invasion des territoires sur lesquels Français et Anglais détenaient des mandats, ces derniers envahissent l’Irak mais se retrouvent empêchés de poursuivre leur avancée en Iran en raison de la convention signée en 1921 et interdisant aux anciens occupants russes et anglais d’intervenir à l’intérieur des frontières iraniennes . Le contentieux entre l’Iran et le Royaume-Uni s’envenime lorsque Rezâ Shâh accepte d’accorder l’asile aux Irakiens vaincus, dont le Premier ministre déchu Rachid Ali al-Gilani, qui rejoindra rapidement Berlin.

2) Les enjeux stratégiques de l’Iran pour les Soviétiques et les Britanniques

En vertu de la loi prêt-bail signée avec l’URSS adoptée par le Congrès américain en mars 1941, les Etats-Unis livrent du matériel militaire aux Soviétiques ; cette participation leur permet d’intervenir de manière directe dans le conflit sans recourir à la participation militaire, du moins jusqu’en 1942. Les convois s’acheminent dès lors à destination des villes russes de Mourmansk, Arkhangelsk et Severodvinsk à travers l’océan Arctique où les sous-marins de la Kriegsmarine et les chasseurs de la Luftwaffe exercent une pression considérable en coulant un nombre important de bâtiments alliés. Devant cette situation qui devient pour les Alliés un problème de plus en plus important en raison de son coût humain et matériel, l’Iran et son réseau de chemins de fer suscitent l’intérêt des Soviétiques qui décèlent son importance en raison de son éloignement des champs de bataille européens. L’Iran, en maintenant sa neutralité, empêche le moindre convoi de circuler sur son territoire, qu’il soit destiné à l’URSS ou bien qu’il relie les Indes britanniques à l’Egypte. De plus, l’offensive allemande au cours de l’opération Barbarossa en juin 1941 démontre la possibilité allemande de rejoindre rapidement le Caucase et de poursuivre son avancée en Azerbaïdjân, coupant ainsi efficacement l’approvisionnement du pétrole pour les Alliés en s’emparant des champs pétroliers de Bakou sous contrôle britannique.

La cavalerie iranienne dans les années 1930

L’opération Barbarossa est déclenchée le 22 juin 1941 : la Wehrmacht envahit l’URSS. Les villes de Minsk et Smolensk tombent rapidement, la seconde dès le 16 juillet, et Kiev est rapidement menacée en Ukraine, de même que les villes de Léningrad et Odessa. Les forces anglaises sont quant à elles confrontées à l’Afrika Korpsdu Général Rommel qui atteint la frontière égyptienne dans le courant du mois de juin 1941. Devant le risque de voir les forces allemandes se rejoindre au Moyen-Orient, les Britanniques prennent son contrôle en renversant les gouvernements qu’ils jugent non serviteurs de leurs intérêts : c’est le cas en Irak où le Premier ministre Rachid Ali al-Gillani est déchue en avril 1941 au terme d’une campagne militaire qui aura duré un mois et demi et s’achèvera par la signature d’un armistice le 31 mai. Durant le mois de juin, les Anglais aident les Forces Françaises Libres du Général de Gaulle à reconquérir le Liban et la Syrie, alors protectorats français sous les ordres de l’État français que gouverne le Maréchal Pétain à Vichy.

Le jour même de l’invasion allemande de l’URSS, l’ambassadeur britannique en poste à Moscou, Sir Stafford Cripps, demande au ministre soviétique des Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, de pénétrer militairement sur le territoire iranien. Dès lors, les consultations entre les deux nouveaux alliés vont rapidement convaincre Staline de passer à l’action, notamment devant le risque d’une menace portée par des agents allemands sur le transit du matériel américain à travers l’Iran. De même qu’il refuse ces convois, le Shâh refuse également d’expulser les résidents allemands présents en grand nombre en Iran.

Devant l’empressement diplomatique et la menace militaire des Anglais et des Soviétiques, Rezâ Shâh réaffirme le 26 juin 1941 la neutralité de l’Iran devant les ambassadeurs soviétique Andrey Andreyevich Smirnov et britannique Sir Reader Bullard qui le solliciteront encore le 19 juillet et le 16 août. Ces pressions renforcent les tensions et provoquent des rassemblements pro-allemands à Téhéran. Se heurtant au refus catégorique du souverain iranien d’engager l’Iran dans le conflit, les Soviétiques et les Britanniques n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’option militaire : le 13 août 1941 est décidée l’invasion de l’Iran.

Défilé de la police militaire iranienne dans les années 1930

L’ambassade soviétique à Téhéran annonce 5000 Allemands présents sur le territoire iranien tandis que les autorités iraniennes dénombrent 2500 Britanniques, 390 Soviétiques contre 690 Allemands et 310 Italiens (les chiffres iraniens semblent le plus correspondre à la réalité). Devant la menace d’une attaque désormais imminente, le gouvernement décide le 19 août d’annuler les permissions et de mobiliser 30 000 réservistes. Les journaux et la radiophonie diffusent dès lors des discours patriotiques. Disposant d’une armée de 200 000 hommes répartis en une dizaine de divisions d’infanterie, près de 70 chars légers et moyens fournis par l’armée tchèque ainsi que d’une force aérienne composée de 80 avions, l’Iran n’est pas en mesure de faire face aux armées soviétiques et anglaises.

L’expulsion immédiate de l’ensemble des ressortissants allemands présents en Iran est enfin annoncée le 25 août par les autorités iraniennes mais il est trop tard : le Premier ministre Ali Mansour reçoit une note soviétique et une note anglaise l’informant des « mesures de protection » prises en « conformité avec le sixième paragraphe du traité de Moscou de 1921 » par leurs nouveaux envahisseurs face aux agissements des agents allemands présents en Iran.

II – L’invasion de l’Iran en août 1941 : l’opération Countenance

Le 25 août 1941 est déclenchée l’opérationCountenance, dont l’objectif est d’envahir l’Iran et de contrôler son territoire afin d’empêcher l’Allemagne de s’emparer des ressources pétrolières présentes en Azerbaïdjân et en Iran et de convoyer le matériel militaire américain en URSS. S’achevant le 17 septembre, cet évènement constitue l’un des épisodes de la Seconde Guerre mondiale parmi les plus ignorés en Occident. Son importance est pourtant capitale pour les Soviétiques et les Anglais, qui scellent par la même occasion leur première action militaire commune.

1) Préparatifs de l’invasion

Les Britanniques informent les Soviétiques de leur complète préparation le 21 août 1941. Les Soviétiques étaient quant à eux particulièrement motivés par la nécessité de contrer l’arrivée éventuelle d’agents de renseignement et d’action allemands en Iran, comme en témoigne une directive prise le 8 juillet par le NKVD, le service de police politique soviétique. La planification des opérations est confiée au général Fiodor Tolboukhine, commandant du district militaire de Transcaucasie. Son dispositif est complété par le groupe britannique Iraq Force rebaptisé Paiforce pour Persian and Iraq Force et placé sous le commandement du lieutenant-général Sir Edward Quinan, également chargé de préparer le plan d’attaque.

Seconde Guerre mondiale Iran général Quinan
Le lieutenant-général Sir Edward Quinan

La Paiforce est constituée des 8th et 10thIndian Infantry Division (8ème et 10ème Divisions d’Infanterie Indienne) du général William Slim, de la 2nd Indian Armoured Brigade (2ème Brigade Blindée Indienne) du général John Aizlewood, de la 1ème Brigade de Cavalerie du général James Kingstone et enfin de la 21st Indian Infantry Brigade (21ème Brigade d’Infanterie Indienne). De plus, les No. 94 Squadron RAF, No. 244 Squadron RAF et No. 261 Squadron RAF (94ème, 244ème et 261ème escadrons de la Royal Air Force) viennent compléter ce dispositif, composés respectivement de chasseurs Hurricane, de bombardiers Blenheim IV et d’avions biplans.

Seconde Guerre mondiale Iran invasion soviétique
6ème Division Blindée soviétique dans la ville de Tabriz

Quant aux troupes soviétiques, le général Dimitri Kozlov commande sur le front de Transcaucasie les 44ème, 47ème et 53ème  Armées soviétiques, représentant un total de 150 000 hommes, accompagnés dans les airs par les 36ème et 265ème régiments de chasse, ainsi que le 336ème régiment de bombardier. Les forces aériennes représentent plus de 500 appareils dont 225 avions de chasse, 207 bombardiers et 90 avions de reconnaissance.

2) Offensive anglaise

L’offensive débute le 25 août 1941 à cinq heures avec le bombardement dans le port d’Abâdân du navire iranien Palang (signifiant « panthère » en persan) par le bâtiment britannique HMS Shoreham. Les autres navires iraniens, pour la plupart des patrouilleurs des garde-côtes de faible tonnage, sont soit coulés soit capturés par des navires britanniques et australiens. Pendant ce temps, une partie des forces britanniques débarque à Bandar-é Shahpour depuis le croiseur HMAS Kanimbladans le but d’investir et contrôler les installations pétrolières locales. La résistance iranienne ne dispose pas du temps nécessaire pour s’organiser, de plus que deux bataillons de la 8th Indian Infantry Division et 21th Indian Infantry Brigade partis de Bassorah traversent le fleuve Chatt-el-Arab qui délimite en partie la frontière avec l’Iran pour investir Abâdân. Ils ne rencontrent aucune résistance et occupent rapidement les infrastructures pétrolières, ainsi qu’ils contrôlent les nœuds de communication de la ville, protégés par les appareils de la RAF qui attaquent depuis l’aube les bases aériennes iraniennes et les infrastructures de communication.

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Le bâtiment de la Marine iranienne Badr coulé pendant l’assaut britannique.

Les terminaux pétroliers et les infrastructures pétrolières étant rapidement sécurisés, la 8th Indian Infantry Division(formées de 18th et 25th Indian Infantry Brigade placées sous le commandement de la 10th Indian Infantry Division) peut poursuivre son avancée dans le Khouzistân en direction de Qasr Shiekh qui sera prise le jour même et vers Ahvâz qu’elle atteindra le 28 lorsque Rezâ Shâh ordonnera la cessation des hostilités. Le soir du 25 août, l’armée iranienne est contrainte par le harcèlement aérien de la RAF de se battre en retraite en direction du nord-ouest ; l’aérodrome d’Ahvâz qui abrite une part importante de la flotte aérienne iranienne est détruit, empêchant de la sorte une réplique aérienne iranienne. Dès lors, les Britanniques contrôlent les villes d’Abâdân et Khorramshahr où la 6ème division iranienne opposa une forte résistance.

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Soldats britanniques présents dans la raffinerie d’Abadân, le 4 septembre 1941.

Le plan d’attaque britannique prévoit également un second axe plus au nord, où huit bataillons, dont  la 2nd Indian Armoured Brigade, commandés par le major-général William Slim font route depuis Khânaqîn (situé en Irak à seulement 12 kilomètres de la frontière iranienne) en direction des gisements de pétrole de Naft-é Shahr. Traversant le col Paytak, à proximité du village de Sarpol-é Zahab dans les monts Zagros, ils se heurtent le 27 août aux forces iraniennes qui y sont retranchées. Les Iraniens se rendent finalement dans la nuit du 29, demandant une trêve afin de négocier une reddition après leur bombardement et celui de Kermânshâh, où ils se replient.

3) Offensive soviétique

L’offensive soviétique a été minutieusement préparée par les généraux de l’Armée rouge : commandée par le général Vladimir Novikov, la 47ème Armée est positionnée le long de la frontière irano-soviétique. Composée de 37 000 hommes répartis dans les 63ème et 76ème divisions de montagne, le 236ème régiment d’infanterie, la 23ème division de cavalerie, les 6ème et 54ème régiments blindés et deux bataillons motocyclistes, elle est l’armée la mieux entraînée en raison de sa préparation sur un terrain présentant les mêmes caractéristiques géographiques et climatiques que le nord de l’Iran. La 44ème Armée est quant à elle basée près d’Astara, le long de la mer Caspienne et regroupe 30 000 hommes.

La 53ème Armée soviétique, sous le commandement du général Sergei Trofimenko, est constituée de forces issues du district militaire soviétique d’Asie centrale. Stationnée à Achgabat, au Turkménistan, elle est chargée de rejoindre Téhéran par le nord-est de l’Iran.

Seconde Guerre mondiale Iran Tabriz
Artillerie soviétique convoyée dans la ville de Tabriz.

Le 24 août 1941, les 44ème et 47ème Armées prennent position le long de la frontière iranienne. Le 25, les gardes-frontières soviétiques coupent dès l’aube les lignes de communication iraniennes, tandis que les forces aériennes soviétiques pénètrent dans le ciel iranien pour larguer des tracts en plus de mener des opérations de reconnaissance et de bombardement. La ville iranienne de Makou, proche de la frontière turque, est bombardée dans le but de neutraliser ses défenses. Les chasseurs soviétiques sillonnent le ciel iranien afin d’éliminer toute menace iranienne supposée atteindre la ville de Bakou, en Azerbaïdjân. Le président du parlement iranien déclare dans un premier temps le bombardement des villes de Tabriz, Ardabil, Rasht et Mashhad, avant que ces informations ne soient démenties. Dans le même temps, l’offensive terrestre se scinde en deux groupes, le premier partant de Tbilissi (située en Géorgie) pour rejoindre Tabriz et le second partant de Bakou pour rejoindre les troupes débarquées à Bandar-é Pahlavi (dénommé aujourd’hui Bandar-é Anzali), plus importante ville portuaire située au nord-ouest de la capitale. Les mauvaises conditions météorologiques perturbent le débarquement du 563ème bataillon d’artillerie qui doit retarder son arrivée ; seul le 105ème régiment d’infanterie de montagne parvient à gagner la côte iranienne. L’opération soviétique connaît des difficultés lorsque qu’un bâtiment soviétique est victime d’un tir ami résultant d’une confusion avec une vedette iranienne.

Le franchissement de la rivière Astarachay située au sud de la ville azérie d’Astara est retardé en raison de la pluie qui s’abat sur cette ville frontalière. Constituant l’opération la plus délicate, l’avancée des troupes terrestres est soutenue par la flotte soviétique. Devant l’avancée de la 44ème Armée, la 15ème division d’infanterie iranienne est obligée de battre en retraite ; les soviétiques parviennent de la sorte à s’emparer de Ahmadâbâd et Ardabil, dans laquelle ils font prisonniers les autorités civiles et militaires qui n’ont pas eu le temps d’évacuer la ville.

https://www.youtube.com/watch?v=g8h1ksyGzJ8
Vidéographie des informations intitulée Allies meet in Irandatant de 1941.

Du côté arménien, la 47ème Armée suit la route de Djoulfa (en Azerbaïdjân) jusqu’à Khoy et Tabriz et progresse sur une distance de 70 kilomètres dans le territoire iranien. La 76ème division de montagne entre dans Tabriz le 26 août sans rencontrer de résistance. Le jour même, les soldats de la 47ème Armée longent le chemin de fer trans-iranien en direction du sud avec l’objectif de rejoindre Qazvin.

L'opération Countenance durant la Seconde Guerre mondiale en Iran

Le 27 août, alors que les Soviétiques contrôlent une ligne Khoy-Tabriz-Ardabil, la 53ème Armée stationnée au Turkménistan pénètre à son tour le territoire iranien, le 58ème corps d’infanterie à l’ouest, quatre corps de cavalerie à l’est et la 8ème division de montagne au milieu. Face à eux, les 9ème et 10ème divisions d’infanterie iraniennes défendent le nord-est de Téhéran : la 9ème bat en retraite pour rejoindre les lignes défensives fixées dans les montagnes de Mashhad, à l’est, et Gorgân, à l’ouest, tandis que la 10ème ne peut demeurer opérationnelle en raison d’importantes désertions. Mashhad tombera aux mains des Soviétiques le soir même.

4) Réaction iranienne et demande d’aide auprès des États-Unis

Les ambassadeurs anglais Bullard et soviétique Smirnov se présentent à Sa’ad Abâd le 25 août 1941 à 6 heures chez le premier ministre Ali Mansour afin de lui remettre la déclaration de guerre provoquée selon eux par l’intransigeance de Rezâ Shâh à demeurer neutre. Mansour refuse de céder et montre sa fermeté face aux deux ambassadeurs. Dans la foulée de leur départ, un Conseil des ministres est réuni afin de rendre compte de la situation.

Constatant la violation de la neutralité iranienne, Rezâ Shâh s’adresse au président américain Franklin D. Roosevelt en lui envoyant le jour même une lettre l’exhortant à prendre la défense d’un Etat neutre, invoquant la Charte de l’Atlantique déclarée le 14 août 1941 :

« […] sur la base des déclarations que votre Excellence a faites à plusieurs reprises concernant la nécessité de défendre les principes d’une justice internationale et le droit des peuples à la Liberté. Je demande à votre Excellence de prendre des mesures humanitaires efficaces et urgentes pour mettre un terme à cet acte d’agression. Cet incident a lieu dans un pays neutre et pacifique qui n’a d’autre objectif que la sauvegarde de sa tranquillité et de ses réformes. »

Des éléments indiens de l’armée britanniques rentrent dans une raffinerie

Roosevelt lui adresse la réponse suivante :

« Voyant que la question dans son intégralité ne repose pas seulement sur la question vitale à laquelle votre Majesté Impériale fait référence, mais aussi sur d’autres considérations de base soulevées par les ambitions de conquêtes mondiales de Hitler, il est certain que le mouvement de conquête de l’Allemagne se poursuivra et va s’étendre de l’Europe à l’Asie, à l’Afrique, et même aux Amériques, à moins d’être stoppé par la force militaire. Il est également certain que les pays qui veulent garder leur indépendance doivent s’engager dans un grand effort commun s’ils ne veulent pas être engloutis un par un, comme cela est arrivé à un grand nombre de pays en Europe. En reconnaissance de ces vérités, le Gouvernement et le peuple des États-Unis d’Amérique, comme on le sait, ne sont pas seulement en train de développer les défenses de ces pays avec toute la vitesse possible, mais ils sont aussi entrés dans un énorme programme extensif d’assistance matérielle aux pays qui sont activement engagés dans la résistance aux ambitions allemandes de domination du monde. »

Cette réponse est jugée décevante, mais Roosevelt tente de rassurer Rezâ Shâh en affirmant le désintérêt soviétique et britannique concernant le territoire iranien en citant « la déclaration faite au gouvernement iranien par les gouvernements britannique et soviétique, précisant qu’ils n’ont aucun dessein sur l’indépendance ou l’intégrité territoriale de l’Iran ». L’Histoire montrera que ces promesses ne seront pas tenues, ni par les Américains et les Britanniques avec le coup d’État de 1953, ni par Staline qui soutiendra la politique expansionniste du premier secrétaire du parti communiste d’Azerbaïdjân Bagirov Jafar, qui souhaitait annexer les provinces du nord de l’Iran.

5) L’offensive anglo-soviétique vue par les Iraniens

Devant l’évidente situation de défaite, à laquelle s’ajoute les combats de Khorramshahr qui furent un véritable massacre pour les Iraniens, le Shâh n’est guère dupe de l’évolution de la situation pour l’Iran, et ce en dépit des preuves de bonne volonté qu’il témoigne devant les Britanniques et les Soviétiques en intensifiant les expulsions des citoyens allemands, roumains et italiens. Le Premier ministre Ali Mansour est contraint de remettre sa démission qui sera effective lorsqu’un successeur présentant les compétences nécessaires pour gérer au mieux cette catastrophe nationale sera trouvé.

soldats britanniques Seconda Guerre mondiale Iran
Soldats britanniques en Iran.

Rezâ Shâh consulte durant toute la journée du 25 août de nombreux conseillers ou personnages centraux de l’Etat ; il songe même à rappeler son vieil ennemi qu’il fit chuter en 1925 pour s’emparer du pouvoir, Ghavam os-Saltâneh, qui se trouve bloqué dans le nord tombé aux mains des Soviétiques. Devant l’impasse qui s’impose à lui, le souverain n’a d’autre choix que de consulter un ancien compagnon qu’une fâcherie avait séparé, Mohammad Ali Foroughi, qui sera nommé Premier ministre le 27 août à l’issue d’un entretien auquel il se fit attendre. Pour ce dernier, tous les moyens permettant de sauvegarder l’indépendance de l’Iran et son intégrité territoriale doivent être mis en œuvre, même s’ils doivent entraîner la chute de Rezâ Shâh.

Seconde Guerre mondiale Iran Soviétiques Britanniques
Rencontre des armées soviétique et britannique

Principalement conçue pour maintenir l’ordre interne et régler les incidents frontaliers ou sécessionnistes, l’armée iranienne ne peut s’opposer aux armées soviétiques et anglaises, beaucoup mieux équipées et entraînées. La Marine iranienne est presque entièrement détruite dès le premier jour de l’offensive. Cependant, les troupes iraniennes parviennent tout de même à immobiliser un certain temps l’avancée anglaise à Ahvâz et Kermânshâh, profitant de cette favorable opportunité pour demander un cessez-le-feu. L’armée de l’air iranienne est complètement anéantie par la Royal Air Forcedès le 28 août, privant ainsi les forces terrestres d’un soutien aérien qui les pousse à se replier vers Téhéran afin d’en organiser la défense. L’Iran est coupé en deux, d’une part par l’avancée britannique renforcée et concentrée depuis les prises de Kermânshâh et Ahvâz, et d’autre part par l’Armée rouge dont l’avancée constitue une ligne passant par les villes de Mahâbâd, Qazvin, Sâri, Dâmghân et Sabzevâr, reliant le nord-ouest du pays jusqu’à la frontière afghane et menaçant le nord de Téhéran. Alors que les 3ème, 4ème, 11ème et 15ème divisions sont hors de combat, seule la 9ème division d’infanterie demeure en état de défendre la capitale, dernière grande ville d’Iran qui n’est pas encore occupée.

Un soldat iranien capturé et interrogé par les Britanniques

Ce 29 août, alors que les Britanniques occupent depuis la veille les villes de Khorramshahr et Ahvâz, le général Ahmad Nakhadjavân, alors ministre de la guerre, ordonne la dissolution de l’armée et la démobilisation des troupes avec l’objectif incertain de préserver les soldats iraniens. Apprenant la nouvelle par la radiophonie nationale au cours d’une réunion d’état-major, Rezâ Shâh explose littéralement de colère et exige l’exécution du général et d’un officier au motif de connivence avec l’ennemi. Son assistance parvient à le calmer et le général Nakhadjavân est finalement destitué. Devant la débâcle, le général Ahmad Amir Ahmadi et la gendarmerie, placée sous le commandement du général Mohammad Fazlollâh Zâhedi, maintiennent l’ordre dans Téhéran où déambulent des cohortes de soldats désarmés et confus.

https://www.youtube.com/watch?v=RIDVLrx5zoY
Vidéographie des informations intitulée More news pictures from Irandatant de 1941.

Dès sa prise de fonction, le Premier ministre Foroughi envoie aux Soviétiques et Britanniques les clauses d’un armistice qui sera signé le 29 août avec les Britanniques et le 30 avec les Soviétiques. Les deux armées alliées se rencontrent à Senna (nom kurde de Sanandaj)  le 30 août, puis à Qazvin le 31. Cependant, en raison d’une insuffisance de moyens de transport, les Britanniques ne peuvent s’établir entre Hamadân et Ahvâz.

6) Bilan de l’opération Countenance en Iran

Concernant le bilan matériel, l’Iran perd au cours de cette invasion deux bâtiments tandis que quatre autres sont endommagés ; six avions de chasse sont également abattus. Les Britanniques perdent quant à eux un char qui fut détruit par les défenseurs iraniens et les Soviétiques trois avions de chasse.

Concernant le bilan humain, les Britanniques dénombrent 22 morts et 50 blessés et les Soviétiques 40 morts et une centaine de blessés. Le plus lourd tribut est payé par les Iraniens : plus de 800 soldats perdent la vie, dont l’amiral Gholâmali Bâyandor[4], et 200 civils sont tués au cours des raids aériens menés par l’armée de l’air soviétique au Gilân.

amiral Bayandour Seconde Guerre mondiale Iran
L’amiral Gholâmali Bâyandor

Cette offensive s’avère être un succès pour les Soviétiques, durement éprouvés par l’attaque allemande du mois de juin : leurs objectifs sont atteints en grande partie grâce à l’efficacité du génie et des pontonniers, en dépit du débarquement compliqué des unités de l’Armée rouge le long des côtes de la mer Caspienne. Leur gain est triple : non seulement l’URSS peut recevoir son matériel plus sûrement et développer son alliance nouvellement conclue avec la Grande-Bretagne, mais elle met également la main sur les importantes réserves pétrolifères iraniennes nécessaires à l’alimentation de son effort de guerre. Cependant, la victoire est de courte durée pour la majorité des soldats puisqu’ils sont rapidement renvoyés sur le front allemand. Les Britanniques récupèrent quant à eux leurs intérêts économiques et territoriaux leur permettant le contrôle du Moyen-Orient ainsi que la liaison des Indes britanniques jusqu’à l’Afrique du Nord. Les grands gagnants de l’invasion de l’Iran sont les Etats-Unis, qui peuvent désormais écouler en plus grande quantité encore la production de leur machine industrielle, parmi les facteurs de la victoire des Alliés. De plus, les trois puissances sont libres d’exploiter à leur guise les ressources iraniennes.

Soviétiques et Britanniques se rencontrent dans le désert de Qazvin

Les raisons invoquées pour justifier cette invasion sont largement discutables : il n’y a guère plus d’agents allemands dans ce pays que dans d’autres et les convois de matériel via le Corridor perse ne prennent leur importance qu’après le renforcement de la présence allemande en Mer du Nord en juin 1942.

III – L’occupation de l’Iran par les armées britannique et soviétique et ses conséquences

1) L’abdication de Rezâ Shâh et l’investiture de Mohammad Rezâ Pahlavi

Alors que les troupes ennemies sont aux portes de Téhéran, l’ambassadeur allemand est prié par le Premier ministre Foroughi de quitter le territoire iranien en compagnie du personnel diplomatique, tandis que les ambassades hongroise, italienne et roumaine sont fermées. Les citoyens allemands présents en Iran sont alors déférés aux administrations militaires britannique et soviétique.

L’accord entérinant le partage de l’Iran en deux zones d’occupation est signé le 8 septembre : les rives de la Caspienne et le nord-ouest du pays, correspondant à l’Azerbaïdjân iranien, passent sous la domination soviétique tandis que les zones pétrolifères de Kermânshâh et Abâdân sont contrôlées par les Anglais, dont les concessions pétrolières sont renouvelées à des conditions plus avantageuses que précédemment pour l’Anglo-Persian Oil Companydurant une période correspondant à la durée de la présence étrangère en Iran.

L’ambassadeur britannique Sir Reader Bullard rencontre le Premier ministre Foroughi le 11 septembre pour lui notifier l’exigence de la déposition de Rezâ Shâh et la succession de son fils Mohammad Rezâ Pahlavi, plus en accord avec les Britanniques que son père. Son homologue à Moscou, Sir Richard Stattford Cripps, obtient l’approbation de Staline le 12 pour ce projet décidé en dépit de l’acceptation du souverain iranien des conditions imposées par les Alliés. Prétextant le motif de l’assertion d’agents allemands présents en Iran et susceptibles de commettre des actions de guérilla à l’encontre des troupes d’occupation, ces dernières font route vers la capitale le 15. Oyant les radios de Londres, New Dehli et Moscou qui l’attaquent sans cesse, Rezâ Shâh comprend qu’il est dès lors acculé et n’a d’autre solution que d’abdiquer et de quitter la capitale sous deux jours, les Alliés lui ayant signifié qu’il règlerait le problème eux-mêmes en cas de refus de sa part de se soumettre à leur dictat. Les représentations diplomatiques allemande, italienne et roumaine sont donc renvoyées, tandis que les Soviétiques enjoignent l’instauration d’une république dont le dessein à peine voilé de sa maniabilité ne contrarie guère les Britanniques, songeant au rétablissement de la dynastie qâdjâre. Soltân Hamid Mirzâ, le fils de Mohammad Hassan Mirzâ et neveu du dernier souverain qâdjâr Ahmad Shâh déposé en 1925, est approché en raison de son caractère anglophile et de sa réputation d’homme cultivé et raffiné, qualités qui aux yeux des Anglais sont nécessaires à la fonction d’un souverain ; ils sont cependant obligés d’abandonner cette hypothèse puisque Soltân Hamid Mirzâ, ayant quitté l’Iran à quatre ans, ne parle pas le persan.

Reza Shah Pahlavi durant les dernières années de son règne.

Les Britanniques n’avaient vraisemblablement pas envisagé l’investiture de Mohammad Rezâ Pahlavi, au contraire de Foroughi et Rezâ Shâh. Le jeune héritier, alors âgé de vingt-et-un ans, hésite devant ses craintes d’un coup de force allié pour le déposer à son tour. Le matin du 16 septembre 1941, Rezâ Shâh reçoit une dernière fois au Palais de Marbre Foroughi venu rédiger l’acte d’abdication[5] qu’il lira immédiatement après devant le Parlement réuni, conférant ainsi le pouvoir au Premier ministre jusqu’au serment de son successeur. Selon Yves Bomati et Houchang Nahâvandi[6], à la question de Mohammad Rezâ saluant son père devant le Palais « Et si les Russes entrent dans la capitale, ce sera la révolution ? », Rezâ Shâh répliqua d’un ton sarcastique « Il ne se passera rien, ils veulent seulement ma peau. Et ils l’ont eu. ». Le souverain déchu gagne ensuite les jardins où l’attend avec ses enfants, à l’exception du prince héritier, une automobile qui le conduira sur le chemin de l’exil.

Foroughi retourne au Palais de Marbre l’après-midi pour retrouver Mohammad Rezâ Pahlavi et le convaincre de prêter serment, condition nécessaire pour devenir roi exigée par la Constitution de 1906. Ils gagnent alors le Parlement situé dans le quartier du Baharestân, sécurisé par le général Amir-Ahmadi, afin de prêter serment sur la Constituion de 1925 : Mohammad Rezâ Pahlavi devient roi à 15 heures et 10 minutes. A peine le nouveau souverain et le Premier ministre ont-ils quitté le Parlement à 16 heures que les soldats britanniques et soviétiques investissent la capitale. La situation en reste cependant là, les Alliés ne voulant aucunement courir le risque d’une insurrection populaire en destituant Mohammad Rezâ Pahlavi.

Mohammad Rezâ Pahlavi

Rezâ Shâh est arrêté par les Britanniques et envoyé dans un premier temps à Ispahan. Les quelques agents allemands présents à Téhéran, comprenant que la situation est irrémédiablement perdue pour leur cause, quittent la capitale pour gagner comme ils le peuvent des zones plus sûres pour eux. Les troupes soviétiques et britanniques quittent à leur tour Téhéran le 17 octobre pour rejoindre leurs cantonnements dans leurs zones d’occupation respectives qui divisent le pays en deux. Ce qui demeure de l’armée impériale dans le nord est interdit de déploiement par les Soviétiques qui prennent désormais le contrôle du nord de l’Iran au détriment du gouvernement central.

2) L’exil de Reza Shah et son décès en 1944

Rezâ Shâh vit d’abord reclus à Ispahan en compagnie notamment de sa fille Ashrâf qui constate le soudain vieillissement de son père et suspecte quelques attaques cardiaques consécutives aux évènements et à sa prédisposition sanitaire. Les Alliés le considèrent toujours comme un potentiel danger, aussi décident-ils de lui faire quitter définitivement l’Iran. Initialement prévu pour l’Argentine, son voyage est subitement dérouté pour l’Ile Maurice, et ce, en dépit des protestations du souverain déchu. Il sera par la suite transféré à Johannesburg, en Afrique du Sud, en fin d’année 1942 ; vivant auprès des siens, sa fille Shams lui tient compagnie et décrit un homme abattu dont les photographies témoignent d’un vieil homme amaigri et ne souriant jamais, rongé par l’ennui et la rancœur, qui conservera jusqu’à ses derniers jours une poignée de terre ramassée avant son départ en exil. Même la visite de sa fille Ashrâf durant l’hiver 1942-1943 et les présents de sa petite-fille Shahnâz ne parviennent à changer son état, dont les problèmes cardiaques s’aggravent.

Il reçoit le 25 juillet 1944, la veille de sa mort, un disque provenant de Téhéran et sur lequel son fils avait enregistré un message à son intention. En réponse, il part enregistrer sa réponse qu’il enverra à son héritier : « Ne crains rien et va de l’avant ! J’ai posé de solides fondations pour un Iran nouveau. Poursuis mon œuvre. Et n’accorde jamais ta confiance aux Anglais. »[7] Rezâ Shâh est découvert mort le lendemain 26 juillet par son majordome Izadi ; il succomba d’un arrêt cardiaque durant son sommeil.

Deuxième partie :

Aspects méconnus de la Seconde Guerre mondiale dans l’histoire de l’Iran

I – Un soldat français nommé Shâpour Bakhtiâr

Né en 1914 dans le village de Shahrekord, à proximité d’Ispahan, Shâpour Bakhtiâr va très tôt tisser des liens avec la France en fréquentant des écoles françaises à Ispahan et à Beyrouth, au Liban, où il poursuit ses études. Titulaire d’un baccalauréat français, il part en 1935 terminer ses études en France, où il vivra finalement onze années.

Au cours de ses années d’études en sciences politiques à la Sorbonne, Shâpour Bakhtiâr découvre les différents courants politiques qui traversent l’Europe dans les années 1930. Etudiant le nationalisme allemand, il se rend à l’invitation d’amis allemands à l’un des rassemblements de Nuremberg où il sera assis à seulement trente mètres d’Adolf Hitler[8]. Cependant, porté par son refus du totalitarisme, il participe aux collectes de fond au profit des Brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Il fréquente aussi des personnalités littéraires comme le philosophe Henry Bergson ou le poète Paul Valéry.

En 1939, Shâpour Bakhtiâr épouse Madeleine Hervo, une jeune bretonne avec qui il aura quatre enfants, Guy, Viviane, France et Patrick. Ils divorceront en 1954.

La famille Bakhtiâr

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale en Europe, Shâpour Bakhtiâr choisit de s’engager comme volontaire au 30ème régiment d’artillerie d’Orléans plutôt que dans la Légion étrangère. Son unité finira en poste près de la frontière espagnole lorsque sera signé le traité d’armistice le 22 juin 1940. Il sera condamné à 15 jours de prison après en être venu aux mains avec un autre officier français faisant preuve de défaitisme. Ayant effectué ses 18 mois de service dans le corps des officiers, il est démobilisé en 1941. Bakhtiâr rassembla ses souvenirs dans son autobiographie qu’il intitula Ma fidélité et dont nous rapportons un extrait :

« J’étais à Juan-les-Pins lorsque la guerre éclata. On trouve dans la région plus d’oliviers que de baïonnettes et pourtant je pouvais faire mienne la réflexion écrite dans son Journal par André Gide, près d’un an plus tôt : «Aujourd’hui, dès le lever, me ressaisit l’angoisse à contempler l’épais nuage qui s’étend affreusement sur l’Europe, sur l’univers entier… La menace me paraît si pressante qu’il faille être aveugle pour ne la point voir et continuer d’espérer. » […]

Le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne et la France avaient déclaré la guerre à l’Allemagne, ce qui lui avait donné une excuse. J’avais pris ma décision – je savais que je n’étais pas étranger à cette aventure et tout m’indiquait la voie à suivre : je voulais rejoindre l’Armée française en tant que volontaire. Pour cela, je suis allé  à Nice. Personne ne voulait de moi. On m’a répondu : « Vous habitez Paris, alors allez là-bas et débrouillez-vous ! » C’était fantastique : nous venions offrir notre vie pour la Patrie et c’est ainsi qu’on nous traitait !

Discipliné, je suis rentré à Paris, j’ai frappé à toutes les portes. Un beau jour, l’administration militaire m’a fait connaître sa réponse : « Engagez-vous dans la Légion étrangère. »

Cette réponse n’était pour moi pas acceptable. Marié à une Française depuis plus d’un an, étant dans ma cinquième année de séjour en France, diplômé des universités françaises, je pensais avoir le droit d’être assimilé aux Français. Les autorités ont fini par se ranger à mes arguments. Elles m’ont néanmoins fait languir encore de longs mois avant de me convoquer pour un examen médical. J’avais vingt-six ans, j’étais très sportif, le médecin me déclara bon pour le service.

On a qualifié de « drôle de guerre » la période allant de la déclaration de guerre à mai 1940. C’était effectivement une drôle de guerre ; il m’a fallu attendre le mois de mars pour être enfin affecté à Orléans, au 30ème  Régiment d’artillerie. Etant volontaire, j’avais pu choisir mon arme… Je me souviens d’avoir été versé dans la 98e batterie, puis à la 99e. Nous sommes partis à l’entraînement dans un petit village, près d’un vieux moulin, dans une campagne retirée. Un entraînement à la façon d’alors ; nous avions envie, à force de marcher, de retirer nos « godillots » et d’aller pieds nus.

Notre artillerie était décorée du mot avantageux d’« auto-tractée ». Pendant la retraite, nous serons obligés, sur l’ordre du capitaine qui, évidemment, obéissait au colonel du régiment, de brûler trois voitures qui ne pouvaient plus suivre. Elles avaient fait Verdun, elles dataient de 1915. Trente ans pour des voitures, avec l’entretien que cela comporte ! L’armement ne le cédait en rien aux véhicules pour la vétusté. Nous n’étions certainement pas un régiment d’élite, mais les régiments d’élite n’étaient pas mieux lotis. Aucune comparaison avec ce qu’avaient les Allemands, ni avec l’équipement qui sera celui des Américains. Une fois débrouillés, nous avons été envoyés comme troupe de couverture derrière la ligne Maginot. Je n’avais pas terminé mes classes d’élève-officier ; on a considéré opportun de m’affecter tout de suite à la conduite des véhicules. Pour les galons, on devait me les remettre plus tard, ce n’était d’ailleurs pas ce qui m’intéressait. Nous sommes restés cantonnés environ un mois, n’ayant rien à faire, dans une tranquillité désespérante. A droite, la ligne Maginot, à gauche l’armée du général Huntziger. On évoquait régulièrement devant nous les percées auxquelles nous allions procéder dans le dispositif ennemi. Puis, un jour, on nous apprit que nous allions rejoindre un théâtre d’opérations situé à l’autre bout de la France : l’Italie venait de faire son entrée dans la guerre. Trop tard, les Panzerdivisions déferlaient déjà, la limite était indécise entre le repli stratégique et la débandade. Je ne sais pas par quel miracle nous avons un soir échappé aux Allemands. Encerclés dans un bois obscur par une unité ennemie, nous nous croyions prisonniers, mais au petit matin, fait extraordinaire, il n’y avait plus personne. Nous avaient-ils déconsidérés ? Avaient-ils mieux à faire que de s’occuper de nous ? Je n’en connais pas la raison.

Dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle cite le cas de troupes françaises qu’ils désarmèrent avant de leur dire : « Prenez la route du sud comme les autres, nous n’avons pas le temps de vous faire prisonniers. » Peut-être étions-nous dans la même situation, à part que le temps, manquant encore davantage, n’avait même pas permis le contact entre eux et nous.

Nous sommes arrivés à Clermont-Ferrand, puis avons obliqué vers l’ouest, non loin de Carcassonne, pour aboutir à Lannemezan où se trouve une gare de triage ; une des voies qui s’en échappent nous a déposés à Tri-sur-Baïse, dans les Pyrénées. Impossible d’aller plus loin, après c’était l’Espagne.

Nous sommes restés dans ce village deux mois, tandis que l’armistice était signé et la ligne de démarcation entre France libre et France occupée mise en place. Deux mois d’un profond ennui ; nous organisions des excursions. J’ai envisagé de passer la frontière pour continuer la lutte ailleurs ; je crois qu’au fond de moi-même je n’y étais pas disposé.

Il y a une chose, en tout cas, dont j’étais sûr, dont je n’ai jamais douté une seconde : la défaite allemande. A l’époque, on plaisantait de l’affirmation du pauvre Reynaud : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » Eh bien, il disait vrai, cela s’est réalisé plus tard. Mon premier contact avec la prison s’est effectué en France, sous l’uniforme. Je me suis battu avec un camarade défaitiste qui prédisait comme inéluctable la domination définitive de la France, de l’Angleterre par Hitler. J’avais la conviction du contraire. Nous avons écopé de quinze jours d’arrêts chacun. »[9]

Shâpour Bakhtiâr  s’installe alors avec sa famille en Bretagne dans le village de Saint-Nicolas-du-Pélem et vit entre son village et Paris, où il poursuit ses études et transmet le courrier pour le compte de la Résistance. De plus, il met à disposition son appartement parisien afin de cacher un parachutiste américain et manquera plusieurs fois d’être arrêté par la Gestapo.

Shâpour Bakhtiâr

« Ma démobilisation me permit de rentrer à Paris et de m’inscrire de nouveau à la Sorbonne et à la faculté de droit pour passer deux thèses de doctorat. L’une ne fut jamais terminée, elle était consacrée au « potentiel de l’intellect ». L’autre absorba tous mes soins ; elle avait pour sujet « Les rapports entre le pouvoir politique et la religion dans la société antique ». 

Mon président était Georges Scelle, un socialiste centre gauche, brillant juriste que nous retrouverons comme conseiller de l’Iran dans le litige opposant notre pays à l’Anglo-Iranian Oil Company. Il avait à ses côtés Olivier Martin, dont j’ai déjà parlé, et Lévy-Bruhl, le fils du célèbre sociologue.

Ma vie va se passer alors entre Paris et la Bretagne. J’avais fait la connaissance en 1939 d’une jeune Française qui était devenue ma femme. Au début de l’Occupation, nous avions deux enfants, que je voulus mettre à l’abri des bombardements et des restrictions alimentaires. Cette double condition était remplie par la très petite ville de Saint-Nicolas-du-Pélem, sur la route qui va de Saint-Brieuc à Rostrenen.

« Le diplôme, disait Valéry, est l’ennemi mortel de la culture. » Ce que j’avais fait jusqu’ici avait pour finalité le diplôme, je m’étais astreint à une discipline pour suivre l’itinéraire que les autres avaient suivi pour aboutir à la même fin. Le travail personnel commençait avec la préparation de thèse. Cette période m’a permis de me former réellement et si je sais quelque chose en philosophie et en poésie, voire en droit, c’est de ces années-là que je le tiens.

J’allais fréquemment à Paris pour consulter divers ouvrages ; c’est ainsi que je rencontrai Félix Gaillard, un de mes camarades de Sciences-Po et de la faculté de droit. Il étudiait les finances privées et moi les finances publiques. Félix Gaillard d’Aimé m’a laissé une grande impression. A Sciences-Po, il dominait le reste de la classe par sa distinction et sa façon élégante de s’exprimer. Pour ma dernière conférence, ayant la possibilité de faire lire des textes par un camarade, ce fut lui que je choisis. Il récita de l’Anatole France avec une diction digne de la Comédie-Française. Je ne fus point surpris plus tard de le voir devenir président du Conseil à trente-sept ans et sa mort prématurée m’affecta beaucoup.

Il se trouva que Gaillard s’occupait de Résistance et que Saint-Nicolas-du-Pélem allait devenir un centre de lutte contre l’Occupant. C’était un lien de plus entre nous. Il me demanda si je pouvais lui trouver un ou deux appartements disponibles et absolument sûrs. Je lui en proposai un qui répondait à cette définition, puisqu’il s’agissait du mien, rue de l’Assomption. Je le présentai à la concierge comme un ami qui ne trouvait pas à se loger et dont les parents, vivant en zone libre, viendraient de temps en temps passer quelque temps ici. Gaillard venait d’être nommé inspecteur des Finances ; sa fonction l’autorisait à se déplacer librement jusqu’à la ligne de démarcation.

Il me présenta une seconde requête : accepterais-je de lui servir de correspondant entre Paris et les réseaux bretons de Résistance ? C’est ainsi que je devins son facteur. Je recevais des plis de lui ou de son homme de confiance, Fontaine. Un jour j’appris incidemment l’existence, dans cette affaire, d’un autre inspecteur des Finances, un certain Chaban, qu’on appelait parfois Delmas.

Un beau matin, en ouvrant les persiennes, j’aperçois des casques allemands et des canons de mitraillette luisant dans le soleil levant. J’ai feint de n’avoir rien remarqué et, rentrant dans la pièce, j’ai dit à ma femme de jeter dans le feu tous les papiers. L’investissement des maisons était général, nous nous sommes retrouvés, tous les hommes de quinze à soixante ans, réunis sur la place publique, devant la fontaine dédiée à saint Nicolas. Il fallut décliner les identités et répondre à un interrogatoire. Ma présence ne manqua pas de surprendre :

– Vous êtes Iranien ? Que faites-vous ici ?

C’était, ma foi, simple à expliquer, mais pas à un occupant méfiant : dans un village de Bretagne on n’aurait dû trouver que des Bretons, à la rigueur un ou deux Français d’une autre province, certainement pas un sujet du Shâh d’Iran !

– Vous vous expliquerez à la Kommandantur.

Se trouvait parmi nous le directeur d’un hôtel, Monsieur Bertrand, celui à qui je remettais les lettres que me donnait Gaillard. Si on arrivait à le faire parler, mon compte était bon, mais il ne prononça aucun mot.

Il fut déporté avec son fils âgé de dix-sept ans et une douzaine d’autres personnes. On ne les a jamais revus. Il semble que ce soit un jeune Américain de vingt ans, Donald, lequel avait opté pour la nationalité française, qui eût révélé aux Allemands les activités de résistance se déroulant à Saint- Nicolas-du-Pélem. Elles étaient intenses ; il avait même été nécessaire à un certain moment de cacher un parachutiste américain qui était resté accroché sur le clocher de l’église. Comme il était du plus beau noir, le dissimuler au reste de la population tenait de la performance !

Il arriva aussi qu’un de mes contacts fût pris par la Gestapo ; il ne connaissait pas mon nom mais pouvait facilement me désigner ou indiquer mon signalement, ce qu’il ne fit pas. Je n’affirme pas que j’aurais été fusillé, mais on m’aurait certainement envoyé dans un camp, comme Monsieur Bertrand. En participant à ces travaux clandestins, je me suis initié aux règles du jeu ; elles me serviront plus tard en Iran et même sous la dictature de Khomeiny. S’il me faut faire une comparaison, les agissements de la Gestapo étaient plus corrects que ceux de Khomeiny : si un résistant était fusillé, elle ne s’en prenait pas à son frère. Tel n’est pas le cas en République islamique[10].

Comme on le constate, c’est très naturellement que j’ai donné dans ce combat des ombres. Je ne pouvais pas être pétainiste car je suis anti-défaitiste. Cela dit, j’ai la ferme conviction qu’on ne peut prononcer le mot de trahison à propos de Pétain. Il a voulu sauver ce qui pouvait l’être, il est très difficile de le juger. Mon jugement n’a rien à voir avec les opinions politiques, c’est un jugement d’homme examinant sereinement le comportement d’un autre homme. Je pense aussi qu’à plus de quatre-vingts ans, on ne se met pas en tête de donner une nouvelle Constitution à son pays.[11] Une de mes voisines de la rue de l’Assomption, Madame Martin, me disait à propos du Maréchal : « Ce n’est pas un vieillard, c’est un vieillard vieux. » Elle en avait, elle, soixante-quinze.

Vers la fin de la guerre, les activités de résistance avaient atteint, à Saint-Nicolas-du-Pélem, un degré inimaginable. J’ai cru ma dernière heure arrivée un jour que je revenais de Saint-Brieuc, 80 kilomètres à pied aller-et-retour. Chemin faisant, j’avais bu une bolée de cidre dans un café ; peu après j’étais interpellé par un grand brun armé de pied en cap, qui surgit d’un talus, disposé à m’abattre séance tenante. On m’avait vu parler, disait-il, dans le bistrot, avec un personnage sur lequel on avait plus que des soupçons. Si je ne livrais pas son nom, j’étais un homme mort.

N’ayant pas le souvenir d’avoir parlé à quiconque ni fait le moindre clin d’œil même à une jolie Bretonne, je ne voyais pas comment me tirer d’affaire. Heureusement ce matamore de chemin creux avait un camarade plus âgé et plus sensé, qui débucha tout à coup :

– Viens par ici.

Je dus répondre à un flot de questions, ils estimèrent que Bakhtiar était un nom italien, ce qui apparemment aggravait mon cas. Ma valise était remplie de chaussettes d’enfant destinées à être détricotées pour un nouvel usage. Ceci me servit de circonstance atténuante ; le traître se transformait en père de famille cherchant à survivre. Nous pûmes dialoguer d’une façon plus détendue et j’appris que mes agresseurs n’étaient pas des miliciens de Vichy, comme je l’avais supposé, mais des Résistants. Après avoir échappé à la Gestapo, j’avais manqué de périr d’une balle parachutée par les Alliés.

– Très bien, tire-toi. Si tu es arrêté par les nôtres, tu diras : « Récolte 43 ».

– Qu’est-ce que c’est ?

– Le mot de passe.

J’ai toujours retenu ce mot de passe ; dans des circonstances difficiles de ma vie, il m’est arrivé de me murmurer à moi-même, pour chasser les idées noires : « Récolte 43 ». »[12]

Il obtient en 1945 à la Sorbonne plusieurs diplômes de droit et de philosophie et un doctorat de sciences politiques avec une thèse sur les relations entre l’Église et l’État dans le monde classique, avant de retourner en Iran en 1946 et d’entamer une carrière politique qui le conduira à devenir plus tard Premier ministre, comme son grand-père maternel Najaf Gholi Khân Bakhtiâri Samsam os-Saltâneh avant lui, en 1912 et 1918.

II – Un Juste parmi les Nations oublié et méconnu : Abdol-Hossein Sardari, le « Schindler iranien »

1) Abdol-Hossein Sardari, consul d’Iran à Paris

Né à Téhéran en 1914, Abdol-Hossein Sardari, d’origine azérie, appartient à la famille royale qâdjâre. Cependant, les évènements qui portent Rezâ Shâh Pahlavi au trône d’Iran laissent sombrer la famille qâdjâre dans une situation sociale des plus quelconques.  Abdol-Hossein Sardari se tourne alors vers des études de droit à l’université de Genève et obtient son diplôme en 1936. Il poursuit une carrière de diplomate qui le conduira à assumer les fonctions de consul d’Iran à Paris en 1940.

Devant l’avancée de l’armée allemande et leur entrée dans Paris, de nombreuses ambassades sont transférées dans les villes où se replie le gouvernement français pour finalement s’installer à Vichy lorsque les zones de démarcation seront établies. L’ambassadeur iranien Anoushirvân Sepâhbodi reconstitua l’ambassade d’Iran à Vichy et laissa Sardari responsable des affaires consulaires à Paris. A partir de novembre 1941, consécutivement à l’invasion de l’Iran par les Soviétiques et les Britanniques en août, les intérêts iraniens dans l’ensemble des pays occupés par les forces allemandes seront représentés par les diplomates suisses, chargés de la sorte des recours déposés par les Iraniens de confession juive.

Abdol-Hossein Sardari, consul d’Iran à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale

Une importante communauté d’Iraniens de confession juive habitait Paris sans que les lois nazies ne puissent les concerner : en effet, la doctrine nationale-socialiste considérait les Iraniens comme des « Aryens de sang pur » depuis les lois de Nuremberg proclamées en 1935. De la sorte, les Juifs iraniens furent sauvés de la déportation et de l’extermination consécutive. Insistant sur ces lois raciales, Sardari parvint à convaincre nombre d’officiels nazis que les Juifs iraniens n’appartenaient guère à la « race ennemis » des Aryens et qu’ils devaient être traités de manière égale aux musulmans. Sardari peut ainsi aider dans un premier temps plus de 1000 familles juives iraniennes à quitter la France pour se réfugier en Iran ou dans d’autres pays plus sûrs.

2) Le sauvetage des Djougoutes à Paris

Devant la menace se profilant à l’encontre des Juifs iraniens, Abdol-Hossein Sardari intervient auprès des autorités françaises en octobre 1940 afin de protéger les Djougoutes en adressant le 29 octobre une lettre portant l’en-tête du Consulat impérial d’Iran aux autorités françaises de Vichy leur rappelant que les Djougoutes ne devaient point être considérés semblablement aux Juifs :

« Selon une étude ethnographique et historique relative aux communautés religieuses juives de race non-juive en Russie reçue par le présent consulat et validée par l’Ambassade allemande à Paris le 28 octobre 1940, les Juifs autochtones (djougoutes) des territoires des anciens khanats de Boukhara, de Khiva et de Khokand (qui font actuellement partie des Républiques soviétiques d’Ouzbékistan et du Tadjikistan) doivent être considérés comme étant de même origine ethnique que ceux de Perse.

Selon cette étude, les Djougoutes d’Asie centrale appartiennent à la communauté juive uniquement en raison de leur observance des principaux rites du judaïsme. En vertu de leur sang, de leur langue et de leurs coutumes, ils sont assimilés à la race autochtone et proviennent de la même souche biologique que leurs voisins, les Perses et les Sartes (Ouzbeks). »

Les Djougoutes sont des descendants d’Iraniens juifs convertis de force à l’Islam en 1838 mais continuant secrètement la pratique du culte judaïque. Les papiers d’identités officiels les assimilent à des musulmans, des Iraniens non-juifs en raison de leur culture et de la mixité de leurs mariages.

Dirigée par le docteur Asaf Atchildi, médecin originaire de Samarcande, en Ouzbékistan, la communauté djougoute de Paris est régulièrement confondue et visée par la police avec les Juifs, comme Atchildi le rappelle dans ses mémoires publiées en 1965. La plupart de ces confusions proviennent de l’enregistrement  par les services de police français de certains Djougoutes comme étant juifs. Beaucoup craignent alors d’être arrêtés, tel les six Djougoutes arrêtés et internés au camp de Drancy en été 1941 ; Atchildi déclare d’ailleurs dans ses mémoires que certains d’entre eux seront retenus en otages en représailles à des actes de résistance à l’encontre des Allemands. Au début du mois de février 1942, les autorités allemandes adressent à la Préfecture de Police de Paris un document attestant l’exemption des Djougoutes aux lois sur le statut des juifs décrétées par l’Etat français. Le docteur Atchildi obtient en conséquence la libération de deux Djougoutes, avec l’aide de Julien Kraehling, avocat au Barreau de Mulhouse. Ce dernier fait parvenir un courrier aux chefs des familles boukhariotes de Paris le 23 août 1941, trois jours après les premières rafles. Cette lettre nous est rapportée dans l’ouvrage Journal de Nathan Davidoff. Le Juif qui voulait sauver le Tsar[13] :

« Monsieur Mayer Davidoff

Monsieur,

J’ai l’honneur, en vous joignant la copie de la lettre der Beauftracte des Militarbefehlshaber in Frankreich auprès du Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires du 22 août – Az : II/41 A/P., de vous confirmer que d’après l’entretien que j’ai eu le 22 août 1941 avec le Délégué du Militarbefehlshaben in Frankreich près le Commisariat aux Affaires Juives, le dossier de la communauté djougoutes a été envoyé à l’Institut Racial de Berlin pour une décision motivée et définitive tendant à établir que les Djougoutes soient considérés comme non-juifs. En attendant cette décision, il a ordonné qu’aucune mesure grave ne soit appliquée aux membres de la communauté djougoute à Paris.

Je vous prie de croire Monsieur, à l’assurance de mes sentiments distingués.

Signé : Julien Kraehling, Avocat au Barreau de Mulhouse »

Le 11 février 1942, Atchildi reçoit une lettre de Abdol-Hossein Sardari lui demandant d’insérer dans la liste des Djougoutes présents en France les noms de Juifs iraniens avant de remettre cette dernière aux autorités françaises. De son côté, Sardari s’adresse directement aux autorités allemandes en leur adressant deux lettres le 29 septembre 1942 et le 17 mars 1943 concernant le statut des Juifs iraniens : l’objectif est de les préserver de toute arrestation pouvant conduire à une déportation. Pour cela, le consul n’hésite pas à reprendre les termes de la propagande nazie, en déclarant dans sa seconde lettre que les Djougoutes détiennent en Iran « tous les droits et les devoirs civils, légaux et militaires au même titre que les musulmans » et en expliquant avec maints détails l’assimilation de cette minorité parmi la population iranienne et leur utilisation de la langue persane plutôt que le yiddish ou l’hébreu.

Le 4 mai 1943, Atchildi remet au Commissariat général aux questions juives une liste comprenant les noms de 41 Iraniens parmi les 91 personnes répertoriées comme des Djougoutes originaires d’Iran, d’Afghanistan et de Boukhara et résidant en région parisienne.  Les Djougoutes seront définitivement exemptés de l’application des lois sur le statut des Juifs au printemps 1943 par les Allemands, puis par l’Etat français quelques semaines après, récompensant ainsi les efforts du consul Sardari, du docteur Atchildi, du maître Kraehling et des diplomates helvètes. Presque tous les Djougoutes survivront jusqu’à la fin de la guerre.

3) Délivrance de passeports

A partir de 1942 se dessine le projet de la « solution finale », à savoir l’extermination des Juifs par des méthodes de mise à mort industrialisées comme les chambres à gaz. Abdol-Hossein Sardari, prenant conscience de l’ampleur du dispositif, décide de délivrer des passeports iraniens à plusieurs familles juives mais non iraniennes sans mentionner sur les documents leur religion et sans avoir reçu la moindre autorisation légale de son gouvernement. Il va même jusqu’à cacher les biens d’un antiquaire dans les caves de l’ambassade ; les Allemands partis, le consul contactera cet antiquaire pour qu’il vienne récupérer ses biens. Sardari refusera d’ailleurs de rentrer en Iran lorsque le ministère iranien des Affaires étrangères le rappellera et restera en poste en France jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avant d’être chargé d’affaire à Bruxelles jusqu’en 1952. Plus de 2000 familles juives obtiendront un passeport grâce à ses efforts et pourront être sauvées.

4) Après la guerre

L’Histoire va oublier Abdol-Hossein Sardari qui va peu à peu sombrer dans l’anonymat. Fiancé à la chanteuse d’opéra chinoise Tchin Tchin, il doit supporter sa mort tragique en 1948 alors qu’elle se rend en Chine en proie à la guerre civile pour demander à ses parents l’autorisation de l’épouser. Lorsqu’il retourne à Téhéran en 1952, Sardari est accusé de faute pour la délivrance sans autorisation de nombreux passeports iraniens durant son consulat parisien. Il ne réussit à clarifier sa situation qu’en 1955, avant de prendre sa retraite du Corps diplomatique et de rejoindre la Compagnie nationale iranienne du pétrole.

Interrogé par le musée Yad Vashem en avril 1978 à propos de son action à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, Sardari répondra : « Comme vous le savez peut-être, j’ai eu le plaisir d’être le consul iranien à Paris sous l’Occupation allemande de la France et, à ce titre, il était de mon devoir de sauver tous les Iraniens, y compris les Juifs iraniens ».

Abdol-Hossein Sardari était également l’oncle du Premier ministre Amir Abbas Hoveyda, qui sera fusillé lors de la Révolution de 1979, et de l’ancien ambassadeur iranien aux Nations-Unies Fereydoun Hoveida, qui vécut d’ailleurs à ses côtés en 1942 et témoigna du rôle de son oncle. Sardari décède à Nottingham, près de Londres, en 1981.

III – Les réfugiés polonais en Iran durant la Seconde Guerre mondiale

1) Le contexte historique en Pologne

L’armée allemande envahit la Pologne le 1er septembre 1939, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale en Europe. Suivie par l’armée soviétique qui pénètre en Pologne le 17 septembre, l’armée polonaise, incapable de contenir les armées allemande et soviétique malgré quelques îlots d’héroïque résistance, est vaincue le 6 octobre. Dès lors, en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop, du nom des ministres des Affaires étrangères soviétique et allemand, la Pologne est partagée : la moitié occidentale, dont certains territoires sont annexés au Reich allemand, est gouvernée par un gouvernement général sous contrôle allemand et la moitié orientale est annexée par l’Union soviétique. Ainsi plusieurs millions de Polonais passent sous les autorités allemandes ou soviétiques.

Durant cette occupation, les Soviétiques ne déportent  pas moins de 1,25 million de Polonais partout en Union soviétique. Cependant, ce chiffre n’est qu’une estimation puisque le nombre exact des victimes d’exécutions, notamment politiques, n’est pas connu. Parmi les Polonais déportés, environ 500 000 civils sont considéré par les autorités communistes comme « éléments antisoviétiques » et « socialement dangereux » ; ces derniers seront déportés vers des camps de travail situés au Kazakhstan ou en Sibérie. Il s’agit souvent de fonctionnaires, de juges, de membres des forces de police, de travailleurs forestiers, de colons, de petits agriculteurs, de commerçants, mais également de réfugiés venus de Pologne occidentale, d’enfants de camps de vacances et d’orphelinats, des membres de famille de personnes arrêtées, disparues ou évadées à l’étranger. Leur situation dans les camps soviétiques s’avérait terrifiante et nombre de ces déportés désormais emprisonnés mouraient d’épuisement au travail ou de malnutrition qu’aucune aide médicale ne pouvait endiguer.

Les Soviétiques vont occuper leur partie de la Pologne pendant presque deux ans, jusqu’à l’offensive allemande Barbarossa lancée le 22 juin 1941 dans le but d’envahir l’Union soviétique. Cette attaque allemande qui rompt en conséquence le pacte germano-soviétique va permettre aux Polonais de se réorganiser. Le 30 juillet 1941, le général Wladyslaw Sikorski, alors Premier ministre polonais en exil, et l’ambassadeur soviétique au Royaume-Uni Ivan Mayski signent un accord baptisé Sikorski-Mayski qui invalide les dispositions territoriales émises par le pacte Molotov-Ribbentrop. Cet accord permet le rétablissement de l’État polonais, l’amnistie des prisonniers de guerre polonais en Union soviétique et surtout la création d’une armée polonaise sur le sol soviétique que commandera le général polonais Wladyslaw Anders, nouvellement libéré de la prison Loubianka à Moscou en août 1941. Cependant, l’armée polonaise reconstituée manque de nourriture et ses soldats sont pour la plupart d’anciens déportés que l’emprisonnement a fortement affaiblis lorsqu’ils ne sont pas morts.

2) L’évacuation des réfugiés polonais en Iran

La situation en Iran n’est guère des plus agréables après l’invasion anglo-soviétique de 1941 : les Soviétiques ayant interdit le transfert de riz dans les parties centrale et méridionale du pays, provoque de la sorte une famine et une inflation croissante du prix des denrées alimentaires dans un pays déjà souffrant économiquement, les ressources nécessaires à l’effort de guerre comme les chemins de fer, les transports, les industries manufacturées ayant été placées sous le contrôle des Britanniques. Les Soviétiques décident de déplacer les Polonais combattants, pour la plupart abandonnés à leur sort, et les Polonais non-combattants, c’est-à-dire les réfugiés polonais non-militaires, les femmes et les enfants, dans des zones lointaines des combats, après la mer Caspienne.

Les premiers réfugiés polonais arrivent en Iran en mars 1942 par la ville portuaire de Pahlevi, connue aujourd’hui sous le nom d’Anzali. Devenue le point de débarquement le plus important, Pahlevi accueille jusqu’à 2500 réfugiés par jour. Au total, plus de 116 000 réfugiés polonais rejoindront l’Iran en 1942, dont environ 74 000 soldats et 41 000 civils parmi lesquels 5000 à 6000 étaient Juifs. Ayant souffert pendant deux années durant lesquelles se côtoyèrent la famine, les maladies causées par la malnutrition ou d’autres comme le paludisme, les fièvres et le typhus, les Polonais passent plusieurs jours en quarantaine dans des entrepôts portuaires de Pahlevi avant d’être envoyés à Téhéran. Le manque de nourriture laissant place à une nourriture enfin accessible, plus d’une centaine de réfugiés dont beaucoup d’enfants mourront de dysenterie aiguë consécutive à une soudaine alimentation excessive. De nombreux autres décèderont des suites de leurs maladies et de leur malnutrition à peine arrivés en Iran ; ils sont inhumés au cimetière arménien de Pahlevi.

https://www.youtube.com/watch?v=g7qiStWR6pI
Vidéographie des informations intitulée Poles in Persiadatant de 1942

Devant l’affluence des réfugiés polonais à Téhéran, les autorités durent réquisitionner des centres gouvernementaux pour les accueillir. Les militaires polonais furent quant à eux envoyé dans les centres de formation de Kirkouk et Mossoul, tous deux situés en Irak, avant de rejoindre les forces alliées dans la campagne d’Italie lancée en juin 1943.

Plusieurs milliers d’enfants orphelins ou ayant été séparés de leurs parents pendant les déportations successives seront envoyés dans des orphelinats iraniens, principalement à Mashhad et Ispahan en raison des conditions climatiques propices à la convalescence et au rétablissement. On estime à environ 2000 le nombre d’enfants polonais ayant séjourné entre 1942 et 1945 à Ispahan, se parant en cette période du surnom de « ville des enfants polonais ».

Cependant, l’Iran ne disposait pas des ressources et des infrastructures nécessaires pour accueillir durablement autant de réfugiés. La Grande-Bretagne canalisa à partir de l’été 1942 cet afflux migratoire massif en envoyant des réfugiés polonais dans ses diverses colonies : l’Inde, l’Ouganda, le Kenya et l’Afrique du Sud furent les principales destinations ; le gouvernement mexicain accepta également d’accueillir plusieurs milliers de Polonais.

3) La présence polonaise en Iran et l’accueil exemplaire des Iraniens

Certains réfugiés polonais choisirent de rester en Iran après la guerre, ayant retrouvé un équilibre de vie en travaillant ou en se mariant avec des Iraniens ou des Iraniennes. En dépit des nombreuses difficultés économiques qui touchaient l’Iran depuis son invasion par les Soviétiques et les Britanniques, les Iraniens ont chaleureusement accueilli les Polonais venus trouver refuge et le gouvernement iranien mit en place diverses mesures afin de leur fournir les soins et les provisions nécessaires. De plus, il développa une politique d’accueil pour que les Polonais puissent se sentir à leur aise, qui se manifesta par la construction d’écoles et d’organisations éducatives et culturelles dans lesquelles le persan aussi bien que le polonais furent enseignés, de même que l’histoire et la géographie iraniennes et polonaises. Des magasins, des boulangeries, des entreprises ainsi que des agences de presse polonaises furent créés.

Avec le temps, la plupart des vestiges de cette présence polonaise en Iran se sont estompés. Cependant, avec les décès de près de 3000 réfugiés au cours des premiers mois suivant leur arrivées, de nombreux cimetières abritent des sépultures aujourd’hui encore entretenues et sur lesquelles les noms sont inscrits en polonais. Par exemple, le cimetière catholique de Doulab, à l’est de Téhéran, comporte 1937 tombes polonaises, ainsi que 56 tombes juives sur lesquelles figure l’étoile de David.

En 1983, le réalisateur iranien Khosrow Sinâï[14] présenta un documentaire intitulé Le Requiem perduconsacré aux 300 000 réfugiés polonais en Iran pendant la Seconde Guerre mondiale.

Troisième partie :

La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre en Iran (1942-1947)

I – Le « Corridor perse », objectif de l’invasion de l’Iran

Une fois l’Iran conquis et contrôlé par les Soviétiques et les Britanniques, le matériel militaire américain peut enfin être acheminé depuis les ports du golfe Persique jusqu’en Union soviétique à travers un cheminement qui est surnommé le « Corridor perse ». Les États-Unis décident de renforcer leur implantation avec l’envoi d’une force militaire,  dont la principale mission est de maintenir les voies de chemin de fer iranienne et d’assurer l’efficacité des convois. De leur côté, les Soviétiques déploient des troupes au Moyen-Orient afin de soutenir les Britanniques.

Insigne du Persian Gulf Service Command

Les troupes américaines participent à l’acheminement sous le commandement du Persian Gulf Service Command, dénommé dans un premier temps Iran-Irak Service Command, et placé sous les ordres du général de brigade Donald H. Connolly. Il succède en octobre 1942 à la mission militaire américaine commandée par le colonel Son G. Shingler déployée avant l’entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941.

Provenant des États-Unis ou du Canada, le matériel était acheminé par voie maritime jusqu’aux ports irakiens de Bassorah et Umm Qasr et iraniens de Bandar Abbas, Bandar-é Shahpour (aujourd’hui Bandar Imâm Khomeyni), Tshâbahâr, Khorramshahr, Boushehr, Assalouveh, Mahshahr. Le matériel est ensuite affrété en convois ferroviaires ou routiers en direction d’Achgabat ou Bakou via Téhéran pour être ensuite convoyé soit par route, soit par transport maritime vers les ports de Bakou et Makhatchkala (en Russie) depuis les ports de Bandar Anzali, Noshahr, Bandar-é Shâh (aujourd’hui renommé Bandar Torkoman), port Amir Abad et Fereydoun Kenar, situés sur les côtes de la mer Caspienne au nord de l’Iran.

Travailleurs iraniens chargeant un train de marchandise du Persian Gulf Service Command

D’autres convois reliaient directement Qazvin en partant de Basorah et Beslan depuis Dzhulfa sans passer par la capitale. Les convois remontent du sud vers le nord en passant par les villes de Andimeshk, Shiraz, Malâyer au sud, Ispahan, Khorram Abâd, Hamadân, Qom et Kâshân au centre, Karadj, Téhéran, Semnân, Shahroud et Sâri au centre-nord, avant de se diriger soit vers Mashhad au nord-est pour rejoindre le port de Türkmenbachi et les villes d’Achgabat et Serdar au Turkménistân, soit vers Zandjân, Miâneh, Tabriz au nord-ouest pour rejoindre les villes de Lankaran (Azerbaïdjân), Erevan (Arménie), Tbilissi (Géorgie) et Beslan (Ossétie du Nord).

Les moyens déployés par les Alliés pour acheminer le matériel par le corridor iranien fut véritablement colossal : avec l’aide du Commonwealth britannique, les Etats-Unis livrèrent aux Soviétiques plus de 5 millions de tonnes de matériel et de ravitaillement destiné aux troupes d’occupation en Iran. Une partie du matériel rejoignait le front nord-africain après août 1943, année durant laquelle l’Afrique du Nord fut libérée des Allemands, permettant ainsi la navigation des convois alliés dans la Méditerranée en passant notamment par le canal de Suez. Il faut cependant attendre l’entrée en guerre de la Turquie contre l’Allemagne le 25 février 1945 pour qu’elle autorise les convois de ravitaillement à circuler sur son territoire ou à franchir la mer Noire.

Carte présentant les routes suivies par les convois du Persian Gulf Service Command

Les convois étaient répartis entre le Quatermaster Corps américain et le Royal Army Service Corpsbritannique, suppléés tous deux par un personnel civil regroupant des manœuvres, des comptables et des ingénieurs. Les Américains sont en cette période appréciés de la population en raison de l’inexistence d’un passé colonial en Iran, contrairement aux Russes et aux Anglais. Des conseillers américains furent d’ailleurs détachés auprès du gouvernement iranien ou des forces armées, à l’image du colonel Herbert Norman Schwarzkopf, ancien commissaire de police du New Jersey, qui fut chargé de 1942 à 1946 de la formation de la gendarmerie impériale[15].

II – Évolution politique de l’Iran entre 1942 et 1945

1) Conséquences immédiates de la Seconde Guerre mondiale pour l’Iran

Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale seront des plus désastreuses pour l’Iran, non seulement en raison de l’irrespect des Occidentaux envers sa neutralité, mais également en raison de la perte soudaine et brutale de son indépendance.

La mainmise sur les ressources iraniennes par les Britanniques, les Soviétiques et nouvellement les Américains, provoquent des conséquences des plus préjudiciables pour les Iraniens : les principales routes du pays, ainsi que le réseau ferré, sont sous leur contrôle, la main-d’œuvre utilisées pour l’effort de guerre étant bien entendu des ouvriers iraniens forcés de travailler et sous-payés. Le peu de ressources disponibles pour l’agriculture entraîne une mauvaise récolte en 1942, provoquant une famine dont mourront plusieurs milliers d’Iraniens, déjà éprouvés par l’important afflux de réfugiés venus d’Europe qu’ils reçurent du mieux possible compte tenu des circonstances et du manque de nourriture partout dans le pays. L’instabilité politique est la plus totale et le nouveau souverain doit son pouvoir au soutien d’abord britannique, puis américain, dont il n’est qu’une simple marionnette à laquelle n’est conféré qu’un pouvoir sobrement protocolaire.

Un convoi du Persian Gulf Service Command traversant l’Iran

En janvier 1942 est signé entre l’Iran, l’URSS et la Grande-Bretagne un traité reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de l’Iran, ainsi que son intégrité, en échange de sa pleine coopération logistique, mais non militaire, avec ses occupants. De plus, les envahisseurs promettent de sauvegarder l’économie iranienne des conséquences de la conflagration, ainsi que de quitter le territoire iranien « pas plus de six mois après la cessation des hostilités », conformément au cinquième article de l’accord. Au printemps, l’Iran n’entretient définitivement plus aucune relation avec les puissances de l’Axe et l’ensemble de leurs ressortissants sont expulsés. L’Allemagne mène toutefois durant l’été l’opération Fall Blau, destinée à s’emparer des zones pétrolifères de Bakou[16].

2) La Conférence de Téhéran (28 novembre – 1er décembre 1943)

L’Iran déclare officiellement la guerre à l’Allemagne le 9 septembre 1943, peu de temps avant la conférence dite des « Trois Grands » qui se tint à Téhéran du 28 novembre au 1er décembre 1943, au cours de laquelle Franklin D. Roosevelt, Winston Churchill et Joseph Staline, respectivement président des États-Unis, Premier ministre britannique et secrétaire général du Parti communiste soviétique, délibérèrent et adoptèrent l’action politique et militaire convenue à l’égard du IIIème Reich et de l’Empire du Japon. C’est également au cours de cette conférence que Roosevelt présente à Staline le projet des Nations Unies à travers l’idée d’une organisation internationale regroupant les Etats afin d’exposer et de résoudre leurs différents.

Seconde Guerre mondiale Iran conférence Téhéran 1943
Joseph Staline, Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill lors de la conférence de Téhéran en 1943

L’entrée de l’Iran dans le conflit mondial fut surtout la condition préalable à la disposition d’un siège iranien au futur Conseil des Nations Unies, dont la Déclaration est signée par le Shâh. Les historiens occidentaux n’ont retenu de cette conférence que cette décision ; pourtant, c’est durant cette conférence de Téhéran qu’est signée la « Déclaration des trois puissances concernant l’Iran », attribuant la fourniture d’une assistance économique jusqu’au terme du conflit et au-delà. De plus, cette déclaration engage les trois protagonistes à respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Iran. Nous verrons dans un autre article que cela ne fut pas le cas pour les Soviétiques qui ne quittèrent l’Iran qu’en mai 1946 sous la pression de l’ONU nouvellement créée (les Britanniques et les Américains s’étaient quant à eux retirés en janvier 1946). Le sort de la Turquie et de l’Iran sont âprement discutés et donne lieu à la signature le 1er décembre par les trois puissances alliées d’un protocole reconnaissant les préjudices subis par l’Iran et la nécessité d’instaurer une aide économique pour la reconstruction du pays.

conférence Téhéran 1943 Churchill Pahlavi
Mohammad Rezâ Shâh saluant Winston Churchill à l’occasion de son anniversaire le 30 novembre 1943

Téhéran est également durant cette période la scène d’un affrontement plus secret et plus mythique entre les services de renseignements alliés et allemands. Des rapports du NKVD, les services de contre-espionnage soviétiques, attestent du projet d’assassinat des trois dirigeants par des commandos allemands conduits par Otto Skorzeny, officier SS dont la légende s’est forgée autour de son audace lors de missions particulièrement périlleuses, comme ce fut par exemple le cas lors de l’opération Eiche[17]. Le responsable de la sécurité de Roosevelt, Mike Reilly, informé plusieurs jours avant la tenue de la conférence, est chargé de sécuriser la capitale et la légation américaine où Roosevelt est sensé s’installer le 27. Avant son retour au Caire, le NKVD l’informe du parachutage la veille de plusieurs dizaines de commandos allemands sur Téhéran. En réalité, la situation fut moins dangereuse que voulurent bien le faire croire les Soviétiques : en effet, bien que les services de renseignement britannique et américain nient l’existence d’une telle opération, Otto Skorzeny confirmera que cette dernière fut envisagé mais immédiatement rejetée par Hitler avant toute planification puisque jugée irréalisable.

III – Conclusion 

Les troupes américaines et britanniques quittent l’Iran en janvier 1946, conformément à leurs engagements. Cependant, les Soviétiques, qu’animent d’expansionnistes desseins en Azerbaïdjan iranien, refusent de se retirer du nord-ouest du pays, en proie depuis novembre 1945  à des révoltes sécessionnistes menées par des gouvernements séparatistes soviético-communistes proclamant l’indépendance de cette région. Débute alors la crise irano-soviétique, considérée comme le commencement de la Guerre froide entre les puissances américaine et soviétique. Nous retracerons dans un autre article cet épisode de l’Histoire moderne de l’Iran, parmi les plus importants pour comprendre le nationalisme iranien et l’influence qu’eurent les États-Unis sur la politique intérieure iranienne durant le règne de Mohammad Rezâ Shâh Pahlavi.

conférence Téhéran 1943 Roosevelt Pahlavi
Mohammad Reza Pahlavi et Franklin D. Roosevelt à Téhéran en novembre 1943

En 2009, le président de la République islamique d’Iran Mahmoud Ahmadinejad adresse une lettre au secrétaire général de l’ONU afin de réclamer une indemnisation pour l’occupation de l’Iran et les préjudices subis par le peuple iranien de 1941 à 1946.  Il déclare publiquement :

« Nous réclamerons des compensations pour les dommages de la Seconde Guerre mondiale qu’a subi notre pays. J’ai désigné une équipe pour le calcul des coûts, j’écrirai une lettre au secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon demandant à ce que l’Iran soit dédommagé. Pendant cette période la population iranienne a subi une lourde pression et le pays de lourds dégâts mais l’Iran n’a jamais reçu aucune compensation à ce jour. »

L’ONU se distinguera par l’élégance de son absence de réponse… L’Iran n’a à ce jour jamais été indemnisé pour son invasion et son occupation durant la Seconde Guerre mondiale.


[1] Ahmad Matin-Daftari (1897-1971) fut également sénateur. Il était titulaire d’un doctorat passé en France.

[2] Mahmoud Jâm (1884-1969) fut Premier ministre du 3 décembre 1935 au 26 octobre 1939. Francophone autodidacte, il occupa diverses fonctions comme professeur de français, traducteur, ministre des Affaires étrangères, ministre des Finances, ministre de l’Intérieur, sénateur et ambassadeur en Égypte et en Italie. Son fils Fereydoune épousera Shams Phalavi, la sœur de Mohammad Rezâ Pahlavi.

[3] Ali Mansour (1890-1974) fut également ambassadeur en Italie, au Vatican et en Turquie, ainsi que Premier ministre à deux reprises (une seconde fois du 23 mars au 26 juin 1950).

[4] Après des études primaires et secondaires à Téhéran, Gholâmali Bâyandor (né le 13 décembre 1898) est admis à l’École de l’Armée en 1920, d’où il sort avec le grade de second lieutenant. Il participe en 1921 aux opérations de pacification dans la province du Mâzandarân qui lui vaudront la médaille d’or des opérations militaires remise par Rezâ Pahlavi, alors sardâr-é sepâh. Bâyandor part ensuite se spécialiser en France à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et à l’École de Guerre de Paris.  Il fera également partie des premiers officiers envoyés en formation en Italie en 1931 afin de composer la Marine impériale iranienne dont il prend le commandement. L’amiral Bâyandor est tué le matin du 25 août 1941, refusant de quitter son bâtiment qui est en proie aux tirs britanniques.

[5] Nous reproduisons ici cette déclaration, en date du 25 shahrivar 1320, correspondant au 16 septembre 1941 :

« Pahlavi, Chah d’Iran,

Considérant le fait, que j’ai dépensé toute mon énergie dans les affaires du pays durant toutes ces années et m’y suis affaibli, je sens que maintenant le temps est venu pour une jeune personne énergique et habile de prendre en charge les affaires du pays, qui nécessitent de constantes attentions, et de s’en donner les moyens, pour la prospérité et le bien-être de la nation. Ainsi, j’ai confié la charge monarchique au Prince Héritier, mon successeur, et me suis résigné. À partir de ce jour, le 25 shahrivar 1320, la nation entière, à la fois les civils et les militaires, doivent reconnaître en la monarchie mon Prince Héritier et successeur légal, et faire pour lui tout ce qu’ils ont fait pour moi, protégeant les intérêts du pays.

Palais de Marbre, Téhéran, 25 shahrivar 1320, Reza Chah Pahlavi »

[6] Yves Bomati et Houchang Nahâvandi, Mohammad Réza Pahlavi : le dernier shah / 1919-1980, Perrin, 2013.

[7] Cette anecdote est rapportée par Amir Aslan Afshar et Ali Mirfatrous dans leur ouvrage Mémoires d’Iran : complots et trahisons, Mareuil Editions, 2016.

[8] Shâpour Bakhtiâr, Yekarnagi (Ma Fidélité), éditions Khâvarân, Téhéran, 1982, p. 31.

[9] Shâpour Bakhtiâr, extraits de Ma fidélité, éditions Albin Michel, 1982, pour la France et éditions Khâvarân, 1982, pour l’Iran.

[10] Nous pouvons déceler dans ces propos une certaine rancœur vis-à-vis de la révolution qui l’a chassé du pouvoir seulement trois années avant la parution de son ouvrage.

[11] Il nous a paru intéressant de souligner cette citation : serait-ce un tacle adressé à l’ayatollah Khomeyni, justement âgé de 77 ans en 1979 et prenant le pouvoir pour instaurer une nouvelle Constitution en Iran ?

[12] Cf. note précédente.

[13]Journal de Nathan Davidoff. Le Juif qui voulait sauver le Tsar, éditions Ginkgo, 2002, p. 171.

[14] Né le 19 janvier 1941, Khosrow Sinâï décède de la covid-19 le 1er août 2020. Il fut élevé au rang de chevalier de l’ordre du mérite de la République de Pologne en 2008.

[15] Le colonel Schwarzkopf sera en 1953 l’un des organisateurs de l’opération AJAX et durant plusieurs années l’un des formateurs de la tristement célèbre Savak. Son fils, Norman Schwarzkopf, ancien élève de la Community High School de Téhéran, deviendra célèbre en menant la guerre du Golfe dans les années 1990.

[16] Dernière phase de l’offensive, l’opération Edelweiss conduite de juin à septembre 1942 sera un échec pour les Allemands qui ne parvinrent à conquérir l’Azerbaïdjân et à conséquemment rompre le Corridor perse.

[17] L’opération Eiche, menée le 12 septembre 1943, permit de libérer Benito Mussolini retenu prisonnier au Campo Imperatore, en Italie.

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Nehzat-é tanbâkou, la protestation contre le tabac (1890-1892)

par Morgan Lotz

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Durant la seconde moitié du 19ème siècle, la situation des bazaris s’est considérablement dégradée et la mainmise étrangère sur l’économie iranienne confisque au pays des ressources essentielles et freine considérablement son développement. Les étrangers présents en Iran au cours de cette période témoignent d’un mécontentement croissant vis-à-vis des souverains, dont les pertes territoriales importantes entretiennent mécontentement de la population, de même qu’un comportement qui est ressenti comme désintéressé envers le peuple de la part des souverains qâdjârs. Les Britanniques voient dans leurs multiples interventions, de même que celles des Russes, les raisons du maintien de la dynastie qâdjâre jusqu’au 20ème siècle.

La révolte du tabac constitue l’événement déclencheur et témoigne d’une situation s’aggravant pour la dynastie régnante. Tout commence en 1872, lorsque Nâsseraddine Shâh Qâdjâr négocie avec le baron de Reuter de multiples concessions, dont celle du tabac, lui octroyant le contrôle sur la croissance, la vente et l’exportation du tabac persan. L’attribution de ces concessions provoque une indignation générale parmi la population iranienne et suscite également la désapprobation du gouvernement russe. Le gouvernement britannique se montra quant à lui réticent devant des ambitions qu’il juge irréalistes. Dès lors, la pression nationale contraint l’année suivante Nâsseraddine Shâh à annuler cet accord, duquel il espérait tirer des ressources censées redresser l’économie iranienne déjà mal au point en raison de la mauvaise gestion perdurant depuis plusieurs années. Les bases d’une révolte nationale à l’encontre de l’appropriation étrangère des ressources iraniennes sont désormais actées, la population iranienne témoignant de son profond désir de sauvegarder sa souveraineté aussi bien économique que politique, de même qu’une telle idée d’impérialisme exacerbe les rivalités que se vouent les puissances européennes.

Cependant, Nâsseraddine Shâh ne retient pas l’enseignement que cette première fronde lui avait appris : le 20 mars 1890, il choisit d’accorder en l’échange de 15 000 livres sterlings la concession du tabac iranien au major britannique Gérald F. Talbot, désormais détenteur pour cinquante années du monopole sur la production, la vente et l’exportation du tabac iranien. De plus, l’état iranien perçoit un quart des bénéfices annuels nets ainsi qu’un dividende sur le capital fixé à 5%. Il est nécessaire de souligner que le tabac iranien est à l’époque un tabac très prisé des marchés étrangers en raison de son unicité et de sa qualité, de même que la demande intérieure ne cessait de croître. Le gouvernement russe émis dès septembre 1890 de retentissantes objections au motif que l’attribution de cette concession violait les règles de libre commerce stipulées par le traité de Turkmanchaï. N’y prétend guère d’attention, Nâsseraddine Shâh poursuivit son attribution.

Durant l’automne, le major Talbot vend la concession à l’Imperial Tobacco Corporation of Persia, établissant de la sorte une régie unique propriétaire du tabac iranien dont l’actionnaire principal n’était autre que le major Talbot lui-même. Cette régie détentrice du monopole ne laissait d’autre possibilité aux cultivateurs iraniens que de lui vendre leur production à un prix qu’elle seule pouvait fixer. Cette lucrative industrie employait à cette époque plus de 200 000 Iraniens pour qui le tabac garantissait un moyen de subsistance sûr, qu’ils soient bazaris ou agriculteurs. Désormais, la production de tabac et la permission de le produire sont réglementées par la Régie qui fixe l’offre et la demande au détriment des producteurs et des vendeurs iraniens : une telle situation a pour conséquence de briser l’équilibre économique instauré de longue date et de fragiliser des emplois qui furent jusqu’à présent garantis pour nombre d’Iraniens.

Fatwade l’ayatollah Shirâzi

Le major Talbot se rendit en Iran en février 1891 afin de superviser l’installation de sa régie ; peu de temps s’écoule après sa venue que le souverain publie officiellement l’acte de concession, qui déclenche immédiatement des vitupérations à travers tout le pays. Bien que la colère gronde et que l’indignation se fait entendre, notamment par le biais de pancartes affichées dans les grandes agglomérations, le Premier ministre Amin Al-Soltân reçoit au mois d’avril le directeur Julius Ornstein pour lui assurer du soutien plénier que lui témoigne le gouvernement iranien, dont certains membres réceptionnent des missives anonymes rapportant le mécontentement populaire.

Des manifestations éclatent en ce printemps 1891, menées par les bazaris, avec en tête le riche marchand Hadji Mohammad Malek al-Todjar,  pour qui cette concession menace directement les intérêts ; cherchant le soutien des moudjtahid[1], dont le rôle a toujours été d’une grande importance dans la vie religieuse shî’ite iranienne. Les manifestants sont dès lors rapidement rejoints par le clergé désireux de protéger les intérêts iraniens de la mainmise étrangère qui menacerait ce qu’ils considèrent être une communauté nationale religieuse. Cette notion peut paraître floue pour des Occidentaux du 21ème siècle ; elle est cependant à rapprocher de la chrétienté médiévale dans sa conception d’un univers où le domaine du divin a toute son importance et exerce par sa présence la raison même de l’existence et l’ordonnance de cet univers. De plus, une telle concession menace directement les intérêts détenus par le clergé à travers le waqf[2] et viole la loi islamique qui considère l’interdiction d’achat et de vente du tabac de plein gré par un individu comme illégale.

La contestation s’enracine rapidement à Téhéran, Tabriz et Shirâz. Les religieux, désireux pour certains de consolider leur pouvoir, sont rapidement rejoints par les intellectuels qui souhaitaient comme eux combattre la domination de l’Iran par des puissances étrangères, de même qu’ils espéraient l’obtention de droits civiques et l’affaiblissement d’une monarchie qu’ils jugeaient décadente dans ses devoirs. Lors des récoltes de 1891, plusieurs cultivateurs de la région de Kâshân vont sous l’égide de Mahmoud Zaim brûler leurs récoltes afin de manifester leur farouche opposition à ce monopole britannique. La situation s’envenime lorsque le shâh décrète en mai 1891 l’expulsion du pays du mollâ[3] Seyed ‘Ali Akbar, dont les prêches dirigés contre la concession sont parmi les plus écoutés à Shirâz. Ce dernier rencontre lors de son départ Djamal al-Din al-Afghâni qui s’empresse à sa demande d’adresser un courrier à l’ayatollah Mirzâ Hassan Shirâzi[4] dans lequel il l’appelle à défendre l’Iran contre un souverain qu’il n’hésite pas à qualifier de « criminel ». L’ayatollah envoie au shâh un télégramme pour l’avertir des troubles que l’octroi de la concession de tabac occasionne, sans succès. L’éviction de Seyyed Ali Akbar n’empêche guère les autres régions d’Iran de connaître une mobilisation sans précédent, fortement soutenue par les bazaris de Téhéran qui multiplient les lettres de protestation directement adressées au monarque. La contestation s’organise à travers tout le pays : à Ispahân est organisé le boycott (trouver mot français) du tabac avant même la promulgation de la fatwa de l’ayatollah Shirâzi, tandis que des manifestations ont lieu dans les villes de Mashhad, Kermân, Qazvin, Yazd et Kermânshâh. A Tabriz, ville azérie située dans une région qui n’est pourtant pas productrice de tabac, les bazaris ferment le bazar et les clercs leurs madrasas.

L’ayatollah Shirâzi décide en décembre 1891 d’émettre une fatwa[5] déclarant l’usage du tabac illégale aux yeux de la loi islamique. D’abord perçue avec scepticisme quant à la justesse de son fondement, les opposants se rangent très rapidement derrière cette fatwa lorsque l’homme de Science la confirme : dès lors, nombre d’Iraniens refusent de fumer à travers tout le pays, tandis que les bazaris s’associent à la fronde en fermant les bazars. Le Shâh et son Premier ministre Amin Al-Soltân ne peuvent enrayer le mouvement et se retrouvent dans une position fort délicate, allant même jusqu’à craindre une intervention russe. La fatwa est très largement suivie, tant par la population qui raffole du tabac jusqu’au point de le consommer dans les mosquées que par les femmes du harem royal qui cessent de fumer, alors que les domestiques du shâh refusent de lui préparer son narguilé. Devant les hésitations du gouvernement britannique de soutenir l’Imperial Tobacco Corporation of Persia, Nâsseraddine Shâh décide finalement d’annuler la concession en janvier 1892. Les problèmes ne sont pourtant pas résolus puisque l’annulation de la concession entraîne irrémédiablement le versement d’indemnités à l’entreprise lésée ; de difficiles négociations s’ouvrent alors et aboutissent finalement au versement de 500 000 livres prélevées des finances publiques iraniennes, ce qui laisse les finances du pays dans une situation des plus délicates, obligeant l’Iran à contracter un prêt auprès de la Russie.

Les conséquences pour l’autorité du shâh sont désastreuses, tant au point de vue politique que moral ; il n’en ressortira que plus hostile à l’encontre des Occidentaux, refusant désormais toute contribution européenne en Iran. Les manifestations démontrent quant à elle la détermination populaire d’entraver toute tentative d’appropriation des ressources iraniennes par des entités étrangères et le pouvoir du clergé dans le jeu politique iranien, pouvoir qui ne cessera dès lors de croître. Ce protectionnisme va s’enraciner dans les fondements intellectuels des Révolutions constitutionnelle de 1906 et islamique de 1979 et perdure encore aujourd’hui en Iran comme une véritable volonté d’émancipation de souveraineté nationale.


[1] Un moudjtahid est un savant musulman compétent pour prononcer une interprétation personnelle sur un élément de droit islamique, interprétation dénommée idjtihâd. Ses principes émanent de quatre sources : le Qorân, la Sunna du Prophètes et des Imâms pour les shî’ites, l’Ejmâ (c’est-à-dire le consensus unanime) et le Aql (l’organe de la connaissance dans notre monde pouvant se traduire par l’Intellect ou la Raison). Trois sortes de moudjtahid existent : 1) les moudjtahid fil-madh’hab, élaborant une synthèse dans le cadre d’une école juridique interprétative nommée madh’hab ; 2) les moudjtahid al-mutlaq al-muntasib, élaborant leur synthèse à travers des textes divergents toujours dans le cadre d’une école juridique interprétative ; 3) les moudjtahid al-mutlaq, dont les compétences leur permettent d’élaborer une synthèse issue de textes divergents sans se référer à une école juridique quelconque. Cette dernière catégorie est considérée comme exceptionnelle.

[2] Le waqf désigne les donations qu’un particulier offre à une œuvre pieuse et charitable pour une durée perpétuelle et dont les usufruits sont inaliénables et placés sous séquestre.

[3] La lettre h en fin de mot n’existe pas en persan ; son rajout en langue française provient peut-être de l’influence de l’orthographe des mots Allah et ayatollah. À noter que le mot mollâ est très peu usité en Iran, principalement utilisé dans les traductions ou dans les surnoms de certaines célébrités iraniennes, le mot désignant les religieux étant âkhound. Son équivalent sunnite est ouléma.

[4] Mohammad-Hassan al-Husseyni al-Shirâzi (né à Shirâz le 25 avril 1815 et décédé à Samarra, en Irak, le 20 février 1895) représentait l’autorité shî’ite suprême en Iran. Il entame ses études dès l’âge de quatre ans et les poursuit plus tard dans les villes d’Ispahân en 1832, puis en Irak, à Karbala et Nadjaf en 1845 aux côté du Sheikh Morteza Ansari. Il lui succède à sa mort en 1864. En 1874, il s’installe à Samarra et fonde le premier séminaire shî’ite de la ville, avant de revenir en Iran quelques années plus tard. Le doute plane concernant la mort de son fils Mohammad qui aurait été assassiné par des mercenaires britanniques.

[5] Une fatwa, signifiant en arabe « réponse », « éclairage », constitue un avis juridique rendu par un faqih dans le cadre d’une demande individuelle ou judiciaire concernant un point de jurisprudence. Elle est un avis religieux n’incluant pas forcément une condamnation et ne peut être appliquée qu’en cas d’adoption dans un cadre législatif islamique. Un faqih est nécessairement un ayatollah mais tous les ayatollahs ne sont pas forcément des faqih.

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Histoire

Le 19ème siècle ou le siècle des Qâdjârs (1786-1925)

par Morgan Lotz

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La dynastie des Qâdjârs régna sur l’État sublime d’Iran (Dowlat-é elliyé-yé Irân) de 1786 à 1925. D’origine turkmène, elle est issue des tribus qizilbash, servante de la dynastie safavide depuis sa fondation par Shâh Ismâïl en 1501.

1) Agha Mohammad Khân Zâdeh, premier shâh qâdjâr.– Fils de Mohammad Hassan Khân (1715-1758 ou 1759), descendant de Genghis Khân, né le 14 mars 1742 à Esterabad, le jeune Mohammad Khân est castré à l’âge de sept ans par Adel Shâh Afshar, vassal des Zand. Dans son livre Les Rois oubliés – L’épopée de la dynastie radjare, le prince Ali Qâdjâr déclare que seules ses testicules furent sectionnés conciliant les ordres reçus et la pitié de leur exécutant pour une enfant qu’il ne souhaitait pas priver du plaisir des femmes. Cette castration influence le futur souverain, dont le règne est marqué par une extrême sévérité toutefois non exempte d’une vue visionnaire.

Ce chef eunuque de la tribu turkmène qâdjâre, originaire du nord de l’Iran, est capturé et envoyé à Shirâz, alors capitale des Zand, en 1762. Il parvint à s’enfuir en 1779, période marquée par l’instabilité consécutive au décès de Karim Khân Zand[1] qui lui profite pour être intronisé roi en 1789 et mener une rébellion qui se terminera par la capture en 1794 du dernier roi zand Lotf-Ali Khân Zand[2], à qui il fit crever les yeux avant de l’exécuter. Ordonnant également l’aveuglement de plusieurs milliers d’habitants de Kermân qui l’avaient pourtant soutenu, il est considéré pour ces châtiments comme un souverain cruel ; cette souvenance contraste pourtant avec son caractère pieux rongé par la culpabilité de ses actes et recherchant chaque soir dans le secret de ses appartements la miséricorde divine. Il fut le premier souverain à s’établir à Téhéran en 1783, alors petit village à côté de l’antique ville de Rey.

En 1795, il attaque la Géorgie, vassal de la Russie dirigé par l’impératrice Catherine II de Russie, dite la Grande-Catherine. Il fait incendier Tiflis et rétablit la souveraineté perse sur la Géorgie, provoquant ainsi une réplique militaire de la Russie qui se conclut par la guerre russo-persane de 1796. Le conflit terminé et après avoir déposé la dynastie des Afsharides[3] en s’emparant de Mashhad en 1796, Agha Mohammad Khân est couronné shâhanshâh de Perse le 21 mars 1796. Durant son règne, ilreconquiert la majeure partie des dépendances iraniennes situées dans la région du Caucase, réunifiant de la sorte un empire morcelé depuis la fin de la dynastie des Safavides.

Alors qu’il demeure dans son camp après la prise de Choucha, ville située dans la région du Karabagh, l meurt assassiné le 17 juin 1797 par deux valets condamnés à la peine capitale en raison d’une dispute mais demeurés libres pour la nuit. Bâbâ Khân, son neveu gouverneur du Fârs, lui succède sous le nom de Fath-Ali Shâh Qâdjâr.

2) Fath-Ali Shâh Qâdjâr, deuxième shâh qâdjâr. – Né le 25 septembre 1772 à Damghan sous le nom de Bâbâ Khân, ce fils de Hossein Qoli Khân Qâdjâr, puissant chef qâdjâr et frère de Agha Mohammad Khân, succède à son oncle le 17 juin 1797 jusqu’à sa mort survenue le 23 octobre 1834 à Ispahan. D’abord gouverneur du Fârs, il tente après son couronnement de reconquérir la Géorgie mais ne parvint à soumettre le prince Georges dont la Russie vient au secours.  L’Iran connaît ses premières défaites de l’époque moderne à l’issue de cette guerre russo-persane qui se déroule de 1804 jusqu’en 1813. Historiquement proche de l’Iran, la région du Caucase passe sous l’influence russe et les pertes territoriales iraniennes s’avère importantes : le khanat de Bakou et le khanat de Kouba, tout deux situés en Azerbaïdjân et le khanat de Derbent, situé en Russie, sont désormais sous la gouvernance russe. Devant la supériorité de son adversaire, Fath-Ali Shâh tente de s’allier avec des puissances européennes, notamment la France. Une alliance franco-iranienne est conclue en 1805 lors du traité de Finkenstein ; elle sera abandonnée par la France dès lors que Napoléon conclura avec la Russie le traité de Tilsitt en 1807. L’Iran tente alors de s’allier aux Britanniques, sans succès. Fath-Ali Shâh Qâdjâr déclare la guerre à la Russie ; l’armée conduite par son second fils Abbas Mirza essuie une défaite iranienne face à l’armée russe beaucoup plus moderne.

Le conflit se conclut en 1813 par la signature du traité de Golestân, considéré par les Iraniens comme le plus humiliant qu’ils eurent à signer en raison des importantes amputations territoriales au profit de la Russie qu’il exigeait : la Géorgie est annexée et la perte du nord du Caucase est inévitable. Ainsi les provinces géorgiennes de l’Iméréthie et de la Mingrélie, la province caucasienne du Daghestân, la province arménienne de Karabakh, les provinces azéries du Chirvân, du Gandjâ ainsi que les trois massifs montagneux du Talych, situés aujourd’hui en Azerbaïdjân.

En 1813, il conquiert la province afghâne de Hérat, appartenant au roi de Kaboul, mais ne peut la conserver en raison de l’absence de compréhension entre ses fils Abbas-Mirza et son aîné Mohammet-Ali qui conduit à un mauvais commandement des troupes iraniennes. Fath-Ali Shâh Qâdjâr poursuit sa politique guerrière en déclarant la guerre à l’Empire ottoman en 1821, qui conduira à la signature en 1823 un traité à l’avantage de la Perse. A la mort de l’empereur russe Alexandre en 1825, le Shâh tente de reconquérir les territoires perdus mais est défait après une première victoire par le général russe Ivan Fiororovitch Paskevitch. En 1828, une seconde défaite face à la Russie entraîne la signature du traité de Turkmanchaï le 21 février : l’Iran perd l’Arménie iranienne, composée du khanat d’Erevân, du khanat de Nakhitchevân et du siège du patriarcat arménien de Sainte-Etchmiadzin et la frontière est fixée le long de la rivière de l’Araxe. Malgré l’alliance conclue avec les Britanniques, ceux-ci ne porteront aucune assistance à leur allié iranien. Des émeutes populaire éclatent au début de l’année 1829, protestant contre la dominante influence russe et l’intensification du Grand Jeu entre la Russie et la Grande-Bretagne, au cours desquelles la légation russe à Téhéran est saccagée et Alexandre Sergueïevitch Griboïedov assassiné[4].

Très fier de sa barbe, apparemment la plus longue d’Iran, Fath-Ali Shâh laisse aussi dans l’Histoire le souvenir de son harem, composé d’une centaine de femmes qui lui donneront plus de deux cents enfants selon les estimations. Son règne témoigne également d’un retour aux arts persans, illustré par ses portraits qu’exécuta le peintre Mihr Ali, offerts notamment aux cours de France, d’Autriche et de Grande-Bretagne et les fresques à sa gloire inspirée des fresques sassanides qu’il fit graver. Son fils Abbas-Mirza, qui occupait le poste de gouverneur de l’Azerbaïdjân iranien, décède en 1833 ; héritier désigné pour lui succéder, sa disparition ne laisse d’autre choix au souverain vieillissant que de désigner pour lui succéder le fils de son enfant disparu, Mohammad Mirza.

3) Mohammad Shâh Qâdjâr, troisième shâh qâdjâr. – Né à Tabriz le 5 janvier 1808, Mohammad Mirzâ Shâh Qâdjâr exerce d’abord la fonction de gouverneur d’Azerbaïdjân avant de succéder à son grand-père en se faisant couronner le 23 octobre 1834. Sa succession fut compliquée en raison de la tentative de prise de pouvoir de son oncle Ali Mirza qui ne pourra régner seulement quarante jours avant de transmettre le pouvoir au chancelier Mirzâ Abolqâsem Qâem Maqâm Farâhani[5] que Mohammad Shâh Qâdjâr trahira par la suite, conformément aux désir de son vizir Hâdji Mirzâ Âqâsi[6].

Durant son règne, il doit faire face aux Britanniques qui souhaitent asseoir leur domination sur l’Afghânistân et tente de prendre Hérat en 1838. Tentant de tisser des liens avec de grandes puissances européennes, il envoie un officier à la Cour du roi de France Louis-Philippe afin de gagner le soutien français qui s’ensuit en 1839 avec l’envoi à Tabriz de deux instructeurs militaires français. En parallèle est menée l’ambassade du comte Edouard de Sercey[7], qu’accompagnent le peintre Eugène Flandin (1809-1889) et l’architecte Pascal Coste (1787-1879). Quelques mois avant son décès, survenu le 5 septembre 1848, des suites de la goutte dont il souffrit toute sa vie durant, il reçoit à Téhéran Xavier Hommaire de Hell[8], conduisant une expédition scientifique française. La mémoire de Mohammad Shâh Qâdjâr, bien qu’il dût également s’occuper du mouvement politico-religieux du babisme, s’efface devant le souvenir de son épouse Mahd-é ‘Oliâ[9], la mère de son héritier Nâsseraddine Shâh Qâdjâr. Mohammad Shâh Qâdjâr est inhumé au sanctuaire de Fâtemeh Masoumeh de Qom.

4) Nâsseraddine Shâh Qâdjâr, quatrième shâh qâdjâr. – Né à Tabriz le 16 juillet 1831, Nâsseraddine Shâh Qâdjâr demeure le souverain qâdjâr le plus fameux, dont le règne dura quarante-huit ans. Informé du décès de son père alors qu’il se trouve à Tabriz, il est soutenu par Amir Kabir[10] dont l’aide lui permet d’être couronné le 5 septembre 1848. Il tente sous son règne de récupérer la Perse orientale et les territoires perdues sous les derniers Safavides désormais passée sous influence anglaise, notamment la ville de Hérat, entraînant de la sorte la guerre anglo-persane de 1856 à 1857, qui se soldera à la suite d’un débarquement anglais et de la bataille de Boushehr par le traité de Paris (1857) imposant aux Iraniens le retrait d’Afghânistân et l’acceptation contrainte d’un traité commercial, en plus d’être assujettis à présenter leurs excuses aux Britanniques. Ce traité conférant à ces derniers la suprématie sur les anciens territoires iraniens est ressenti comme profondément humiliant par les Iraniens et pèsera sur les relations futures entre les deux pays. Bien que sa gouvernance paraisse plutôt celle d’un dictateur, il n’en manifeste pas moins des tendances réformatrices. La persécution des baha’is et des babis pousse l’un d’eux à tenter d’assassiner le shâh en 1852.

Nâsseraddine Shâh Qâdjâr fut le premier monarque iranien qui visita l’Europe en 1871, 1873 et 1889. Son assistance à une manœuvre militaire russe en 1873 lui inspire l’idée de fonder la brigade cosaque persane, qui jouera un rôle des plus essentiels au cours de la Révolution constitutionnelle et dans l’accession au pouvoir de Rezâ Shâh Pahlavi ; il fait composer cette même année 1873 un hymne national par le compositeur français Alfred Lemaire[11]. Il est également le premier souverain iranien à être fait chevalier de l’ordre de la Jarretière par la reine Victoria en 1873 lors de sa visite à Londres. Il voue une véritable fascination pour les technologies qu’il découvre, notamment la photographie : premier iranien à se faire photographier, ses portraits exécutés par Nadar demeurent célèbres.

Sa rencontre avec le britannique Gerald Talbot en 1890 et la signature d’un contrat lui accordant la propriété de l’industrie du tabac en Iran provoque la révolte du tabac, révolte qui pèsera lourdement dans la suite de l’histoire moderne iranienne au même titre les trop nombreux avantages accordés aux Européens, à l’exemple des propriétés des revenus attribuées en 1872 à Paul Julius Reuter[12] : celles-ci comprenaient les routes et chemins de fer, le télégraphe, les moulins, la presque totalité des mines et des extractions terrestres, les réseaux fluviaux, l’ensemble des forêts iraniennes ainsi que les industries présentes et futures du pays, comme les travaux publics, en l’échange d’un intérêt durant cinq années ainsi que 60% des revenus net pour une durée de vingt années. Ces concessions durent être annulées devant la fronde commune des milieux d’affaires associés au clergé et aux nationalistes. D’autres innovations occidentales telles que la poste, les transports ferroviaires, les banques, la presse sont importées durant son règne, toujours au détriment des Iraniens qui ne participent guère aux bénéfices, tous reversés aux Occidentaux.

Nâsseraddine Shâh Qâdjâr est assassiné le 1er mai 1896 par Mirzâ Rezâ Kermâni[13], un partisan de Djamal al-Din al-Afghâni[14], lorsqu’il vint prier au mausolée de Shâh Abdol Azim ; situé à Rey, le souverain y est inhumé. Cet assassinat, le premier exécuté par un homme lambda, va dès lors encourager les forces d’oppositions. En effet, dans la pensée iranienne, le monarque est d’origine divine et tous les précédents assassinats résultaient de luttes fratricides ou de prise de pouvoir par d’autres dynasties émergentes. De dignité divine, la fonction royale devient un poste contestable par le brisement de ce tabou.

Parmi ses proches sont couramment retenues les figures de ses enfants Zell-é Soltan et Tadj Saltâneh. Zell-é Soltân signifiant « l’ombre du roi »,  Massoud Mirzâ Zell-é Soltân[15], fils aîné du souverain, n’obtint jamais le titre de Prince parce que sa mère Effat-os Saltâneh n’était pas qâdjâre. Il fut toutefois gouverneur d’Ispahân de 1874 jusqu’à la révolution constitutionnelle. Fille préférée de son père, Tadj Saltâneh[16] figure quant à elle parmi les personnages historiques de l’Iran moderne en raison de ses qualités exceptionnelles dans divers domaines qu’elle étudia de manière autodidacte : littérature iranienne, arabe et française, histoire, philosophie, musique et peinture trouvèrent ses préférences. Femme de lettre, elle publia ses Mémoires tout comme son père – qui fut le premier souverain iranien à écrire les siennes. Appréciant particulièrement la Révolution française et les philosophes dits des « Lumières », elle critiqua les choix de son demi-frère Mozaffaraldin Shâh, n’hésitant pas à le juger despotique et lui prédire une révolution.


[1] Karim Khân Zand (1705-1779), fondateur de la dynastie Zand et Shâh de Perse de 1760 à 1779.

[2] Lotf-Ali Khân Zand (1769-1794).

[3] La dynastie des Âfshâriyân régna sur l’Iran entre 1736 et 1749. Cette tribu originaire du Turkestân s’installa en Âzerbaïdjân après la conquête mongole et furent déplacés par Shâh Ismâïl (1487-1524, fondateur de la dynastie des Safavides en 1501) vers le Khorâsân dans le but de contrer l’offensive ouzbèke.

[4] Diplomate russe, également compositeur et homme de lettre, Alexandre Sergueïevitch Griboïedov (né en 1795), décoré par le shâh de l’Ordre du Lion et du Soleil pour son rôle d’importance durant la guerre turco-persane de 1821 à 1823, dirigea les pourparlers avec les chefs de clans iraniens après la guerre russo-persane de 1826-1828. Renvoyé à Téhéran en 1829, il est assassiné le 30 janvier lors du saccage de la légation, très certainement commandité par le docteur John McNeil, diplomate de la Couronne britannique, qui redoutait l’influence russe en Perse.

[5] Mirzâ Abolqâsem Qâem Maqâm Farâhani (né à Arak en 1779 – mort à Téhéran le 28 juin 1835), est le fils de Mirzâ Isâ Qâem Maqâm Farâhani, serviteur de la Cour qâdjâre pendant une vingtaine d’année. Il fut assassiné selon les ordres de Mohammad Shâh Qâdjâr Il est également l’auteur de plusieurs livres, dont Monsha’at.

[6] Hâdji Mirzâ Âqâsi (né à Mâkou vers 1783), fut vizir (Sadr-é Âzam) de 1835 jusqu’à son décès survenu vers 1848. Initié au soufisme dès son plus jeune âge, il saura utiliser avec intelligence ces connaissances pour contrer le clergé shî’ite traditionnel. L’Histoire retient un personnage antipathique et manipulateur dont la gouvernance permit l’enrichissement d’une aristocratie renforcée. Pour Shoghi Effendi et les babistes, il est l’« Antéchrist » de leur Révélation.

[7] Le comte Edouard de Sercey (1802-1881) fut diplomate et chef de mission. Il nous laisse ses souvenirs d’Iran dans La Perse en 1840, publié dans La Revue contemporaine en mars et mai 1854.

[8] Ignace Xavier Hommaire de Hell (né à Altkirch en 1812 et mort à Ispahân en 1848) fut un géographe et voyageur en Russie et en Perse. Sa veuve Adèle Hommaire de Hell nous laisse le témoignage de sa mission dans son ouvrage posthume Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français pendant les années 1846, 1847 et 1848, Paris, P. Bertrand, 1854-1860, 3 volumes.

[9] Maleké-Djahân Khânom (1805-1873), titrée Mahd-é ‘Oliâ (« Sublime Berceau »), exerça un rôle considérable dans les premières années de règne de son fils.

[10] La figure historique du grand réformateur que fut Amir Kabir (1807-1852) mériterait de s’y attarder plus longuement mais ne rentre malheureusement pas dans le cadre de cette étude. Nous pouvons résumer en quelques lignes son œuvre : Premier ministre en 1835, il est l’instigateur des réformes de l’armée et de la réorganisation intégrale de l’administration, contribuant à moderniser l’Iran en fondant le premier établissement d’enseignement supérieur iranien Dar-ol Fonoun, en réformant le système fiscal et en encourageant le développement du commerce et de l’industrie. Il fut condamné à mort par des membres de la Cour en 1852. Nous invitons le lecteur désireux à lire l’article de notre confrère Behrouz Geravand : Amir Kabir, le premier réformateur de la société iranienne sous les Qâdjârs, traduction de Poupak Shirvani Mahdavi, https://faceiran.fr/amir-kabir-reforme-iran/.

[11] Alfred Jean-Baptiste Lemaire (né à Aire-sur-la-Lys le 15 janvier 1842 et décédé à Téhéran le 24 février 1907) fut le compositeur nommé en 1873 directeur général des musiques de l’armée perse par Nâsseraddine Shâh Qâdjâr. C’est sous son ordre qu’il composa l’hymne national royal, en vigueur entre 1873 et 1909.

[12] Le baron Paul Julius von Reuter (1816-1899), homme d’affaire britannico-allemand fondateur de l’agence de presse Reuters.

[13] Mirzâ Rezâ Kermâni fut très tôt orphelin de père et hérita de lui la ferme familiale et les dures conditions l’accompagnant, qu’il finit par abandonner pour suivre des études coraniques à Yazd. Il fut pendu le 12 août 1896 sur la place Toup Khâneh à Téhéran (aujourd’hui place Imâm Khomeyni) pour l’assassinat du shâh.

[14] Sid Djamâl al-Din al-Afghâni (né à Hamadân en 1837 ou 1839 et décédé à Istanbul le 9 mars 1897, est un penseur considéré comme l’un des principaux théoriciens du panislamisme. Son œuvre, celle d’un rationaliste à la fois pourfendeur de l’impérialisme européen dirigé contre les nations musulmanes et défenseur d’une constitutionnalisation des pouvoirs politiques musulmans en régimes parlementaires, présente une tentative de conciliation des principes coraniques avec la modernité très grandement inspirée par le soufisme et la philosophie shî’ite. Il fonda en Égypte d’une loge maçonnique associée plus tard au Grand Orient de France. Sa controverse avec le philosophe français Ernest Renan, à l’occasion d’un voyage à Paris en mars 1883, est restée fameuse : il y défend un islam ouvert à une raison qui fut selon lui submergée par les traditions et parfaitement compatible avec l’essor scientifique que connaît le monde moderne en cette époque. Son œuvre mériterait plusieurs études qui, nous l’espérons, verront le jour afin d’apporter à notre connaissance de l’Orient islamique et de sa philosophie une lumière nouvelle et ô combien salutaire.

[15] Né à Tabriz le 5 avril 1850 et décédé à Ispahân le 2 juillet 1918.

[16] Née à Téhérân le 14 février 1883 et décédée dans la même ville le 25 janvier 1936.

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Joseph Naus, de la fructueuse mission belge au scandale

par Morgan Lotz

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Joseph Naus, qui allait défavorablement laisser son nom dans l’Histoire iranienne, naquit le 30 mars 1849 à Geldern, en Prusse rhénane, de l’union de deux belges néerlandophones et catholiques, Julia van Daell et Henri Naus, receveur des contributions. Il rentre en août 1869 dans l’Administration des droits et accises dans la région belge de Limbourg avant d’être nommé à Anvers en 1873 vérificateur des douanes de 4ème classe, puis sous-directeur de l’Administration centrale à Bruxelles en 1890, où il sera honoré du titre de Chevalier de l’Ordre de Léopold « en récompense du zèle, de l’intelligence et du dévouement dont il a fait preuve à l’occasion de la recherche des fraudes d’alcool effectuée par le bureau de Welkenraedt et de l’instruction de cette affaire »[1].

Dans le cadre de sa politique de développement de ses relations avec les pays d’Afrique et d’Asie, la Belgique noue des relations diplomatiques avec l’Iran dès la fin du 19ème siècle, chargeant ses diplomates de pénétrer commercialement et industriellement le pays. Cela devient possible lorsque, avec le soutien de la Russie et de la Grande-Bretagne, pour qui la nomination de fonctionnaires belges plutôt que ceux d’autres pays menant une politique d’expansion était préférable, le gouvernement iranien demande à leur homologue belge l’envoi d’un nombre important de ses fonctionnaires ayant pour mission d’organiser ou d’améliorer différents services administratifs, et en particulier les douanes dont les reçus garantissent les prêts accordés par la Banque d’Etat russe et la Banque impériale de Perse sous contrôle britannique. Les trois premiers fonctionnaires belges arrivent le 15 mars 1898, avec à leur tête Joseph Naus, chargés de réorganiser les douanes selon les critères européens et de former les fonctionnaires iraniens en Azerbaïdjân, où la bonne tenue de l’administration fiscale était bien souvent compromise par la corruption et l’immixtion de la notabilité locale, quand les revenus n’étaient pas tout simplement reversés aux Russes.

Obtenant d’excellents résultats, avec une augmentation de 35% des revenus douaniers en 1898, Joseph Naus parvient à acquérir une notoriété et une influence qui l’amène à être nommé ministre des finances de la Perse. Devant des résultats satisfaisants, le grand vizir accepte à la fin de l’année 1899 l’élaboration d’un nouveau plan de formation avec des fonctionnaires belges dans les domaines de la trésorerie, des cadastre, des services postaux, des contrôle des passeports, de l’émission des monnaies, des services d’assainissement après les épidémies de choléra survenues en 1904, 1905 et 1908, ainsi que des services d’approvisionnement au début de la Première Guerre mondiale. A ce titre, 63 fonctionnaires belges résident en Iran en 1913, pour la plupart accompagnés par leurs familles

Joseph Naus dirigera également les services postaux de 1902 jusqu’à sa succession par Camille Molitor[2] en février 1904. La situation s’envenime lorsqu’il prie les gouverneurs provinciaux de reverser les contributions de leurs provinces dans la trésorerie nationale, satisfaisant de la sorte les pressions des Britanniques et des Russes pour qui cela garantissait le remboursement des prêts accordés. La fronde des gouverneurs est cependant rapidement enrayée mais les ressentiments à son encontre deviennent de plus en plus importants et s’exacerbent devant le comportement irrespectueux qu’il manifeste en s’opposant aux coutumes et à la religion des Iraniens, se faisant notamment photographier en mollâ[3] au cours d’une soirée mondaine qu’il animait de la sorte… Il sera contraint de démissionner le 13 mai 1907, remplacé par Joseph Mornard[4]. Joseph Naus prendra sa retraite le 10 juillet 1908 et proposera ses services de conseils en affaires iraniennes auprès du gouvernement russe et accompagnera les entreprises de son fils en Egypte jusqu’à son décès à Bruxelles le 16 juillet 1920.

Cependant, devant la multiplication des missions confiées par le gouvernement iranien, les fonctionnaires belges se heurtent aux intérêts de la classe dirigeante et des grands propriétaires terriens, favorables à la situation antérieure qui favorisait les enrichissements personnels, ainsi qu’à la méfiance et aux calomnies des Britanniques. L’encombrant soutien des Russes face aux critiques dont ils sont l’objet en dépit du soutien gouvernemental devient accablant en 1907 ; il se muera en une hostilité à leur encontre après le déclenchement de la Première Guerre mondiale et les multiples tentatives d’entrave rendant leur travail impossible pousseront Mornard et d’autres fonctionnaires belges à démissionner et quitter le pays en 1915. En effet, les Russes et les Britanniques font pression sur le gouvernement iranien pour écarter leur concurrent européen, à tel point que les Anglais parviennent à développer leur réseau postal dans le sud du pays qu’ils avaient inauguré quarante ans plus tôt et à récupérer les bureaux de poste des villes de Ahvâz, Mohammareh et Hendjân durant la Première Guerre mondiale.


[1] Archives Générales du Royaume, Douanes et accises, 6B 62.292-294, Boîte 511, Joseph Naus.

[2] Camille Molitor (né à Erezée le 6 juin 1877 et décédé à Bruxelles le 7 janvier 1939) fut directeur général des douanes iraniennes avant de développer les services postaux. Il s’opposera à l’expansion des services postaux britanniques dans le sud de l’Iran et obtiendra en août 1920 leur condamnation lors du congrès de l’Union postale universelle qui fut tenu à Madrid. De retour en Iran, il est licencié sur ordre du Premier ministre Zia’aldin Tabâtabâï (1889 – 1969) et ciblé par une campagne de presse britannique visant à dénigrer la mission belge. Ce n’est guère un exemple isolé puisque les Britanniques tenteront par tous les moyens de discréditer les missions et légations de leurs concurrents occidentaux afin de s’arroger le monopole en encourageant le désordre qu’ils résolvent une fois les concessions leur étant attribuées par le gouvernement iranien. Camille Molitor se voit contraint de rentrer en Belgique en 1922, non sans avoir dû essuyer l’affront de répondre de son action devant une commission.

[3] Le mot mollâ ne désigne pas explicitement un religieux shî’ite mais plutôt une personne instruite dans les sciences religieuses. Plus anciennement, ce mot était usité comme un titre porté par une personne instruite, qu’elle soit musulmane ou non (Dictionnaire persan-français, Gilbert Lazard, avec l’assistance de Mehdi Qavâm-Nejâd, Rahnamâ, Téhéran, 1389–2011, p. 412). La lettre h en fin de mot n’existe pas en persan ; son rajout en langue française provient peut-être de l’influence de l’orthographe des mots Allâh et ayatollâh. À noter que le mot mollâ est très peu usité en Iran, principalement utilisé dans les traductions ou dans les surnoms de certaines célébrités iraniennes, le mot désignant les religieux étant âkhound. Son équivalent sunnite est ouléma.

[4] Jacques Joseph Mornard (né à Bossut-Gottechain le 18 décembre 1864 et décédé à Téhéran le 29 octobre 1916) fut administrateur des douanes iraniennes avant de devenir Trésorier général de Perse.

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HistoireReligion et Spiritualité

La symbolique de la souffrance du martyre de l’Imâm Hossein

par Morgan Lotz

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Intrinsèque à l’identité et à la culture iranienne, le Shî’isme est une spiritualité à part entière qui compose le domaine spirituel iranien et rythme la vie publique en Iran. Nous avons souhaité présenter dans cet article notre travail universitaire sur le sujet afin d’éclairer le lecteur sur la foi majoritaire en Iran.

Ce travail fut soutenu en mai 2020 à l’Université Domuni. Le sujet traité portait pour intitulé : « Dans le milieu populaire chiite, la souffrance de Husayn est très souvent comparée avec la souffrance de Jésus Christ. Les théologiens chiites trouvent-ils dans la souffrance de Husayn une valeur rédemptrice ? Quelles places occupent Husayn et les douze imams dans la dévotion populaire ? est-ce un rôle d’intercesseur ou de rédempteur ? »

L’orthographe de certains termes – tels « chiisme », « chiite » ou « mollah » – correspond à l’orthographe règlementaire en vigueur dans le milieu universitaire, héritée des premières translittérations qui furent depuis révisées et que nous utilisons dans nos autres articles. L’orthographe « Husayn » correspond à la prononciation arabe, tandis que son équivalent iranien est « Hossein ».

Introduction

Parmi la dévotion chiite envers ses Imâms, celle consacrée au troisième, Husayn, est la plus importante et la plus mystérieuse aussi. Un lien particulier semble lier les chiites avec l’Imâm martyr à Karbalâ’, qui n’est pas sans rappeler le lien qui unit les chrétiens avec Jésus-Christ. Une comparaison est possible, Husayn étant pour les chiites un saint sacrifié sur l’autel de la Vérité pour que celle-ci triomphe et que la Révélation prenne son sens, de la même manière que Jésus l’est pour les chrétiens. Tous deux furent des martyrs ayant affronté la peur de la mort avec le courage et la confiance de leur foi. Parmi ces deux destins aux similitudes si étroites, il serait aisé pour un chrétien de considérer Husayn comme l’est Jésus, c’est-à-dire le Rédempteur de l’humanité qui intercède en sa faveur auprès de Dieu.

Nous allons dans une première partie étudier les comparaisons entre le troisième Imâm chiite Husayn et Jésus-Christ, sur trois aspects : premièrement leurs naissances, deuxièmement les miracles qu’ils accomplirent au cours de leurs existences terrestres et troisièmement les similitudes des réactions cosmiques et naturelles qui se produisirent aux instants de leurs décès.

Dans une seconde partie, nous étudierons la question de la valeur rédemptrice accordée par les théologiens chiites aux souffrances endurées par Husayn, ainsi que la question sur le rôle des Douze Imâms comme intercesseurs ou rédempteurs dans la dévotion populaire chiite.

I – Les comparaisons entre Jésus-Christ et Husayn, de la naissance à la passion du martyre

A) Les histoires liées à la naissance de Husayn mises en parallèle avec la naissance de Jésus-Christ

Les comparaisons entre le troisième Imâm chiite Husayn et Jésus-Christ ne manquent pas et méritent que nous nous y attardions dans la première partie de ce devoir. La naissance de Husayn interpelle tout particulièrement le lecteur chrétien par les nombreuses similitudes qu’il partage avec Jésus-Christ : tout d’abord, une visite de l’ange Gabriel annonce la venue d’un enfant de caractère divin ; la différence étant dans le destinataire initial, directement Marie pour la naissance de Jésus et par l’intermédiaire du Prophète qui l’annonce ensuite à Fâtima, ainsi qu’en témoigne les propos de Ibn Qawlawayh (367/977) rapportés par Ameer Jaje :

« ô Muḥammad, Dieu te salue et t’informe que ta fille Fāṭima donnera naissance à un enfant qui sera tué par ton peuple après ta mort. Le Prophète répondit à Gabriel : Salut à mon maître. Je n’ai nul besoin que Fāṭima donne naissance à un enfant qui sera tué par mon peuple. Gabriel remonta au ciel et revint au Prophète pour lui répéter trois fois le même message. La troisième fois, il ajouta : Dieu t’informe que l’enfant gardera l’imāmaet la sainteté dans sa descendance. Le Prophète répondit alors : J’accepte. Lorsque le Prophète envoya un message à sa fille pour l’informer de la décision de Dieu et du destin réservé à l’enfant qui allait naître, elle réagit négativement et donna la même réponse que son père. Puis quand elle apprit qu’il allait devenir le père des imāms, elle accepta. »[1]

Nous pouvons mettre en parallèle cette histoire avec celle de Joseph : dans les deux cas, c’est un homme d’âge mûr protecteur de la jeune mère qui est informé par l’ange Gabriel de la venue d’un enfant au caractère divin.

« Or, telle fut la genèse de Jésus Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. Joseph, son mari, qui était un homme juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, résolut de la répudier sans bruit. Alors qu’il avait formé ce dessein, voici que l’Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Or, tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur :

Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel,

ce qui se traduit : « Dieu-avec-nous. » Une fois réveillé, Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui sa femme ; et il ne la connut pas jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et il l’appela du nom de Jésus. »[2]

Dans son ouvrage, Ameer Jaje rapporte également le récit du théologien al-Bahrânî, citant un hadith du Prophète relatant la naissance de Husayn et les manifestations surnaturelles qui en découlèrent :

« Je vois une lumière rayonnante sur ton visage, tu vas donner naissance à un enfant qui sera la preuve vivante de Dieu… Un mois après la naissance de Ḥasan, Fāṭima eut de la fièvre et tomba malade ; le Prophète lui apporta un verre d’eau et prononça quelques mots qu’elle ne comprit pas. Puis il cracha dans le verre et lui donna à boire. Elle se rétablit aussitôt. Quarante jours plus tard, elle sentit des fourmillements dans le dos, puis un enfant bouger dans ses entrailles. A partir du troisième mois, Fāṭima fut comblée de biens [nourriture, etc.] à domicile et dès lors ne quitta plus sa chambre ; elle se consacra à la prière et malgré sa solitude, Dieu lui donna l’assurance, le repos et la quiétude. A partir du sixième mois, elle n’eut plus besoin de lampe pour s’éclairer, même dans les nuits les plus obscures. Et quand elle était seule, elle entendait l’enfant louer Dieu dans son ventre, ce qui la réconfortait et lui donnait des forces. Le neuvième jour du septième mois, un ange visita Fāṭima alors qu’elle dormait et lui effleura le dos de ses ailes, elle se réveilla surprise et effrayée. Pour chasser cette peur, elle se leva, fit ses ablutions et deux rak‘a puis se rendormit. A ce moment-là, un deuxième ange vint lui rendre visite. Il se tenait au-dessus de sa tête et souffla sur son visage et son cou. Elle se réveilla plus effrayée encore que la première fois. Elle fit à nouveau ses ablutions et quatre autres rak‘a. Après un court somme, un troisième ange vint la réveiller en récitant sur elle des invocations pour la protéger de Satan, et lui lut deux sourates du Coran. Le lendemain, Fāṭima rendit visite à son père chez son épouse Umm Salāma et lui raconta ce qui s’était passé la nuit précédente. Le Prophète manifesta sa joie, lui expliqua ce qui lui était arrivé cette nuit-là et qui étaient les visiteurs mystérieux : le premier était l’ange ‘Izrā’īl, l’ange de la mort, chargé de veiller sur les femmes enceintes ; le deuxième était l’ange Mīkhā’īl chargé de veiller sur les femmes enceintes d’Ahl al-Bayt [la famille du Prophète] ; puis le Prophète lui demanda si l’ange avait soufflé sur son visage ; elle répondit que oui. Alors il la serra dans ses bras et se mit à pleurer, ajoutant que le troisième ange était l’ange Jibrā’īl qui allait servir le nouveau-né. »[3]

Dans ce second récit, nous constatons une autre similitude avec le récit biblique : comme la Vierge Marie, Fâtima reçoit la visite de plusieurs anges venus veiller sur elle. Toujours semblablement à la Vierge Marie, Fâtima se retire du monde le temps de la grossesse et reçoit une nourriture céleste.

« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il entra et lui dit : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » À cette parole elle fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Et l’ange lui dit : « Sois sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfantera un fils ; et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin. » Mais Marie dit à l’ange : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? » L’ange lui répondit : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. Et voici qu’Élisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait la stérile ; car rien n’est impossible à Dieu. » Marie dit alors : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole ! » Et l’ange la quitta. »[4]

Lorsque l’enfant est né, le Prophète reçoit la visite des anges venus lui témoigner leurs félicitations. Mais cette visite apporte également la mauvaise nouvelle de son martyre futur, comme en témoigne les propos du sixième imām Ja‘far al-Ṣādiq rapportés par Ibn Qawlawayh :

« Dieu lui-même fut le premier à féliciter et consoler à la fois le Prophète. Alors que le Prophète était chez Fāṭima, il se mit brusquement à pleurer puis prit l’enfant [Ḥusayn] dans ses bras et dit à Fāṭima : ô Fāṭima, fille de Muḥammad, Dieu m’est apparu en cet instant chez toi dans toute sa beauté et m’a dit : ô Muḥammad, aimes-tu Ḥusayn ? Oui je l’aime ; il est la prunelle de mes yeux et le fruit bien-aimé de mon cœur. Dieu mit sa main sur la tête de Ḥusayn et ajouta : ô Muḥammad, combien cet enfant est béni puisqu’il a ma miséricorde, mes prières, ma faveur et ma bénédiction. Ma vengeance et ma malédiction tomberont sur tous ceux qui le combattront et s’opposeront à lui car il sera le plus grand des martyrs, de tous ceux qui l’ont précédé et qui le suivront. »[5]

Les comparaisons ne s’arrêtent cependant pas là et nous allons constater dans la suite de ce travail que les personnages de Jésus et de Husayn ont d’autres points communs, notamment en ce qui concerne les miracles et le trépas.

B) Les histoires liées aux miracles de Husayn mises en parallèle avec les miracles de Jésus-Christ

Les similitudes entre Husayn et Jésus ne s’arrêtent pas à leurs naissances mais se poursuivent durant leurs existences terrestres par l’accomplissement de plusieurs miracles. Ainsi Husayn est-il pour les chiites une image de sainteté dont l’exemple guide la vie quotidienne des croyants, de même que l’exemple de Jésus guide celle des chrétiens. Nombre d’histoires populaires attribuent à Husayn des miracles semblables à ceux que fit Jésus, lui conférant de la sorte une stature comparable à celles des prophètes, sans toutefois l’élever à un tel rang.

Husayn accomplit plusieurs miracles identiques à ceux qu’accomplit Jésus-Christ, comme par exemple des guérisons et des résurrections. A titre d’exemple, nous pouvons citer le récit de Ibn Shahrashûb attestant de la résurrection d’une femme :

« Un jeune homme vint dire à Ḥusayn que sa mère, qui était riche, venait de mourir sans laisser de testament. Ḥusayn s’adressa à ses amis et leur dit : allons voir cette femme respectable. Il alla s’asseoir près de sa tombe et commença à prier jusqu’à ce que la femme revienne à la vie pour exprimer ses dernières volontés : après avoir achevé sa prière, la femme en question éternua et se releva de sa tombe ; elle dit la shahāda, salua Ḥusayn avant de donner son testament ; puis se recoucha et retourna à la mort. »[6]

Nous pouvons le mettre en parallèle avec la résurrection du fils de la veuve de Naïn rapportée par Saint Luc dans son Evangile :

« Et il advint ensuite qu’il se rendit dans une ville appelée Naïm. Ses disciples et une foule nombreuse faisaient route avec lui. Quand il fut près de la porte de la ville, voilà qu’on portait en terre un mort, un fils unique dont la mère était veuve ; et il y avait avec elle une foule considérable dans la ville. En la voyant, le Seigneur eut pitié d’elle et lui dit : « Ne pleure pas. » Puis, s’approchant, il toucha le cercueil, et les porteurs s’arrêtèrent. Et il dit : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi. » Et le mort se dressa sur son séant et se mit à parler. Et il le remit à sa mère. Tous furent saisi de crainte, et ils glorifiaient Dieu en disant : « Un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple. » Et ce propos se répandit à son sujet dans la Judée entière et tout le pays d’alentour. »[7]

Ameer Jaje cite un autre récit miraculeux dans lequel Husayn chasse la fièvre d’un homme malade :

« Ḥusayn ordonna à la fièvre de quitter le corps de cet homme. La fièvre obéit et le quitta. Dans plusieurs ouvrages cette histoire est relatée avec des ajouts, comme le fait que la fièvre, personnifiée, reconnaît explicitement l’imāmade tous les imāms, et, plus surprenant, reconnaît être elle-même l’un des disciples des imāms. »[8]

Là aussi, nous pouvons établir un parallèle avec l’Evangile selon Saint Luc :

 « Partant de la synagogue, il entra dans la maison de Simon. La belle-mère de Simon était en proie à une forte fièvre, et ils le prièrent à son sujet. Se penchant sur elle, il menaça la fièvre, et elle la quitte ; à l’instant même, se levant elle les servait. »[9]

C) Les histoires liées à la mort de Husayn mises en parallèle avec la mort de Jésus-Christ

Semblablement aux dernières heures de Jésus, les derniers instants de Husayn ne sont guère exempts de douleurs et de tristesse devant le sort qui leur est réservé. Plusieurs historiens chiites rapportent que Husayn partit visiter la tombe du Prophète – son grand-père – devant laquelle il pria et demanda à Dieu l’accomplissement de Sa volonté :

« Pour surmonter cette faiblesse, il partit visiter la tombe de son grand-père le Prophète où il passa deux nuits à prier et supplier Dieu d’accomplir sur lui sa volonté et celle du Prophète. Il pleura jusqu’à épuisement et s’endormit près de la tombe. Il rêva et vit le Prophète descendre du ciel avec des anges. Celui-ci le serra dans ses bras et lui dit : « ô Ḥusayn, mon bien-aimé, je te verrai bientôt noyé dans ton sang, massacré par des hommes de mon peuple à Karbalā’, Terre de malheur. Tu auras soif mais ne pourras te désaltérer. » Puis le Prophète lui dit que ces hommes qui l’auront tué le supplieront au Jour du Jugement, mais qu’il n’intercédera pas pour eux. »[10]

Une fois de plus, le parallèle avec Jésus est évident :

« Alors Jésus parvient avec eux à un domaine appelé Gethsémani, et il dit aux disciples : « Restez ici, tandis que je m’en irai prier là-bas. » Et prenant avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors il leur dit : « Mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi. » Etant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre en faisant cette prière : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme toi tu veux. » Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : « Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent, mais la chair est faible. » A nouveau, pour la deuxième fois,  il s’en alla prier : « Mon Père, dit-il,  si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » Puis il vint et les trouva à nouveau en train de dormir car leurs yeux étaient appesantis. Il les laissa et s’en alla de nouveau prier une troisième fois, répétant les mêmes paroles. Alors il vient vers les disciples et leur dit : « Désormais vous pouvez dormir et vous reposer : voici toute proche l’heure où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici tout proche celui qui me livre. »[11]

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! Je dois être baptisé d’un baptême, et quelle n’est pas mon angoisse jusqu’à ce qu’il soit consommé ! »[12]

Ces dernières paroles de Jésus mises en parallèle avec celles de Husayn témoignent d’une part de son acceptation de la volonté de Dieu et d’autre part de son destin semblable à celui de Jésus. Nous verrons plus loin dans la seconde partie si cette destinée similaire nous permet sur un plan théologique de conférer à Husayn l’attribut de rédempteur et d’intercesseur que revêt le Christ.

Miracle de la terre de Karbala se transformant en sang au jour d’Ashoura.

Concernant la mort de Husayn et de Jésus, une dernière comparaison nous interpelle : il s’agit de la réaction du Monde après qu’ils eussent expiré, réaction manifestée par des signes cosmiques survenant à l’instant de la mort de Husayn et de Jésus. L’Evangile selon Saint Matthieu nous renseigne :

« Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent : ils sortirent des tombeaux après sa résurrection, entrèrent dans la Ville sainte et se firent voir à bien des gens. Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent : « Vraiment celui-ci était Fils de Dieu ! »[13]

Ces éléments font écho avec ceux rapportés par l’encyclopédiste Al-Khawārizmī concernant la réaction des éléments naturels. Là encore, nous découvrons des signes cosmiques :

 « [Il] raconte que le ciel devint noir, il y eut une éclipse de soleil et les étoiles apparurent en plein jour. Les étoiles entrèrent en collision et une tempête se leva à tel point que l’on ne pouvait plus rien voir. Les gens crurent que c’était la fin du monde. »[14]

Ainsi certains témoins des événements ressentent devant le drame de leurs morts ce que nous pourrions appeler une grâce leur apportant la conscience de leur erreur et leur permettant de remettre en question leur attitude. Considéré avec un regard et une culture chrétiens, une telle attitude nous paraît être la voie vers la recherche d’un pardon pour l’humanité et par conséquent, à travers cette démarche, la voie vers une forme de rédemption.

II – Husayn et les Imâms dans la dévotion populaire chiite : de la valeur rédemptrice accordée aux souffrances endurées par Husayn aux idées de rédemption et d’intercession dans la théologie chiite

Après cette première partie dans laquelle nous avons étudié les similitudes entre Jésus-Christ et l’Imâm Husayn, nous pouvons légitimement nous poser la question d’une similitude dans un rôle de rédempteur et d’intercesseur au service de l’humanité. En effet, si Jésus-Christ est le Rédempteur intercédant auprès de Dieu pour le salut des âmes, pourquoi Husayn qui lui ressemble tant n’en serait-il de même ? Nous allons étudier dans cette seconde partie cette question à travers plusieurs étapes successives. Dans un premier point, nous allons tout d’abord voir l’idée de rédemption dans l’Islam avant de nous concentrer plus particulièrement sur cette idée dans un second point qui abordera les souffrances endurées par Husayn comme pouvant être une source de salut selon certains théologiens chiites. Dans un troisième et dernier point, nous verrons le rôle d’intercesseurs des Quatorze Immaculés tel qu’il est conçu dans la dévotion populaire chiite.

A) L’idée de rédemption dans l’Islam

Pour l’Islam sunnite, l’idée d’un rédempteur n’existe pas, tout comme celle d’un rachat ou d’une rédemption. Les mots arabes fidā’, signifiant « rachat » ou « rédemption », etal-fādī, se traduisant par « rédempteur », sont uniquement usités par les arabes chrétiens pour désigner la rédemption divine ; dans son sens courant, le verbe fadā exprime « l’engagement, voire le sacrifice, de quelqu’un envers quelqu’un d’autre, dans un échange entre les hommes, jamais entre les hommes et Dieu. »[15] Le mot fādī n’a donc aucune importance dans la théologie sunnite, le Coran précisant que chaque âme assumera sa pleine responsabilité pour la totalité de ses actions commises comme l’indiquent les versets « Toute âme ne fait des œuvres que pour son propre compte ; aucune ne portera le fardeau d’une autre. »[16] et « Aucune âme portant son propre fardeau ne portera celui d’une autre, et si l’âme surchargée demande à en être déchargée d’une partie, elle ne le sera point, même pour son proche. »[17]

Toutefois, la tradition chiite dispose d’un nombre assez important de hadiths des Imâms dans lesquels les notions de rachat et d’intercession sont abordés.

B) La souffrance de Husayn comme source de salut et sa valeur rédemptrice

Lors de ma visite du mausolée du huitième Imâm à Mashhad, en Iran, le 28 juin 2018, j’ai eu l’occasion après une conversation avec un mollah d’assister à la lecture par un râdûd du martyre de l’Imâm Husayn. Il m’avait longuement expliqué l’importance de ce témoignage de compassion et d’amour comme une marque d’honnêteté et de sincérité envers l’Imâm Husayn – je serai tenté de qualifier cette peine témoignée comme une preuve d’humanité devant l’injustice et le tragique de son martyre pour défendre la vérité et la justice contre le mensonge et la manipulation des musulmans par l’instrumentalisation de la religion. Pleurer Husayn est un devoir pour le chiite sincère qui souhaite témoigner de sa compassion envers lui puisque le pleurer manifeste son amour et sa fidélité envers sa personne et sa cause.

Nombre de théologiens chiites trouvent dans la souffrance de Husayn une épreuve pour la foi que les chiites partagent avec lui. Ameer Jajé nous rappelle que le premier pleureur fut le quatrième Imâm ‘Alī Zayn al-‘Ābidīn, le fils de Husayn qui réchappât au massacre de Karbalâ’. Plusieurs hadiths rapportent ses propos : « quiconque pleure la mort de mon père Ḥusayn, Dieu lui donne de grands palais au paradis, là où il vit éternellement. », « à chaque croyant dont les yeux pleurent et dont les larmes coulent pour ce que nous [la famille de Ḥusayn] avons subi de la main de nos ennemis, Dieu préparera une place dans ses palais au paradis et le protégera de toute souffrance, du feu de l’enfer et de sa colère au Jour du Jugement. »[18] Ainsi les pleurs deviennent une source de salut nourrie par la conscience de ce qui est considéré comme la plus grande et la plus dramatique injustice de l’Histoire.

Lorsque les anges et les djinns envoyés à son secours lui proposèrent leur aide, Husayn refusa en répondant que Dieu « l’avait choisi depuis la création du ciel et de la terre pour être un refuge, un espoir pour ses partisans et un intercesseur au Dernier Jour »[19]. Une fois de plus, un parallèle peut être fait avec Jésus qui accepte son sort et refuse d’utiliser ses capacités pour se libérer et fuir. La théologie chiite considère que Dieu voua Husayn au martyre dès la création dans le but de sauver les hommes en devenant une « arche de salut » par le sacrifice de sa vie.[20] Le huitième Imâm, Riḍā, compare le sacrifice de Husayn avec celui d’Abraham dans le but de racheter toutes les générations antérieures, Husayn étant un descendant d’Ismaël qui ne fut lui point sacrifié : « notre Prophète n’aurait pas existé, ni aucun imām ou prophète descendant d’Ismaël. »[21] Le religieux iranien du 17ème siècle Al-Majlisī déclare à ce propos : « en échange de sa mort violente et en récompense, Dieu accorda à Ḥusayn une descendance constituée d’une lignée d’imāms, ainsi que des guérisons et des prières exaucées sur sa tombe. »[22]

Mohammad-Ali Amir-Moezzi rappelle dans son ouvrage Le guide divin dans le shî’isme originel les propos du huitième Imâm ‘Alî al-Ridâ :

« Le huitième imâm, ‘Alî al-Ridâ, en se référant au Coran XXXVIII, al-Sâffât/107 et à l’acte d’Abraham voulant sacrifier son fils pour accomplir la Volonté divine, définit l’acte d’al-Husayn comme étant « le Grandiose Sacrifice » (al-dhibh al-‘azîm) aux dimensions messianiques. »[23]

Contrairement au christianisme pour qui Jésus est divinisé, ni le Prophète, ni Husayn ne furent jamais divinisés. Cependant, nous approchons tout de même de la notion de rédemption sous une forme différente de celle perçue par le christianisme. Ameer Jaje nous rappelle que la « tradition chrétienne nous dit que le Christ est plus qu’un homme, il est « Fils de Dieu » ; ce qui se passe en cet homme se passe entre Dieu et Dieu, et c’est Dieu, en lui, qui réconcilie, c’est-à-dire qui sauve le monde. »[24]

La tragédie de Karbalā’ appartenant au plan divin, la mort de Husayn et des siens, ainsi que les injustes persécutions que subirent les Quatorze Immaculés paraissent être le fondement de l’attitude martyrologique du chiisme. Dans ce cas, il ne s’agit pas de quelque chose qui se passe « entre Dieu et Dieu », mais entre Dieu et l’humanité, conférant à Husayn un rôle d’intercesseur au Jour du Jugement qui permet aux chiites d’obtenir le salut par son intercession. De plus, un sentiment d’oppression permanente s’installant chez les chiites, les cinquième et sixième Imâms Muḥammad al-Bāqir (57-126 / 676-743) et Ja‘far al-Ṣādiq (84-148 / 703-765) méditèrent de leur situation une réflexion sur les concepts de rédemption et d’intercession.

C) Le rôle d’intercesseurs des Douze Imâms dans la dévotion populaire chiite

Nous avons constaté que la souffrance endurée par Husayn revêt un aspect rédempteur commémoré par les chiites afin de témoigner de leur compassion envers l’Imâm et d’affirmer leur adhésion à sa cause. Cet amour témoigné à Husayn s’insère dans un amour témoigné à l’ensemble des Ahl al-Bayt, c’est-à-dire les membres de la famille du Prophète, à savoir les Quatorze Immaculés (ou Quatorze Impeccables) ; c’est là un élément fondamental de la foi chiite que d’aimer la sainte famille pour témoigner de la sorte son attachement aux défenseurs d’un Islam véritable et juste pour lequel le sacrifice du troisième Imâm n’est pas vain. La sainte famille est elle-même désignée par Dieu comme intercédant pour les humains au Jour du Jugement, comme en témoigne un hadith du cinquième imām Muḥammad al-Baqir rapporté par Ameer Jajé :

« […] Fāṭima, au Jour du Jugement, se plaçant devant les portes de l’Enfer pour observer les hommes qui se présentent devant elle. En fonction des actions qu’ils ont accomplies sur terre, est indiqué sur leur front s’ils sont croyants ou mécréants. Les croyants sont sauvés, mais parmi les pécheurs, Fāṭima intercède pour ceux qui ont entre leurs yeux le mot muhib(ceux qui aiment les Chiites) en disant : « ô mon Seigneur tu m’as appelé Fāṭima et tu nous as protégés moi et ma descendance […]. Ceux qui acceptent notre willaya(sainteté) seront exemptés du feu de l’Enfer »[25].

Le rôle des Quatorze Immaculés est analogue à celui de Jésus-Christ immolé sur la Croix en rachat des péchés de l’humanité. Cependant, ce rôle d’intercesseur va même beaucoup plus loin puisque Fâtima reçoit de Dieu le droit d’annuler Son jugement en interférant dans la condamnation et en sauvant le croyant qui aura sincèrement témoigné de son amour pour la sainte famille. Plus qu’un rôle de rédempteur, les Quatorze Impeccables intercèdent auprès de ceux qui leur auront témoigné leur attachement et leur fidélité.

C’est dans cette optique que Henry Corbin décrit l’Imâm comme l’A’râf, ce « mystérieux rempart » séparant l’Enfer du Paradis :

« Ce thème nous renvoie aux versets qorâniques faisant allusion au mystérieux rempart dressé entre le Paradis et l’Enfer : l’A’râf, qui donne son nom à la 7ème sourate (versets 44-45) : « Sur l’A’râfse tiennent des hommes qui reconnaissent chacun à sa physionomie » (7 : 44). Un disciple rapporte la déclaration que le VIème Imâm (répétant lui-même un propos du Ier Imâm) donne en réponse à quelqu’un qui l’interroge sur les hommes de l’A’râf : « C’est nous (les Imâms) qui sommes sur l’A’râf ; nous reconnaissons nos compagnons à leurs visages. Et nous sommes nous-mêmes l’A’râf, car Dieu ne peut être objet de connaissance que si l’on passe par notre connaissance. Et nous sommes l’A’râf, car au Jour de la Résurrection, nous sommes ceux que Dieu connaît comme étant la Voie (sirât). N’entre dans le Paradis que celui qui nous connaît et que nous-mêmes connaissons. N’entre dans le Feu que celui qui nous renie et que nous-mêmes nous renions. Si Dieu Très-Haut l’avait voulu, il se serait fait connaître lui-même aux hommes. Cependant il a fait de nous ses Seuils, sa voie, son chemin, la Face vers laquelle il faut s’orienter. Aussi celui qui s’écarte de notre walâyat (c’est-à-dire nous refuse sa dévotion d’amour), ou donne à d’autres la préférence sur nous, celui-là s’écarte de la Voie. »[26]

Nombre de textes chiites vont d’ailleurs dans ce sens : les Imâms jouent un rôle capital jusque dans la sentence du Jugement après avoir accompagné le croyant tout au long de son existence terrestre. Ces idées, profondément ancrées dans la croyance populaire, se découvre dans les rites en l’absence d’une théologie concrète ; bien que le chiisme n’expose pas de doctrine théologique sur ce sujet, ces idées trouvent leurs illustrations dans les pratiques rituelles et la dévotion qui en découle.

Mohammad-Ali Amir-Moezzi nous rappelle le rôle fondamental des Imâms dans le chiisme comme un pôle dépassant de loin la simple fonction de guide spirituel, dénué de toute volonté politique de s’emparer du pouvoir temporel :

« Par ailleurs, du point de vue phénoménologique c’est-à-dire en se fondant sur le corpus ancien imâmite, on peut se rendre compte que le cas du troisième imâm se présente, sur un plan doctrinal, plus complexe que celui d’un insurgé contre le pouvoir omeyade. En effet, on le sait, selon l’enseignement des imâms, le corpus de ces derniers constitue un tout indissociable ; dans cet ensemble, considéré comme uni et cohérent, chaque imâm « présent » (lâhiq) est l’exégète de ses prédécesseurs (sâbiq), dévoilant le vrai sens et les vraies intentions de leurs actes et paroles. En ce qui concerne le cas d’al-Husayn, à ma connaissance, aucun de ses successeurs n’a interprété son attitude à Karbalâ’ comme étant un acte « politique », visant à renverser le pouvoir en place. L’acte de l’imâm était, selon ses propres successeurs, celui d’un Ami de Dieu (walî), accomplissant sa destinée selon la Volonté de l’Aimé (mawlä). »[27]

Plus loin dans son ouvrage, il cite un hadith du Prophète s’adressant à ‘Alî, dans lequel quelque chose se dévoile sur les Imâms, quelque chose de plus transcendant qu’un simple rôle politique ou qu’un simple rôle de figure de dévotion :

« On peut encore, dans le même ordre d’idée, citer cette tradition du Prophète rapportée par al-Kulaynî : le Prophète dit à ‘Alî : « Quelque chose en toi ressemble à Jésus fils de Marie et si je ne craignais pas que certains groupes de ma Communauté ne disent ce qu’ont dit les chrétiens au sujet de Jésus, je révélerais quelque chose à ton sujet qui aurait fait que les gens ramasserait la poussière de tes pas afin d’en recevoir la bénédiction […] », al-Rawda, I/81. »[28]

Nous comprenons que l’Imâm est pour les chiites bien plus qu’un simple représentant : il est au cœur de la foi et de son vécu. Le salut du croyant est intrinsèquement lié à l’intercession de la Sainte Famille et particulièrement celle de Husayn qui témoignera de la compassion éprouvée des croyants envers son martyre et sa souffrance. C’est là un privilège accordé par Dieu en consolation de l’oppression et de l’humiliation qu’ils subirent au cours de leurs existences terrestres.

Conclusion

Nous avons vu au cours de ce travail les nombreuses similitudes entre Jésus-Christ et le troisième Imâm chiite Husayn, tout deux sacrifiés sur l’autel de la Vérité pour que celle-ci triomphe et que la Révélation prenne son sens. Tout deux furent des martyrs ayant affronté la peur de la mort avec le courage et la confiance de leur foi devant l’injustice et le tragique de leurs martyres pour défendre la vérité et la justice contre le mensonge et la manipulation par l’instrumentalisation de la religion.

La conception chiite de l’intercession ne contredit cependant pas les enseignements de l’Islam en matière de salut puisque le salut du croyant demeure toujours basé sur ses actions individuelles et le mérite de celles-ci ; pourtant, le témoignage de son amour envers ceux qui ont souffert de l’injustice et de la haine, à savoir les Gens de la Demeure, constitue une forme de rédemption pour celui qui se sera attaché à eux et qui se manifestera par leur intercession en sa faveur.

Ces notions de rédemption et d’intercession existent toutefois sans qu’aucune doctrine n’ait été formulée de manière précise comme cela est le cas dans le christianisme.

Bibliographie

AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Paris, éd. Verdier, 2007.

Bible de Jérusalem, éd. Mame/Fleurus/Cerf, 2008.

Le Coran, traduction de Albert Félix Ignace de Biberstein Kasimirski, éd. Points, 2014.

CORBIN, Henry, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, 4 tomes, Paris, éd. Gallimard, col. Tel, 1991.

JAJE, Ameer, Le chiisme – Clés historiques et théologiques, éd. Domuni Press, 2019.

Notes complémentaires :

1 – Le mot mollâ désigne un religieux shî’ite. La lettre h en fin de mot n’existe pas en persan ; son rajout en langue française provient peut-être de l’influence de l’orthographe des mots Allâh et ayatollâh. A noter que le mot mollâ est très peu usité en Iran, principalement utilisé dans les traductions ou dans les surnoms de certaines célébrités iraniennes, le mot désignant les religieux étant âkhound. Son équivalent sunnite est ouléma.

2 – Concernant l’auteur cité « Al-Khawārizmī » que nous présentons comme un « encyclopédiste », Ameer Jajé nous a informé d’une confusion de notre part : il ne s’agit pas de l’encyclopédiste Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī (780-850), mais bien de l’auteur shî’ite Abu al-Mu’ayyad al Muwaffaq ibn Ahmad al-Makkī Al-Khawārizmī (1091 -1172).

3- Comme le précise Ameer Jajé, l’expression « un saint sacrifié sur autel de la Vérité » est purement chrétienne et n’est guère employée par les Shî’ites.    


[1] JAJE, Ameer, Découvrir le Chiisme – Deuxième partie, étape 1, p. 3.

[2]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Matthieu, I ; 18-25

[3] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 4.

[4]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, I ; 26-38.

[5] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 5-6.

[6] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 7.

[7]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, 7 ; 11-17. Un autre récit de résurrection est cité dans l’Evangile selon Saint Marc, 5 ; 21-24, 35-43.

[8] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 7.

[9]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, 4 ; 38-39.

[10] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 8-9.

[11]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Matthieu, 26 ; 36-46.

[12]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Luc, 12 ; 49-50.

[13]Bible de Jérusalem, Evangile selon Saint Matthieu, 27 ; 51-54. Cette obscurité est aussi rapportée dans l’Evangile selon Saint Marc, 15 ; 33 et l’Evangile selon Saint Luc, 23 ; 44.

[14] JAJE, Ameer, op.cit., étape 1, p. 10.

[15] JAJE, Ameer,op.cit., étape 5, p. 10.

[16]Le Coran, 6, 164.

[17]Le Coran, 35, 19.

[18] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 4.

[19] JAJE, Ameer,op.cit., étape 5, p. 14 et 15.

[20] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 12 et 13.

[21] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 13.

[22] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 14-15.

[23] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Paris, éd. Verdier, 2007, p. 167.

[24] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p.16.

[25] JAJE, Ameer, op.cit., étape 5, p. 17.

[26] CORBIN, Henry, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, tome 1 Le Shî’isme duodécimain, Paris, éd. Gallimard, col. Tel, 1991, p. 310-311.

[27] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, op.cit., p. 166-167.

[28] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali,op.cit., p.314, n. 689.

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HistoireReligion et Spiritualité

Le Shî’isme de la succession du Prophète au martyre de l’Imâm Hossein

par Morgan Lotz

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Intrinsèque à l’identité et à la culture iranienne, le Shî’isme est une spiritualité à part entière qui compose le domaine spirituel iranien et rythme la vie publique en Iran. Nous avons souhaité présenter dans cet article notre travail universitaire sur le sujet afin d’éclairer le lecteur sur la foi majoritaire en Iran.

Ce travail fut soutenu en janvier 2020 à l’Université Domuni. Le sujet traité portait pour intitulé : « La fissure entre l’islam chiite et sunnite devient de plus en plus importante. Comment expliquer cette opposition ? Dès l’origine, le problème est-t-il d’ordre doctrinal ou politique ? »

L’orthographe de certains termes – tels « chiisme », « chiite » ou « mollah » – correspond aux normes orthographiques en vigueur dans le milieu universitaire, héritées des premières translittérations qui furent depuis révisées et que nous utilisons dans nos autres articles. L’orthographe « Husayn » correspond à la prononciation arabe, tandis que son équivalent iranien est « Hossein », de même que la juste translittération du nom du Prophète est « Mohammad » et non « Muhammad ».

Introduction

L’actualité nous montre régulièrement les conséquences de ce qu’un observateur non-averti résumerait comme une simple rivalité entre les chiites et les sunnites. Mais la réalité est plus complexe et les racines de cette « rivalité » sont à chercher beaucoup plus profondément dans l’histoire du Chiisme, plus précisément dès son origine.

Je vais dans une première partie présenter les origines de cette opposition en développant le Chiisme à travers ses fondements et son histoire en présentant notamment ce qui peut être considéré comme une véritable rupture : le drame de Karbala et le martyre de Husayn. En effet, son martyre marque un point de non-retour définitif dans les relations entre les partisans de Husayn, les chiites, et les sunnites.

Dans une seconde partie, je vais traiter des rapports entre les partisans de Husayn et les autorités sunnites jugées par ces derniers responsables du martyre du 3ème Imâm. Nous comprendrons dans cette partie comment se consomme définitivement la rupture avec les chiites, dont certains cherchent la vengeance tandis que d’autres se cantonnent en son domaine spirituel.

Enfin, dans une troisième partie, je vais tenter d’expliquer à travers la présentation de leur évolution historique les rapports bien souvent teintés de politique entre la célébration d’Ashûrâ’ et le pouvoir politique en place. Nous verrons l’évolution de ces rapports qui nous permettront de comprendre l’évolution politique de la fissure entre le Chiisme et le Sunnisme au cours des siècles.

I – L’origine du Chiisme et son fondement à travers le martyre de Husayn

A) L’origine historique du Chiisme : la succession du Prophète et les luttes d’influences des prétendants au califat

1) La succession du Prophète

Le Chiisme trouve son origine dans la nomination d’un successeur du Prophète Muhammad, décédé en 11/632. Deux solutions s’opposent pour désigner celui qui guidera la communauté des croyants : la première, soutenue par les deux plus proches compagnons du Prophète, ‘Umar et Abû Bakr, préconise de nommer un calife parmi les croyants les plus méritants, tandis que la seconde préconise de nommer ‘Alî, gendre et cousin du Prophète.

Pour justifier sa nomination, ‘Alî s’appuie sur plusieurs éléments que nous rapporte la tradition chiite : Muhammad l’avait désigné lors de son dernier pèlerinage au cours d’une halte dans l’oasis Ghadîr Khûm, sur le chemin entre la Mecque et Médine. Cette désignation nous est rapportée par Al-Ya’qûbî dans son Târîkh al-Ya’qûbî : « Quiconque me considère comme son maître doit considérer ‘Alî comme son maître. Ô Allah ! Sois l’ami de celui qui sera l’ami de ‘Alî, et l’ennemi de celui qui sera l’ennemi de ‘Alî. [1] » Un second hadith nous est rapporté par Ibn al-Maghâzilî dans son Manâqib ‘Alî b. Abî Tâlib : il s’agit du hadith al-Thiqlayn, que nous rapportons ici : « Je suis sur le point d’être rappelé [par Allah] et de répondre [à ce rappel]. Je vous laisse les Thiqlayn [les deux poids] : le Livre d’Allah et mes Ahl al-Bayt. […] [2]» Il est à noter que ce hadith est aussi bien reconnu par les chiites que par les sunnites. De plus, nous attirons l’attention sur l’expression Ahl al-Bayt, désignant la « Famille de la Maison » ou les « Gens de la Demeure », c’est-à-dire ‘Alî et ses descendants.

2) L’établissement du califat et les premiers califes

Le premier calife est finalement Abû Bakr ; il règne de 11 à 13/632 à 634. A sa mort, il nomme ‘Umar, qui règnera de 13/634 jusqu’à son assassinat en 24/644. ‘Uthmân ibn ‘Affân devient le troisième calife en 24/644 ; il sera assassiné par un groupe proche de ‘Alî en 35/656.

‘Alî est enfin choisi comme calife en 35/656, étant soutenu par sa tribu, les Banû Hâshim, qui est aussi celle du Prophète. Cependant, son élection n’est pas reconnue par tous et le nouveau guide de la communauté doit affronter deux révoltes : la première est celle des notables quraychites de la Mecque que dirigent ‘Â’isha, l’épouse préférée du Prophète, et ses deux anciens compagnons Talha et Ibn al-Zûbayr. Ils seront vaincus par ‘Alî et ses partisans lors de la bataille dite « du Chameau » en 36/656.

La seconde révolte est menée par le gouverneur de la Syrie Mu’âwiya en 37/657. Venu pour venger la mort du troisième calife ‘Uthmân, il affronte les troupes de ‘Alî lors de la bataille de Siffîn. Cette dernière tournant à son désavantage, il se voit contraint de demander le Tahkîm, ce que ‘Alî accepte.

3) Le Tahkîm (arbitrage) entre ‘Alî et Mu’awiya

Concernant cet arbitrage, l’historien Gaston Wiet rapporte les détails des tractations qu’il qualifie de « sinistre comédie » en citant le chroniqueur arabe Fakhri :

«  A son corps défendant, le calife Ali acceptait donc un armistice et un arbitrage, et nous allons voir que ce fut une sinistre comédie :

Les deux arbitres eurent une conférence à Doumat al-Djandal, où ils avaient fixé leur rendez-vous. Plusieurs compagnons du prophète y vinrent pour assister à cette séance, et l’émir des croyants Ali avait délégué, avec ses compagnons, Abd-Allah ibn Abbas. Lorsque les deux arbitres furent réunis, Amr ibn al-As dit à Abou Moussa al-Ach’ari : « Ô Abou Moussa, ne sais-tu pas qu’Othman a été tué injustement ? – Je suis prêt à en témoigner », dit Abou Moussa. L’autre poursuivit : « Ne sais-tu pas que Mo’awiya et sa famille sont les proches d’Othman ? – C’est incontestable ! » Amr dit alors : « Quel motif t’a donc éloigné de lui, alors que sa famille occupe dans la tribu de Coraich le rang que tu sais ? Et si tu crains qu’on ne dise : « Il n’est pas un des premiers convertis à l’islam. », dis : « J’ai trouvé qu’il était un proche d’Othman, le calife honteusement assassiné, qu’il cherchait à venger sa mort et qu’il excellait dans la politique et l’administration ; de plus, il est le frère d’Oumm Habiba, femme du Prophète, dont il a été le secrétaire et le compagnon. Amr laissa entrevoir à Abou Moussa la perspective de sa nomination à un haut emploi public et lui fit des promesses au nom de Mo’awiya. Abou Moussa ne se laissa pas séduire et dit : « A Dieu ne plaise que je reconnaisse l’autorité de Mo’awiya et que j’accepte un cadeau corrupteur dans un arbitrage au nom de Dieu. » Amr reprit : « Que dirais-tu de mon fils Abd-Allah ? » En effet, Amr ibn al-As avait un fils nommé Abd-Allah, un des meilleurs parmi les compagnons du Prophète. Abou Moussa rejeta cette candidature et dit à Amr : « C’est toi qui l’as plongé avec toi dans pareille aventure. Mais, qu’en penserais-tu, si nous faisions revivre le nom d’Omar ibn al-Khattab ? » Et il l’invita à reconnaître Abd-Allah, fils d’Omar ; Amr n’en voulut point. L’accord ne pouvant se faire, Amr dit à Abou Mousa : « Quel est ton avis ? – Je propose, répondit-il, de déposer Ali et Mo’awiya, et de débarrasser le peuple de cette guerre civile ; et laissons la question à résoudre dans une délibération, afin que les musulmans choisissent eux-mêmes celui auquel leurs suffrages confieront le pouvoir. » Amr répondit : « Ton avis est excellent ! Et tu me trouveras à tes côtés pour le réaliser. » Amr vit là une occasion de ruser ; or, il avait habitué Abou Mousa à prendre la parole le premier, en lui disant : « Tu es le compagnon du Prophète, et le plus âgé des deux. » Et Abou Moussa s’était habitué à parler avant Amr. Aussi Abou Moussa prit-il les devants pour dire : « Moi et Amr, nous nous sommes entendus sur une solution dans laquelle nous espérons trouver l’intérêt des musulmans. – Il a dit vrai et il est de bonne foi, répliqua Amr ; avance, ô Abou Moussa, et fais connaître au peuple la base de notre accord. » Ibn Abbas se leva et dit à Abou Moussa : « Malheur à toi ! Je crois qu’il t’a trompé et qu’il t’a fait accroire qu’il est d’accord avec toi pour ce que tu désires ; puis il t’a cédé son tour de parole ; pour que tu reconnaisses cet accord ; il le niera ensuite, car c’est un fourbe. Et si vraiment vous êtes arrivés à cet accord, laisse-le parler à ce sujet avant toi. – Mais nous sommes tombés d’accord pour destituer Ali et Mo’awiya, puis pour laisser à une délibération l’autorité sur les musulmans, qui choisiront eux-mêmes celui auquel leurs suffrages unanimes confieront le pouvoir. Pour moi, j’ai retiré le califat d’Ali et de Mo’awiya, comme l’on retire l’anneau du doigt. »

Amr ibn al-As s’avança à son tour et dit : « Ô hommes, vous avez entendu ce qu’il a dit : il a destitué son mandant ; et moi aussi je me suis associé à lui pour cette œuvre. Mais j’ai maintenu mon mandant Mo’awiya. »

Abou Moussa proteste et dit : « C’est un perfide et un menteur ; telle n’est point la base de notre accord. » Mais on ne l’écouta pas. Les hommes se dispersèrent. Amr ibn al-As, avec les gens de Syrie, se rendit auprès de Mo’awiya, et ils le saluèrent du titre de calife. Ibn Abbas et les compagnons d’Ali allèrent trouver l’émir des croyants et lui racontèrent ce qui s’était passé. Quant à Abou Moussa, les Syriens voulurent lui faire un mauvais parti ; il s’enfuit à La Mecque.

C’était donc un retournement complet de la situation, auquel le calife Ali ne pouvait acquiescer, mais son amertume était d’autant plus profonde que la plus grande partie de ses troupes l’avaient abandonné. »[3]

4) Le califat de Mu’awiya et sa succession

Mécontents de l’arbitrage, certains partisans de ‘Alî formèrent une secte baptisée al-Khawârij, c’est-à-dire les « dissidents ». Ils assassinèrent ‘Alî le 17 du mois de Ramadan de l’an 40 de l’Hégire. Les habitants de Médine élisent donc le premier fils de ‘Alî, Hassan, pour lui succéder. Cependant, Mu’awiya parvient à le contraindre de lui laisser le califat, pouvoir qu’il exercera jusqu’à sa mort en 60/679.

Hassan meurt assassiné en 49/669, probablement empoisonné par l’une de ses épouses si l’on en croit al-Balâdhurî[4].

Yazîd, le fils de Mu’awiya lui succédant, il envoie une lettre au gouverneur de Médine, al-Walîd, pour lui demander le serment d’allégeance (al-bay’a) des habitants et de Husayn, le frère de Hassan, que soutenaient les partisans de son père ‘Alî. Husayn répond à l’appel du gouverneur à se rendre chez lui mais prétexte la nécessité du serment prononcé en public pour être valide pour se retirer sans s’être engagé. Il s’enfuit alors à la Mecque avec sa famille.

5) Le projet de rejoindre Kûfa, entre espoir et méfiance

Résidant depuis quatre mois à la Mecque avec les siens, Husayn reçoit une invitation des habitants de Kûfa l’invitant à se rendre chez eux. La plupart sont des partisans de ‘Ali ou des personnes satisfaites du trépas de Mu’awiya. Al-Mas’ûdî rapporte que plusieurs de ses proches lui déconseillent d’entreprendre un tel voyage[5].

Dans un premier temps, Husayn décide d’envoyer son cousin Muslim ibn ‘Aqîl à Kûfa, qui est reçu avec enthousiasme. Il transmet alors une lettre à Husayn pour lui faire part de son arrivée et l’invite à le rejoindre rapidement. En cette année 61/680, al-Nu’mân ibn Bashîr est gouverneur de la ville. Parfaitement informé de la mission que remplit Muslim, il décide pourtant de ne pas le faire arrêter, refusant de commettre le moindre mal à un membre de la famille du Prophète. Le calife Yazîd le destitue et nomme Ibn Ziyâd pour le remplacer. Celui-ci fait rechercher et arrêter Muslim, réfugié d’abord chez Mukhtâr al-Thaqafi et ensuite chez Hânî ibn ‘Urwa, que Ziyâd fait exécuter. Muslim tente alors sans succès d’envahir le palais afin de le tuer, Ziyâd ayant usé de chantage et de menaces pour forcer les notables de la ville à convaincre la foule d’abandonner l’envoyé de Husayn, qui est alors capturé et décapité.

6) Le départ de Husayn pour Kûfa

Lorsque Husayn apprend la nouvelle de l’exécution de son cousin et éclaireur Muslim, il est encore à la Mecque selon al-Tabarî[6] ou déjà sur le chemin de Kûfa selon al-Mufîd[7]. Songeant alors à abandonner son projet, les fils et les frères de Muslim s’y opposent fermement, contraignant de la sorte Husayn à poursuivre son projet de rébellion et de vengeance.

Parmi ceux qui accompagnent Husayn, beaucoup sont des habitants de Kûfa qui se joignent aux parents et aux disciples du 3ème Imâm. Après la mort de Muslim, un nombre important de défections est à recenser parmi ses proches et ses accompagnants seront dès lors moins d’une centaine.

7) L’arrivée de Husayn à Karbalâ’

Alors que Husayn est en route pour rejoindre Kûfa, le gouverneur Ibn Ziyâd dépêche al-Hurr ibn al-Riyâhî accompagné de mille cavaliers dans le but se surveiller Husayn et de l’empêcher de rejoindre l’Euphrate. De même Ibn Ziyâd envoie ‘Umar ibn Sa’d à Karbalâ’ afin de rencontrer Husayn et de le forcer à prêter le serment d’allégeance. Ayant dans un premier temps refusé, il est contraint par le gouverneur et se met en route avec quatre mille hommes.

Arrivé à Karbalâ’, ‘Umar ibn Sa’d rencontre Husayn et se heurte à son refus lorsqu’il lui ordonne de prêter serment. Au septième jour, ‘Umar envoie cinq cent hommes bloquer l’accès au fleuve, empêchant ainsi Husayn et les siens de s’approvisionner en eau. Cependant, de fréquentes rencontres permettent aux belligérants de négocier : trois solutions s’offrent alors à Husayn. La première consiste à retourner à la Mecque, la seconde à rejoindre le calife Yazîd et la troisième à s’en aller dans une contrée quelconque du califat.

Ibn Ziyâd accepte mais Shimr ibn dhî al-Jawshan parvient à lui faire changer d’avis. Il se charge alors de transmettre une missive réclamant à ‘Umar une soumission inconditionnelle. En cas de refus de ce dernier, son exécution et son remplacement sont prévus. Outré d’une telle intransigeance, al-Hurr – qui était chargé avec ses mille cavaliers de surveiller Husayn – choisit de rejoindre le petit-fils du Prophète.

B) Le drame de Karbalâ’ et la mort de Husayn : le martyre irréparable et fondateur d’un mouvement chiite

1) La bataille de Karbalâ’

Le matin du 10 Muharram 61/10 octobre 680, quelques échanges de paroles s’ensuivent de quelques escarmouches. Soudain, ‘Umar ibn Sa’d tire une flèche en direction du camp de Husayn et de ses partisans, donnant là le signal tant attendu. La bataille s’engage alors. Al-Hurr ibn al-Riyâhî, qui avait fait défection pour rejoindre Husayn, est le premier à mourir pour lui.

En début d’après-midi, plus de la moitié des partisans de Husayn sont déjà tués. Lorsque tous sont tombés sous les coups, l’un des fils de Husayn, Alî Akbar, est tué à son tour. L’ensemble des hommes de la famille de Husayn sont ensuite tués. Devant un tel spectacle, Husayn décide de sauver son dernier-né ; le prenant dans ses bras, il supplie un peu d’eau pour le désaltérer, lorsque le nourrisson est transpercé d’une flèche.

2) La mort de Husayn et la mutilation de sa dépouille

Soudainement seul, Husayn reste sans défense. Ses assassins s’approchent alors doucement de lui, hésitants à lui porter le moindre coup, quand tout à coup l’un des assaillants le frappe de son épée. Un second vient alors le poignarder dans le dos. Husayn s’effondre sur le ventre, le visage contre le sol – mort. Shimr ibn dhî al-Jawshan lui tranche la tête et commande à vingt cavaliers de piétiner le corps qui sera abandonné sur place avec les autres dépouilles de ses compagnons.

3) Après la bataille

Les dépouilles abandonnées seront ensevelies par les habitants d’un village voisin, semble-t-il le lendemain selon al-Balâdhurî[8].

le drame de Karbala et le martyre de l'Imam Hossein

Le lendemain de la bataille, ‘Umar rentre à Kûfa, emportant avec lui en guise de trophées les têtes de Husayn et de ses compagnons, que Ibn Ziyâd fera par la suite porter par Zuhar ibn Qays al-Ja’fî  à Damas afin de les présenter au calife Yazîd. De plus, les épouses et les enfants de la famille de Husayn sont emmenés comme captifs. Parmi eux se trouve le dernier fils survivant de Husayn, ‘Alî Zayn al-‘Abidîn, le 4ème Imâm chiite connu sous le nom de al-Sajjad. Yazîd les fera reconduire à Médine accompagnés d’une escorte et prescrivant de les traiter avec beaucoup d’égards.

La plupart des historiens sunnites rapportent la désapprobation du calife Yazîd concernant l’exécution de Husayn ; c’est le cas de al-Tabarî, Ibn Tâwûs ou bien encore Ibn Namâ. Al-Balâdhurî rapporte quant à lui les propos qu’adressa Yazîd à ‘Ali Zayn al-‘Abidîn : « Si j’avais été maître du sort de ton père, je lui aurais accordé tout ce qu’il aurait désiré. Mais personne ne peut détourner ce qui a été décrété par Dieu ![9] » Il semblerait que les sunnites se partageaient entre un premier groupe vouant une haine féroce aux partisans de ‘Alî et un second plus ouvert et tolérant.

II – Après le drame de Karbalâ’, les chiites partagés entre commémorations et désir de vengeance

A) Le mouvement des Tawwâbûn

Très rapidement, des partisans de Husayn cherchent à se faire pardonner leur abandon du 3ème Imâm à son funeste sort. Ces repentants se fédère autour de la figure de Sulaymân ibn Sard sous le nom de al-Tawwâbûn, signifiant « repentants ». Durant quatre années, Sulaymân va secrètement envoyer des émissaires afin de recruter des hommes, collecter de l’argent et tenir à jour les adhésions.

Lorsque le calife Yazîd décède en 64/683, ‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd décide de quitter l’Irak. Sulaymân estime qu’il est prématuré de se révolter. Cependant, Mukhtâr al-Thaqafi, nouvellement arrivé à la Mecque, lance un appel à la révolte. Selon al-Tabârî, il est porteur d’une lettre de Muhammad, le fils de Hanifa et frère de Husayn appelant ses partisans à le suivre[10]. Voyant que certains veulent se joindre à son entreprise, le gouverneur Abdallâh ibn Yazîd l’emprisonne.

B) L’entrée en campagne des Tawwâbûn contre les assassins de Husayn

Sulaymân décide d’entrer en campagne en 65/684. Le rendez-vous des troupes est fixé à Nukhayla, non loin de Kûfa, le 1 Rabî’ al-awwal, le troisième mois de l’année musulmane. Trois jours seront nécessaires pour que l’ensemble des forces combattantes se réunissent. Deux opinions vont émerger parmi les protagonistes : la première estime prioritaire de marcher contre ‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd, le responsable de l’assassinat de Husayn, tandis que la seconde privilégie de marcher contre son assassin, ‘Umar ibn Sa’d. Sulaymân penche pour la première option, qui est approuvée par ses pairs. Il lance un appel pour inviter les Tawwâbûn pour d’abord se recueillir sur la tombe de Husayn, recueillement qui durera un jour et une nuit et préfigure le pèlerinage sur la sépulture du martyr.

Avertie de leurs plans, l’armée syrienne vient à leur rencontre. Sulaymân décide alors de bifurquer en direction du village de ‘Ayn al-Warda pour s’y retrancher.

C) La bataille de ‘Ayn al-Warda

‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd décide d’envoyer Husayn ibn Numayr accompagné de douze mille hommes pour livrer bataille. Celle-ci débute sept jours avant la fin du cinquième mois, c’est-à-dire le mois de  Jumâda al-awwal 65/685. Le second jour, ‘Ubayd Allâh envoie un renfort de huit mille hommes qui livre une nouvelle bataille. Mille hommes supplémentaires  les rejoindront le lendemain.

Le troisième jour, Sulaymân est frappé d’une flèche lorsqu’il descend de son cheval. L’un de ses lieutenants, Rifâ’â, recupère le drapeau et ordonne le repli des troupes. Les deux mille hommes survivants rentrent alors à Kûfa, le sentiment de honte les poussant à rentrer de nuit.

De son côté, ‘Ubayd Allâh annonce la victoire au nouveau calife ‘Abd al-Malik.

D) La révolte de Mukhtâr

Mukhtâr al-Thaqafi est quant à lui toujours emprisonné. Depuis sa cellule, il rédige une lettre de condoléance appelant ses partisans à ne pas renoncer et à ne pas s’affliger. Il y joint sa promesse de se rallier à eux pour poursuivre le devoir de vengeance aussitôt sorti de prison. Les Tawwâbûn sont heureux de voir que leur cause n’est pas vouée à l’abandon ; Rifâ’â, accompagné de quatre autres Tawwâbûn, lui rend visite et le reconnaît comme chef du mouvement en lui prêtant fidélité et obéissance.

En 66/685, Mukhtâr est libéré. Dès lors, il attaque le califat omeyade avec ses partisans. La garde vaincue, il ordonne à son chef de lui remettre la liste des assassins de Husayn, dont certains ont prit la fuite en direction de Bassorah. Ceux qui sont capturés sont exécutés, notamment ‘Umar ibn Sa’d et Shimr qui sont appréhendés et décapités.

‘Ubayd Allâh ibn Ziyâd est dépêché par le calife qui le nomme en cette occasion général en chef. De son côté, Mukhtâr envoie Ibrahim ibn Malik à la tête de sept mille hommes. Bien qu’inférieur numériquement, Ibrahim remporte la victoire lors de la bataille de Mossoul. Capturé, ‘Ubayd Allâh est décapité et sa tête envoyée à Mukhtâr. Il est à noter que les Omeyades perdent au cours de cet affrontement leurs meilleurs généraux.

A travers cette offensive victorieuse, Mukhtâr parvient à réaliser ce que les Tawwâbûn ne réussirent pas à faire initialement. Ainsi se développent deux mouvements qui jouent un rôle considérable dans le développement confessionnel du chiisme : un premier, religieux, celui des Tawwâbûn, et un second, politico-militaire, emmené par Mukhtâr.

E) Le rôle des 4ème et 5ème Imâms

Un point important doit être soulevé ici : le 4ème Imâm, ‘Alî Zayn al-Abidîn, le fils de Husayn, ne prit aucune part à cette expédition et n’eut aucune influence sur la vie politique, de même que son fils, Muhammad al-Bâqir, le 5ème Imâm. Ce dernier déconseille même à son frère Zayd ibn ‘Alî de participer ou de mener des troubles politiques.

Mohammad-Ali Amir-Moezzi souligne l’absence de participation politique des 4ème et 5ème Imâms :

« Le quatrième imâm ‘Alî Zayn al-‘Âbidîn (92 ou 95/711 ou 714) fut un des rares survivants du massacre de Karbalâ’ ; il mena à Médine toute une vie de piété et de retraite et ne paraît pas avoir causé la moindre gêne au pouvoir omeyyade. Les sources sunnites le décrivent avec la même vénération que les sources shî’ites. Les informations historiques à son sujet sont très maigres, les sources se bornant à rapporter ses propos pieux ou à vénérer sa piété et son ascèse exemplaires.  Il semble néanmoins avoir cherché à calmer les shî’ites, sans doute révoltés après le drame de Karbalâ’ et apaiser peut-être dans une certaine mesure leurs adversaires, en citant parmi ses sources en hadîth des personnalités sunnites comme ‘AbdAllâh b. ‘Abbâs ou même ‘Â’isha, l’ennemie acharnée de son grand-père ‘Alî dans la bataille du Chameau (36/656) et la femme « maudite » par les shî’ites. »

Quant au 5ème Imâm, il poursuit :

« Le cinquième imâm Muhammad al-Bâqir (m. vers 119/737) est caractérisé par sa piété, sa science religieuse et son enseignement à caractère ésotérique ; il n’eut aucune activité politique et bien que ce fût vers la fin de son imâmat qu’éclata la révolte de son demi-frère Zayd (l’éponyme des shî’ites zaydites), il ne fit rien pour l’aider dans sa tentative. »[11]

III – La célébration d’Ashûrâ’, un marqueur témoignant des relations entre les chiites et les pouvoirs successifs

Dans cette troisième partie, nous allons étudier la commémoration du martyre de Husayn lors de la célébration d’Ashûrâ’ et nous constaterons le lien étroit qui existe entre sa célébration et les différents pouvoirs politiques qui se sont succédés. Bien que dans les premières années qui succédèrent le massacre seule la parenté des victimes exprimait son deuil, les grands poètes arabes de l’époque la visitaient tout de même et écrivaient des vers dédiés à Husayn et ses compagnons, poèmes qui constitueront les premiers éléments des majâlis al-ta’ziya, les séances de deuil. Par la suite, l’autorisation des commémorations va dépendre des pouvoirs successifs, selon qu’ils soient sunnites, chiites, pro-chiites, anti-chiites ou neutres.

A) La célébration d’Ashûrâ’ sous les califats omeyade et abbaside

Le califat omeyade interdit ces célébrations et place des gardiens devant le mausolée de Karbalâ pour chasser les pèlerins dont la désobéissance pouvait être sanctionnée d’une exécution.

Les Abbassides succèdent aux Omeyades en 132/750. Plus favorables aux chiites en raison de leur concours pour renverser les Omeyades, ils levèrent les interdictions qui furent rétablies selon la position des califes à leur encontre.

Cependant, le mausolée abritant le tombeau de Husayn fut détruit une première fois par le calife Harûn al-Rashîd (170-194/786-809). Détruit à nouveau sous le règne du calife al-Mutawakkil (233-247/847-861), il n’est reconstruit qu’en 248/862 par le calife al-Muntasir. Détruit une troisième fois en 273/886, il est rebâti en 283-284/896-897.

La dynastie bouyide règne depuis 945 sur la Perse et l’Irak-Adjémi. Chiite, elle favorise les siens : le vizir perse Mu’izz al-Dawla al-Buwayhî, converti au chiisme, est le premier à organiser officiellement des cérémonies ; la première eut lieu à Bagdad le 10 Muharram 352/963 et vit la formation du cortège de deuil qui deviendra dès lors définitif. Jusque-là clandestin et limité en raison de la répression religieuse et politique du califat abbasside sunnite, la célébration d’Ashûrâ’ devient libre.

Toutefois, des réactions sunnites émergent. Divers sanctuaires, dont le mausolée de Husayn à Karbalâ’, furent incendiés par des Hanbalites en 407/1016. Considérant la célébration d’Ashûrâ’ comme une hérésie, sa célébration par les chiites donne lieu à des contre-célébrations sunnites célébrant leurs héros tel Mus’ab ibn Zubayr. Organisées huit jour après ‘Ashûrâ’, certains les considèrent comme des parodies destinées à railler les chiites. Les affrontements entre les deux communautés deviennent de plus en plus fréquents et dégénèrent même en batailles rangées entre quartiers bagdadis en 441/1049.

B) La célébration d’Ashûrâ’ sous le califat seldjoukide

La chute des Bouyides en 447/1055 diminue l’influence chiite, dont les rites sont de moins en moins célébrés. Le décret du calife du Qâdiriyya au début du 11ème siècle restreint les célébrations : les chroniqueurs arabes ne les mentionnent que très rarement à partir de 1053.

L’apparition des Seldjoukides aggrave la situation des chiites : foncièrement sunnites, ces derniers leur déclare la guerre et interdisent en 448/1057 les célébrations d’Ashûrâ’, déclarées contraires à la religion. Dès lors, les majâlis al-ta’ziya deviennent privés, voire secrets.

C) La célébration d’Ashûrâ’ sous la période mongole

La présence des Mongols sur le plateau iranien est actée à partir de 618/1221 et constitue une menace pour leurs ennemis abbassides alors en position de faiblesse. Son dernier calife, al-Musta’sim (640-655/1242-1258), refuse leur alliance pour venir à bout des Ismaéliens situés à Alamût, en Iran. Usitant ce prétexte, Houlagou, le petit-fils de Gengis Khan, attaque l’Irak et s’empare de Bagdad en 655/1258. Le calife est exécuté et le califat abbasside s’effondre.

Les historiens sunnites accusent les chiites d’être coupable de connivence et d’intelligence avec les Mongols dans le but de renverser le califat abbasside. Le théologien Nâsir al-Dîn al-Tûsî et le vizir Ibn al-‘Alqanî sont les principaux accusés.

La domination des Mongols permet aux chiites de profiter d’une certaine accalmie et de la protection des Mongols Îlkhâns. En témoigne le règne de Uljaytû : îlkhân d’abord chrétien avant de devenir bouddhiste, il succède à son frère Ghâzân Khân sous le nom islamique de Muhammad Khadhâbandah en 703/1304. Le théologien chiite al-Hillî l’accompagne dans son enseignement spirituel et le nouveau souverain se convertit au Chiisme en 1309-1310 après un pèlerinage à Najaf. Le Chiisme devient alors la religion d’état et son précepteur est chargé de propager la nouvelle foi officielle. Cependant, sous son règne qui s’achève en 717/1317, de violentes oppositions émanent des sunnites bagdadis et les graves désordres qui en découlent conduisent le pays au bord de la guerre civile.

D) La célébration d’Ashûrâ’ sous le règne des Safavides et des Ottomans

Au début du 16ème siècle, les Safavides prennent le pouvoir en Iran. Le jeune Shâh Isma’îl (1487-1524) proclame le Chiisme religion d’état lors de son accession au trône en 1501. Les cérémonies sont rétablies et le nouveau pouvoir les utilise à des fins politiques, dans l’objectif d’assurer l’hégémonie du royaume et d’étendre son pouvoir en rassemblant les chiites.

Isma’îl Shâh conquiert Bagdad en 1508, provoquant un regain de faveur parmi la population chiite qui durera jusqu’à l’invasion des Ottomans en 1534. Dès lors, l’Irak devient une province de l’empire ottoman et un décret interdit la commémoration du martyr de Husayn. Dans la réalité, son application n’est pas toujours respectée et les cérémonies se poursuivent.

E) La célébration d’Ashûrâ’ au 19ème siècle

Le 22 avril 1802 survient un drame à Karbalâ : les Wahhabites surviennent et dévastent la ville avant de piller et incendier le mausolée, non sans avoir détruit la tombe de Husayn et massacré les pèlerins présents. S’ensuivent les attaques de Najaf et Bassorah. Devant l’émoi suscité et l’impact des plus importants pour la population chiite d’Irak, les discours des orateurs et les vers des poètes s’enflamment, n’hésitant pas pour certains à comparer cet évènement avec le drame de Karbalâ’ lui-même.

Dâwûd Pacha, gouverneur ottoman d’Irak de 1817 à 1831, se distinguera par son zèle à l’encontre des chiites, dont les cérémonies utilisées par les Perses contre les Ottomans seront organisées dans les caves. Son successeur ‘Alî-Ridâ Pacha va mener une politique inverse en permettant le développement progressif des cérémonies. Lui-même Bektâshî, branche soufie se rattachant au Chiisme, il prône une politique de tolérance et assiste même le 21 mars 1832 à une cérémonie organisée par une famille.

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, nombreux sont les voyageurs à décrire des cérémonies à Karbalâ’ et Najaf, à l’image du soufi iranien Hadji Bîrzâdah qui visite Najaf en 1887. Il décrit des cérémonies célébrées dans les maisons, les mosquées, les mausolées et les écoles coraniques et variant selon les ethnies, les origines et les classes sociales des participants[12].

Les cérémonies seront tolérées sous les différents gouvernorats, à l’exception de celui de Midhat Pacha entre 1868 et 1871, qui tentera de les interdire en 1869.

F) La célébration d’Ashûrâ’ au 20ème siècle

Au début du 20ème siècle, les cérémonies commémoratives d’Ashûrâ’ sont bien établies et revêtent un aspect folklorique et populaire, dont les cortèges prennent des formes et des compositions presque définitives. Parallèlement aux majâlîs al-ta’ziya se développent les cortèges de flagellation à l’aide de chaînes et les tashâbîh, les représentations théâtrales.

En 1917, l’Irak est occupé par les Anglais qui mènent une politique de sympathie vis-à-vis de la population en encourageant les cortèges qui demeurent toutefois sous leur contrôle. Le royaume d’Irak est fondé en 1921 et son nouveau gouvernement proclame le 10 Muharram comme jour férié. Les cérémonies sont autorisées et le souverain Faysal 1er accorde une aide financière et matérielle pour l’organisation des cortèges et en organise même en son nom et à ses frais. Il assiste également aux célébrations et au tashâbîh. Cette politique de tolérance n’empêche cependant pas des affrontements entre participants et forces de l’ordre à Kâzimiyya en 1928.

A partir des années 1950, les autorités irakiennes imposent des restrictions, en particulier aux cortèges de tatbîr, dans lequel les participants se frappent la tête avec des sabres.

Le 14 juillet 1958, la République irakienne est instaurée suite à la Révolution. Le Premier ministre sunnite ‘Abd al-Karîm Qasim interdit le tatbîr tandis que le président lui aussi sunnite ‘Abd al-Salâm ‘Arif qui lui succède en 1963 essaye d’interdire l’ensemble des cortèges. Pourtant, les commémorations se développent et se répandent de manière très importante dans les années 1960 et 1970, années au cours desquelles sont expulsés en Iran 60 000 chiites d’origine iranienne. Les cérémonies se développent et se transforment en mouvements populaires que le gouvernement tente de contrôler. Servant de tribunes politiques contre le pouvoir depuis la fin des années 1960, les autorités tentent de les exploiter afin de servir sa propagande en obligeant en 1975 les orateurs et les poètes à prêter allégeance et à introduire dans leurs discours certains principes du parti Ba’th.

Dans les années 1980, les contraintes deviennent plus répressives, en raison notamment de la guerre entre l’Iran et l’Irak, durant laquelle toutes les célébrations sont interdites.

Conclusion

Depuis la chute de Sadam Hussein en 2003, les cérémonies de commémoration du deuil de Husayn sont reprises avec une importance et une ferveur jamais égalée auparavant.

Nous avons constaté au cours de ce travail que le martyr de Husayn revêtit une symbolique politique qui a bien souvent occulté les fondements spirituels du Chiisme. Il puise son origine dans un différend politique et une séparation des musulmans en deux camps dont les affrontements au cours des premiers temps de l’Islam ont envenimé les relations. Nous pouvons conclure que le problème est à l’origine d’ordre politique. Concernant sa célébration, celle-ci est devenue politique selon que les gouvernements successifs étaient sunnites, chiites, pro-chiites, anti-chiites ou neutres.

Cependant, le Chiisme ne se résume pas à une simple branche politique de l’Islam : en témoigne le travail de Henry Corbin qui développa tout au long de son œuvre l’aspect spirituel et philosophique du Chiisme, spiritualité à part entière[13]. Toutefois, nous avons constaté que l’expression publique du deuil de Husayn revêt un aspect politique en raison premièrement de l’histoire et des conditions de son martyre et deuxièmement de l’utilisation qui en fut faîte par les pouvoirs en place ; tantôt un moyen de propagande chiite comme cela fut le cas pour les Safavides, tantôt une source de ralliement sunnite dirigée contre les chiites considérés comme hérétique, comme en témoigne l’attitude des souverains seldjoukides.

Bibliographie

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[1] AL-YA’QÛBÎ, Ahmad b. Ishâq, Târîkh al-Ya’qûbî, éd. Khalîl al-Mansûr, Beyrouth, 2002, II, p. 76.

[2] IBN AL-MAGHÂZILÎ, Abû l-Hasan ‘Alî, Manâqib ‘Alî b. Abî Tâlib, éd. Muhammad Bâqir al-Bahbûdî, Téhéran, 1974, p. 235.

[3] WIET, Gaston, Grandeur de l’Islam, éd. Kontre Kulture, 2014, p. 66-68.

[4] AL-BALÂDHURÎ, Ahmad b. Yahyâ, Ansâb al-ashrâf, éd. S. Zakkâr et R. Zarkilî, Beyrouth, 1996, III, p. 295.

[5] AL-MAS’ÛDÎ, Abû l-Hasan ‘Alî, Murûj al-dhahab wa ma’âdin al-jawhar, éd. Yûsif As’ad Dâghir, Beyrouth, 1965, II, p.57-58.

[6] AL-TABARÎ, Muhammad b. Jarîr, Târîkh al-rusul wa-l-mulûk, éd. Muhammad Abû l-Fadl Ibrâhîm, Le Caire, 1962, V, p. 381.

[7] AL-MUFÎD, Abû ‘Abdallâh Muhammad, al-Irshâd, Najaf, al-Haydariyya, 1962, p. 197.

[8] AL-BALÂDHURÎ, Ahmad b. Yahyâ, op. cit., III, p.411.

[9] AL-BALÂDHURÎ, Ahmad b. Yahyâ, op. cit., III, p. 415.

[10] AL-TABARÎ, Muhammad b. Jarîr, op. cit., VI, p. 16.

[11] AMIR-MOEZZI, Mohammad-Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Paris, éd. Verdier, 2007, p. 161-162.

[12] BÎRZÂDAH, Hâdjî, Safarnâmah hâdjî Bîrzâdah, Téhéran, 1963, I, p. 350 ; cité par AL-HAYDARÎ Ibrâhîm, Trâjîdiyâ Karbalâ’ : sûsyûlûjîyâ al-khitâb al-shî’î, Beyrouth, 1999, p. 66.

[13] CORBIN, Henry, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, tome 1 Le Shî’isme duodécimain, Paris, éd. Gallimard, col. Tel, 1991.

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Histoire

La Banque impériale de Perse et l’appropriation des richesses iraniennes par le baron de Reuter

par Morgan Lotz

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Bien que les très importantes concessions accordées au baron de Reuter par Nâsseraddine Shâh en 1872 soient annulées l’année suivante au motif de la non-initiation par le baron du projet ferroviaire sous les 15 mois prévus, ces derniers s’accordent tout de même en 1885 sur l’octroi d’une nouvelle concession à l’homme d’affaire britannique, cette fois-ci dans le domaine bancaire. Reuter souhaitait plus que tout obtenir sa concession dans le but de construire le réseau de chemin de fer iranien ; de plus, cette première concession lui accordait également le monopole des services bancaires pour une durée de soixante années. D’abord dissimulée au gouvernement britannique jusqu’au dernier instant, elle alarme les gouvernements britanniques et russe lorsqu’elle est connue. Pour les Iraniens, elle représente l’appropriation de leurs ressources par un étranger et la trahison du shâh, tandis que les Russes ressentent la rivalité britannique contre leurs intérêts en Iran.

La Banque impériale de Perse, en persan Bânk-é Shâhanshâhi-yé Irân, voit le jour en 1889 lorsque Reuter, ayant ardemment poursuivit ses efforts pour s’approprier les ressources iraniennes, obtient les droits bancaires et miniers en exclusivité pour soixante années sur la base de la concession de 1872. Cette seconde concession, certes moins avantageuse que la première, fut fermement soutenue par le ministre britannique Henry Drummond Wolff[1]. L’Imperial Bank of Persiaest la première banque moderne d’Iran, introduisant les idées bancaires européennes inconnues auparavant. L’Islam interdisant la pratique de l’usure, les prêts d’argent se réalisaient auprès des prêteurs juifs, semblablement à ce qui fut pratiqué dans le monde chrétien pendant de nombreux siècles. L’argent iranien circule à cette époque sous la forme de pièces d’or ou d’argent et les Iraniens hésitent à renoncer aux pièces pour l’utilisation du papier monnaie ; ainsi, les Juifs conserveront leur influence après l’établissement de ce nouveau système bancaire.

Détenant le quasi-monopole des opérations bancaires dans le pays, cette banque fonctionne comme banque d’Etat et banque d’émission jusqu’en 1928, disposant du droit exclusif d’émission des billets et d’un statut fiscal d’exonération pendant soixante ans. Bien que ses activités aient principalement lieu à Téhéran et dans d’autres pays de la région, son centre juridique est basé à Londres et la banque est soumise au droit britannique. Principalement financée par Glyn, Mills & Co.[2], J. Henry Schröder & Co.[3] et David Sassoon & Co.[4],elle est d’ailleurs très rapidement introduite en bourse à Londres.

Contrairement à la Banque impériale ottomane, dont la propriété est partagée entre britanniques, français et turcs, les directeurs des établissements de l’Imperial Bank of Persiasont des Européens. Son premier président, sir William Keswick[5] et son premier propriétaire, Joseph Rabino, un Londonien d’origine juive italienne ayant passé dix-huit ans en Iran, vont très rapidement déterminer la réputation de la banque : l’octroi de prêts au shâh entre 1892 et 1911 garantis par les droits de douanes des ports iraniens vont provoquer une levée de bouclier des nationalistes devant ce qu’ils considèrent comme une captation des ressources économiques iraniennes.La banque est autorisée à dissimuler ses bénéfices à travers des virements en direction de comptes tenus secrets afin de constituer une réserve intérieure. En réalité, entre 1890 et 1952 les bénéfices réels de l’Imperial Bank or Persiasont deux fois plus importants que les chiffres officiellement publiés. De plus, l’établissement bancaire mobilise l’épargne des Iraniens afin de financer des crédits majoritairement accordés aux ressortissants européens et dont l’investissement permet de financer entre autre l’exportation d’opium iranien. C’est par exemple le cas, en 1927, où 80% des prêts accordés à Shirâz, Ispahân et Boushehr servaient à financer le commerce de la belle brune des poètes.

De plus, l’Imperial Bankest connue pour son trafic d’influence et d’intérêt, en témoigne l’exemple de son très stratégique contact à Téhéran, Sir Albert Houtum-Schindler[6], dont la réputation fait de lui le personnage la mieux informée parmi les Européens présents en Iran. Très apprécié par le ministre britannique Wolff, ce dernier demande au ministère anglais des Affaires étrangères de l’embaucher à la légation, sans succès ; c’est finalement Reuter qui l’emploiera avec Rabino. En 1929, la banque détiendra vingt-cinq succursales en Iran, trois en Irak, et une en Inde.

L’Imperial Bankfut très fortement critiquée par les gouvernements nationalistes qui se succédèrent entre 1928 et 1952 : elle est considérée comme un agent de l’impérialisme britannique en raison notamment des intérêts diplomatiques britanniques qu’elle privilégia au détriment des Iraniens durant les deux conflits mondiaux, de même que son utilisation des épargnes iraniennes au profit des Britanniques durant ses années d’activité. La création en 1928 de la Bank Melli (« Banque nationale »), sous contrôle iranien, conduit l’Imperial Bankà renoncer en 1933 à son pouvoir d’émission de la monnaie papier. Ne détenant plus que 9% des dépôts bancaires iraniens en 1939, elle est cependant obligée de vendre la moitié de ses succursales iraniennes, ce déclin avantageant la Bank Melli.

Bien que les activités de la banque dans le commerce extérieur déclinent au cours de cette décennie dans le domaine des accords de troc et des contrôles de changes, elle poursuit tout de même son développement au Koweït, à Dubaï, en Arabie Saoudite et dans le sultanat d’Oman durant les années 1940 et 1950. Par la suite renommée British Bank of the Middle East, elle se retire d’Iran en 1952. Toutes ses activités seront transférées à la banque Tedjarat après révolution de 1979. Devenue HSBC Bank Middle Eastdepuis son acquisition par HSBC, elle est aujourd’hui la plus grande banque internationale opérant au Moyen-Orient. In the late 1940s, the bank opened branches in the  , and was the first bank in Kuwait, Dubai and Oman.


[1] Henry Drummond Wolff (1830-1908), issus d’une famille juive, fut notamment ministre de l’Iran. Il poussera par la suite Nâsseraddine Shâh à accorder à son ami le major Talbot la concession du tabac.

[2] Banque privée londonienne fondée en 1753 et incorporé à la Royal Bank of Scotland en 1969.

[3] Société de gestion d’actifs multinationale fondée en 1804 et qui existe toujours aujourd’hui.

[4] Société commerciale fondée à Bombay en 1832 par David Sassoon (1792-1864), ancien trésorier juif de Baghdâd de 1817 à 1829.

[5] Sir William Keswick (1834-1912), fut un homme politique et un homme d’affaire britannique.

[6] Albert Houtum-Schindler (né aux Pays-Bas ou en Allemagne le 24 septembre 1846 et décédé à Fenstanton, en Angleterre le 15 juin 1916) fut recruté en 1868, après une formation en ingénierie suivie à l’université de Leipzig, par le service de télégraphie indo-européen. Il devient en huit années son inspecteur général avant d’être élevé au grade de général à titre honorifique dans l’armée iranienne. C’est en 1889 qu’il est recruté par l’Imperial Bank, fort de son expérience de directeur des mines de turquoise du Khorassan depuis 1882. Egalement nommé par la banque inspecteur général de la Persian Bank Mining Rights Corporation, il est licencié en 1894 suite à un échec imputé à sa gestion. En 1896, il rejoint le Département du contrôle des affaires étrangères où son poste de directeur le conduit à conseiller le gouvernement iranien. Il achève sa carrière en occupant la fonction de consul honoraire de Suède de 1902 à 1911, avant de rentrer en Angleterre où il mourra de la goutte quelques années plus tard. Sir Houtum-Schindler nous laisse un travail érudit concernant l’Iran qu’il parcourut dans un objectif scientifique : ses données accumulées lui permirent la rédaction de nombreux articles de référence, notamment publiés en 1911 dans l’Encyclopædia Britannica.

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La concession de D’Arcy

par Morgan Lotz

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Différentes recherches menées dans les années 1890 affirmant le potentiel pétrolifère de l’Iran et une rencontre avec Antoine Ketâbshi Khân, alors commissaire général perse de l’Exposition universelle de Paris en 1900 et ami proche du Premier ministre Amîn-al-Soltân, poussèrent d’Arcy à développer ses investissements dans ce domaine. Aussi prit-il l’initiative d’envoyer à Téhéran des émissaires chargés de négocier en son nom l’acquisition d’une concession, en collaboration avec les réseaux d’influence de Ketâbshi Khân et le soutien de Sir Drumond Wolff. Bien que les travaux de Jacques de Morgan[1] expliquaient la présence de ressources pétrolières dans le sud-ouest de l’Iran, nombre d’investisseurs se montrèrent réticents en raison de l’annulation de la concession de Reuter et de son échec concernant la Persian Bank Mining Rights Corporation, ainsi que de l’escroquerie de la loterie nationale perse[2].

Après une rencontre entre Ketâbshi Khân et d’Arcy à Paris le 8 janvier 1901, l’homme d’affaire britannique, convaincu par son interlocuteur, accepte de négocier une concession excluant les provinces frontalières avec la Russie. D’Arcy envoie son représentant Alfred Marriot rencontrer à Téhéran le ministre britannique Sir Arthur Hardinge[3] avec qui débutent les négociations le 16 avril 1901, dans une période où s’affrontent les rivalités russes et britanniques pour définitivement s’assurer leurs intérêts stratégiques et économiques, les Britanniques voyant dans l’influence russe une menace directe à l’encontre de ses intérêts indiens qui, rappelons-le, s’étendent à l’époque sur une région comprenant l’actuel Pakistan. L’éventuelle attribution d’une concession à d’Arcy obtient immédiatement le soutien du gouvernement anglais qui y voit une possibilité de rééquilibrer en leur faveur l’influence de la Grande-Bretagne dans la région. Découvrant les négociations en cours entre le souverain iranien et les représentants de D’Arcy, le gouvernement russe tente de les enrayer sans parvenir tout au plus à les embarrasser, D’Arcy ayant alloué au shâh 5 000 livres supplémentaires en échange de la concession.

Mozaffaraldin Shâh signe l’acte de concession le 28 mai 1901, octroyant ainsi à D’Arcy pour une période comprenant soixante années les droits exclusifs en matière de prospection, d’exploration, d’exploitation, de transports et de vente du gaz, du pétrole, de l’asphalte et des différentes cires minérales comme l’ozokérite, en l’échange sous un délai d’un mois de 20 000 livres en monnaie fiduciaire, 20 000 livres en actions et 16% des bénéfices nets de la société d’exploitation. Cependant, les cinq provinces situées dans le nord de l’Iran ne furent pas comprises dans l’accord en raison de leurs frontières avec l’Empire russe. De plus, la concession lui octroyait également le droit d’installer un oléoduc rejoignant les côtes du Golfe persique afin de desservir les raffineries qu’il était autorisé à construire. Les Russes manifestèrent leur opposition à cette close, réduisant conséquemment la valeur des concessions pétrolières qu’ils espéraient obtenir dans le nord de l’Iran. Le gouvernement iranien se réservait pour sa part la nomination d’un commissaire impérial en charge de veiller à la sauvegarde des intérêts iraniens au sein de la société que d’Arcy avait l’obligation de créer dans les deux ans s’il ne voulait pas voir sa concession annulée – la First Exploitation Company voit le jour en 1903. Enfin, la concession prévoyait l’exemption de taxes et de droits sur toutes les exportations et importations jusqu’à son expiration qui verrait la totalité des actifs revenir à l’Etat iranien sans indemnités versées au concessionnaire. The concession was to become void if D’Arcy had not established within two years a company or several companies.

Une équipe constituée d’Alfred Marriot, du docteur M. Y. Young et de Georges Reynolds, un spécialiste des forages pétroliers,  fut envoyée à Qasr-é Shirin, dans la province de Kermânshâh, un territoire aux conditions difficiles où de nombreuses tribus refusaient l’autorité royale et dont l’infrastructure routière quasi inexistante compliquait le transport de matériel depuis les ports du Khouzistân, situés à près de 500 kilomètres. La population locale est en cette époque fort peu encline à accueillir la présence d’étrangers et nombres de sectes shî’ites dominent encore la zone, échappant au contrôle des autorités centrales de Téhéran. Retardée par des problèmes d’organisation en raison d’une situation géographique compliquée en transportant le matériel de forage le plus souvent à dos de mulet pour franchir les montagnes, l’équipe de D’Arcy ne peut débuter son premier forage qu’à la fin de l’année 1902 dans des conditions complexes ; les pannes dû aux grosses chaleurs – la température peut atteindre les 48 degrés Celsius – et l’approvisionnement parfois impossible en raison du terrain perturbaient le déroulement des opérations de forage. Le financement ne tarda pas à manquer : les 160 000 livres déjà dépensées ne suffisaient plus et D’Arcy se vit contraint d’avancer à nouveau 120 000 livres pour financer une station de forage qui ne lui rapporta pratiquement pas de pétrole en 1903. Dès lors, il demande à l’Amirauté britannique un prêt qui lui est refusé ; en effet, le pétrole n’est en cette période pas encore considéré comme une ressource essentielle. Ses dépenses avoisinent en 1905 les 225 000 livres, le forçant à hypothéqué ses avoirs australiens.

Le début de l’année 1904 devient finalement plus propice : le puits de Qasr-é Shirin permet une production d’environ 750 litres par jour, ce qui ne suffit toujours pas à rentabiliser les coûts d’une telle entreprise. À la recherche d’investisseurs, notamment auprès de la famille Rothschild en France à qui il tente de vendre la concession, D’Arcy est finalement contacté par l’Amirauté qui avait reconsidéré sa demande de financement et craignait une perte de la concession au profit de puissances étrangères, notamment la Russie ou la France. Jouant les entremetteurs, elle met d’Arcy en contact avec la British Burmah Oil Company : les deux entreprises associées forment en 1905 le Concessions Syndicate Ltd., renommé plus tard la Anglo-Persian Oil Company. Le financement nécessaire est maintenant prit en charge par les nouveaux investisseurs et de nouveaux forages sont entrepris dans le nord d’Ahvâz à Masdjed-é Soleymân en janvier 1908, après l’abandon des deux premiers puits. Les conditions ne furent guère plus rassurantes, l’eau potable ayant rendu malades l’ensemble de l’expédition et le directeur des forages Reynolds devant même verser une redevance aux tribus locales s’il souhaitait poursuivre son travail.

Alors qu’en mai 1908 les nouveaux forages ne donnent rien et que l’entreprise est au bord de la faillite, un réservoir fut percé le 26, quelques jours seulement après que Reynolds ai reçu un télégramme lui ordonnant la fermeture du site et le licenciement du personnel, auquel il rechignait à obéir. Dès lors, les quantités de pétrole exploitables deviennent rentables et les bénéfices s’envolent dans les mois qui suivent.

L’Anglo-Persian Oil Companyest créée en 1909 suite à la décision de Burmah Oil de créer une nouvelle structure plus à même de gérer une exploitation désormais sans cesse en développement – le premier oléoduc reliant Abâdân à une raffinerie est inauguré en 1911 – et dont la vente des actions publiques permet son entrée en bourse. La nouvelle société détient les droits du Concessions Syndicate Ltd., qui verse à d’Arcy une indemnité couvrant l’ensemble de ses investissements et le nomme administrateur, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1917, indépendamment de l’acquisition trois ans plus tôt de plus de la moitié des capitaux par le gouvernement britannique, qui lui versera 900 000 livres d’actions.

Voici le texte de la concession accordée à d’Arcy :

« Entre le gouvernement de Sa Majesté impériale le Shah de Perse, d’une part, et William Knox D’Arcy, de moyens indépendants, résidant à Londres au n ° 42, Grosvenor Square (ci-après dénommé « le concessionnaire »), d’autre part ;

Par ces présents, ce qui suit a été convenu et arrangé:

Article 1 : Le Gouvernement de Sa Majesté impériale le Shâh accorde au concessionnaire par ceux-ci un privilège spécial et exclusif pour rechercher, obtenir, exploiter, développer, rendre apte au commerce, emporter et vendre du gaz naturel, du pétrole, de l’asphalte et de l’ozokérite partout toute l’étendue de l’empire perse pour une durée de soixante ans à compter de la date de ces présents.

Article 2 : Ce privilège comprend le droit exclusif de poser les pipelines nécessaires depuis les gisements où se trouve un ou plusieurs desdits produits jusqu’au golfe Persique, ainsi que les succursales de distribution nécessaires. Il comprend également le droit de construire et d’entretenir tous les puits, réservoirs, stations, services de pompage, services d’accumulation et de distribution, usines et autres travaux et arrangements qui peuvent être jugés nécessaires.

Article 3 : Le Gouvernement impérial perse concède à titre gratuit au concessionnaire tous les terrains non cultivés appartenant à l’État que les ingénieurs du concessionnaire peuvent juger nécessaires à la construction de tout ou partie des ouvrages susmentionnés. Quant aux terres cultivées appartenant à l’État, le concessionnaire doit les acheter au prix juste et actuel de la province.

Le gouvernement accorde également au concessionnaire le droit d’acquérir tous les terrains et constructions nécessaires à cette fin, avec le consentement des propriétaires, aux conditions qui peuvent être convenues entre lui et eux sans qu’ils soient autorisés à faire des demandes d’une nature à majorer les prix ordinairement en vigueur pour les terrains situés dans leurs localités respectives.

Les lieux saints avec toutes leurs dépendances dans un rayon de 200 archines perses sont formellement exclus.

Article 4 : Étant donné que trois mines de pétrole situées à Schouster, Kassre-Chirine, dans la province de Kermanschah, et Daleki, près de Bouchir, sont actuellement louées à des particuliers et génèrent un revenu annuel de deux mille tomans au profit du gouvernement, il a été convenu que les trois mines susmentionnées seront incluses dans l’acte de concession conformément à l’article 1, à condition qu’au-delà des 16% mentionnés à l’article 10, le concessionnaire paie chaque année la somme fixe de 2 000 (deux mille) tomans au gouvernement impérial.

Article 5 :Le tracé des pipelines sera fixé par le concessionnaire et ses ingénieurs.

Article 6 : Nonobstant ce qui est énoncé ci-dessus, le privilège accordé par ces présents ne s’étendra pas aux provinces d’Azerbadjan, Gilan, Mazandaran, Asdrabad et Khorassan, mais à la condition expresse que le gouvernement impérial perse n’accorde à aucun autre personne le droit de construire une canalisation vers les rivières sud ou vers la côte sud de la Perse.

Article 7 : Tous les terrains concédés par ces présents au concessionnaire ou qui peuvent être acquis par lui de la manière prévue aux articles 3 et 4 des présents présents, ainsi que tous les produits exportés, seront exempts de tous impôts et taxes pendant la durée de la présente concession. Tous les matériaux et appareils nécessaires à l’exploration, à l’exploitation et à la mise en valeur des gisements, ainsi qu’à la construction et à la mise en valeur des pipelines, entreront en Perse en franchise de toutes taxes et droits de douane.

Article 8 : Le concessionnaire enverra immédiatement en Perse et à ses frais un ou plusieurs experts en vue de leur exploration de la région où il existe, selon lui, lesdits produits, et en cas de rapport du l’expert étant de l’avis du concessionnaire de nature satisfaisante, ce dernier enverra immédiatement à la Perse et à ses frais tout le personnel technique nécessaire, avec les installations de travail et les machines nécessaires pour forer et creuser les puits et vérifier la valeur du bien .

Article 9 : Le Gouvernement impérial perse autorise le concessionnaire à fonder une ou plusieurs sociétés pour l’exploitation de la concession.

Les noms, « statuts » et capital desdites sociétés seront fixés par le concessionnaire, et les administrateurs seront choisis par lui à la condition expresse que, lors de la constitution de chaque société, le concessionnaire donnera officiellement notification de ces informations au gouvernement impérial, par l’intermédiaire du commissaire impérial, et transmettra les « statuts », avec des informations sur les lieux où cette société doit opérer. Cette société ou ces sociétés jouiront de tous les droits et privilèges accordés au concessionnaire, mais elles doivent assumer tous ses engagements et responsabilités.

Article 10 : Il est stipulé dans le contrat entre le concessionnaire, d’une part, et la société, d’autre part, que le latte est, dans le délai d’un mois à compter de la date de constitution de la première exploitation société, à payer au gouvernement impérial persan la somme de 20 000 livres sterling en espèces et une somme supplémentaire de 20 000 livres sterling en actions libérées de la première société fondée en vertu de l’article précédent. Il versera également audit gouvernement annuellement une somme égale à 16 pour cent des bénéfices nets annuels de toute société ou sociétés qui pourront être constituées conformément audit article.

Article 11 : Ledit gouvernement sera libre de nommer un commissaire impérial, qui sera consulté par le concessionnaire et les administrateurs des sociétés à constituer. Il fournit toutes les informations utiles dont il dispose et les informe de la meilleure voie à suivre dans l’intérêt de l’entreprise. Il établira, en accord avec le concessionnaire, la surveillance qu’il jugera utile pour sauvegarder les intérêts du gouvernement impérial.

Les pouvoirs susmentionnés du commissaire impérial seront énoncés dans les « statuts » des sociétés créées.

Le concessionnaire paiera au commissaire ainsi désigné une somme annuelle de 1 000 livres sterling pour ses services à compter de la date de constitution de la première société.

Article 12 : Les ouvriers employés au service de l’entreprise sont soumis à Sa Majesté Impériale le Shah, à l’exception du personnel technique, tels que les gérants, ingénieurs, foreurs et contremaîtres.

Article 13 : En tout lieu où il peut être prouvé que les habitants du pays se procurent désormais du pétrole pour leur propre usage, l’entreprise doit leur fournir gratuitement la quantité de pétrole qu’ils ont eux-mêmes obtenue auparavant. Cette quantité est fixée selon leurs propres déclarations, sous le contrôle de l’autorité locale.

Article 14 : Le Gouvernement impérial s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la réalisation de l’objet de cette concession de l’usine et des appareils dont il est fait mention, aux fins de l’engagement de l’entreprise et de protéger les représentants, agents et agents de l’entreprise. Le gouvernement impérial ayant ainsi rempli ses engagements, le concessionnaire et les sociétés qu’il a créées ne pourront, sous aucun prétexte, réclamer des dommages et intérêts au gouvernement perse.

Article 15 : À l’expiration du terme de la présente concession, tous les matériaux, bâtiments et appareils alors utilisés par la société pour l’exploitation de son industrie deviendront la propriété dudit gouvernement, et la société n’aura droit à aucune indemnité dans cette connexion.

Article 16 : Si, dans un délai de deux ans à compter de la date actuelle, le concessionnaire n’a pas établi les premières sociétés autorisées par l’article 9 du présent accord, la présente concession deviendra nulle et non avenue.

Article 17 :En cas de survenance entre les parties à la présente concession de tout différend relatif à son interprétation ou aux droits ou responsabilités de l’une ou l’autre des parties en résultant, ce différend ou cette différence sera soumis à deux des arbitres à Téhéran, dont l’un sera nommé par chacune des parties, et un arbitre qui sera nommé par les arbitres avant de procéder à l’arbitrage. La décision des arbitres ou, en cas de désaccord de ces derniers, celle de l’arbitre est définitive.

Article 18 :Le présent acte de concession, établi en double exemplaire, est rédigé en langue française et traduit en persan avec le même sens.

Mais, en cas de litige relatif à cette signification, le texte français prévaudra seul. »[4]


[1] Jacques Jean-Marie de Morgan (né à Huisseau-sur-Cosson le 3 juin 1857 et décédé à Marseille le 12 juin 1924) fut l’un des plus célèbres explorateurs français, spécialiste de l’Égypte et de l’Iran. Diplômé en 1882de l’École des mines, il débute sa carrière comme ingénieur des mines en Malaise de 1884 à 1885. Il part l’année suivante en Arménie pour diriger la mine de cuivre d’Akthala aux côtés du géologue français Maurice Chaper (1834-1896) qui le licenciera en 1888. Curieux de découvertes variées, il publie ses découvertes lors de son retour en France et succède à l’égyptologue Eugène Grébaut (1846-1915) comme directeur du Département des antiquités en Égypte, poste qu’il occupera entre 1892 et 1897 et marquera de sa découverte du trésor des princesses de la pyramide de Sésostris III en 1894. Nommé en 1897 délégué général du ministère de l’Instruction publique, il est chargé d’effectuer des fouilles archéologiques en Iran, notamment à Suse, où il découvre entre autres la stèle de Narâm Sin et le code de Hammourabi. Sa méthode de fouille est aujourd’hui remise en cause puisqu’il n’hésita pas à détruire les strates protohistoriques et les vestiges des bâtiments en se concentrant sur la recherche d’objets d’art ; en témoigne la citadelle de Suse qu’il fit construire selon l’architecture française à proximité du site archéologique avec les pierres issues de ce même site.

[2] L’escroquerie de la loterie nationale iranienne est due à Mirzâ Malkom Khân (1833-1908), diplomate arménien controversé et décrit comme corrompu qui se lia d’amitié avec Mirzâ Hossein Khân (1828-1881), nommé Premier ministre en 1871. Ce dernier le nomme conseiller et le charge de diverses tractations visant à attribuer des concessions aux Occidentaux, desquelles il tire d’importants bénéfices personnels. Envoyé en 1873 comme ministre à Londres dans le but de régler les problèmes liés à l’annulation de la concession de Reuter, il attire des investisseurs dans une concession créatrice d’une loterie nationale et des casinos en Iran, sachant que la concession avait d’ores et déjà été annulée. Cette malversation lui coûtera son poste diplomatique, sans l’empêcher de disparaître de la scène politique et de jouer un rôle lors la Révolution constitutionnelle.

[3] Sir Arthur Henry Hardinge (1859-1933) fut un diplomate britannique occupant le poste de ministre britannique en Perse entre 1900 et 1906.

[4] James Gelvin, Le Moyen-Orient moderne, New York : Oxford University Press, 2005 pp. 154-156.

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Ispahan, les mille et une merveilles d’Iran

Ispahan, les mille et une merveilles d’Iran est un merveilleux documentaire réalisé en 2018 par Négar Zoka pour la chaîne de télévision Arte dans sa série Invitation au voyage.

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L’Iran est une destination touristique riche en histoire et en patrimoine culturel. Mais l’une de ses villes les plus emblématiques est indéniablement Ispahan. Cette ville est riche en monuments historiques, en architecture, en art et en culture. Elle fut d’ailleurs un centre important de l’empire perse pendant plusieurs siècles.

Ispahan parmi les plus belles merveilles de l’Iran

Le documentaire Ispahan, les mille et une merveilles d’Iran nous permet de découvrir les trésors cachés de cette ville majestueuse. La caméra de Négar Zoka nous emmène à travers les rues pavées de la vieille ville, les places publiques, les jardins luxuriants, ainsi que les églises et les mosquées monumentales.

Ce film nous présente également certains des artisans locaux. Ceux-ci pratiquent encore des métiers traditionnels tels que la céramique, la calligraphie et bien d’autres encore. Ces artisans perpétuent des traditions anciennes de la région avec passion et dévouement. Ils créent ainsi des œuvres d’art exceptionnelles qui témoignent de la richesse culturelle de la ville.

Ce documentaire est également une invitation à découvrir l’incroyable patrimoine culturel de l’Iran. Il explore notamment un aspect souvent méconnu de l’histoire de cette région. Il nous offre une perspective unique sur les piliers qui ont façonné cette ville et nous permet de mieux comprendre la richesse culturelle de cette région.

Espahan, nesf-é djahân, « Ispahan, la moitié du monde »

Parmi les monuments les plus emblématiques d’Ispahan présentés dans le documentaire, il y a la célèbre place Naqsh-e Jahan, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette place majestueuse a été construite au XVIIème siècle et est entourée de bâtiments historiques tels que la mosquée du Shah, le palais Ali Qapu et le bazar d’Ispahan.

Le film se focalise également sur la mosquée Jameh, qui est l’une des plus anciennes mosquées de l’Iran. La mosquée a été érigée en 771 et a été agrandie à plusieurs reprises au cours des siècles. Les murs de la mosquée sont ornés de carreaux de céramique colorés. Ceux-ci reflètent les différentes influences culturelles présentes dans la ville à l’époque.

Ispahan figure parmi les plus belles merveilles d'Iran
La mosquée du Shah

En résumé, Ispahan, les mille et une merveilles d’Iran est un documentaire fascinant qui nous transporte vers un autre temps et un autre lieu. Les lieux visités par Négar Zoka dans ce film sont incroyablement beaux et riches en histoire. Ils offrent une immersion totale dans la culture et l’architecture de cette ville mythique.

En somme, Ispahan, les mille et une merveilles d’Iran représente une expérience fascinante qui nous invite à découvrir l’histoire et la beauté d’une ville étonnante. Les images sont incroyables, la narration puissante et la musique envoûtante. Ce documentaire est un véritable chef-d’œuvre cinématographique qui saura ravir tous les amateurs de culture et d’histoire.